Doolittle

Apprendre en jouant

Tout le monde cherche une école différente, plus libre et plus humaine. Carine, son mari et ses deux filles sont partis la trouver au bout du monde, à Bali. Ils en sont revenus avec un documentai­re, L’école sans murs, et la conviction que l'apprentiss­age

- texte & photos Carine Lefebvre Quennell, à Bali

Tout le monde cherche une école différente, plus libre et plus humaine. Carine, son mari et ses deux filles sont partis la trouver au bout du monde, à Bali. Ils en sont revenus avec un documentai­re, L’école sans murs, et la conviction que l'apprentiss­age doit aussi passer par le jeu…

Fin août 2013, le coup de foudre. Une dame en sarong nous fait signe, dans un grand sourire, que c'est tout droit. Elle a visiblemen­t l'habitude des parents perdus sur ces chemins sans le moindre panneau. Nous sommes en vacances en Indonésie : Alex mon mari, nos deux filles et moi. Après trois semaines sur l'île de Florès, nous passons par Bali avant de reprendre l'avion pour Paris. On nous a recommandé de faire un tour à la Green School, l'école internatio­nale élue “la plus écologique du monde”. Sans trop savoir ce qu'on va y trouver, on s'inscrit pour une visite, par simple curiosité. Le tour du campus est une succession de chocs, d'étonnement­s, et un immense coup de foudre. D'abord, le bâtiment principal baptisé “Heart of School”, une cathédrale, comme Chartres, mais en bambou : hallucinan­te de beauté, ouverte sur une nature luxuriante, odorante, sonore. Autour, des salles de classe ou plutôt des huttes, elles aussi en bambou. Partout, des enfants de tous âges, qui courent, qui jouent. Une étudiante nous embarque sur le campus, talonnée par Emma, notre aînée de 13 ans, qui veut tout savoir, qui la presse de questions. On parcourt des jardins potagers, on arrive en bas à la rivière, où des ados font les fous, on traverse un pont spectacula­ire, en bambou aussi. Au-delà, c'est carrément la jungle. Au bout de deux heures, nous repartons, sonnés. Il faut retourner à l'hôtel, faire nos bagages. Et là, dans la voiture, c'est Céleste, notre cadette de 11 ans à l'époque, qui dégaine la première : “Vous êtes pas cap’ de venir vivre ici !”

Février 2014, la décision

Quelques mois plus tard, en banlieue parisienne, on a réfléchi, et on a dit oui. On a dit oui pour un an. Comment résister à l'enthousias­me de nos filles, quand cela fait des années qu'elles traînent des pieds tous les matins, avec des cartables de 15 kilos sur le dos ? On a fait les démarches pour les inscrire à la Green School à la rentrée suivante. Six mois pour se préparer. On a mis notre maison en location, Alex a vendu ses parts de son agence de pub. Et moi qui réalise des films documentai­res pour la télévision, j'ai décidé d'embarquer ma caméra, même si a priori aucune chaîne ne peut avoir envie d'un film aussi personnel, sur une école alternativ­e baba-cool au bout du monde… Cet hiver-là, on a passé un week-end avec des copains en Normandie. Il y avait toute une brochette d'ados et pré-ados, les copains de mes filles. J'ai lancé la discussion : Sinon, comment ça va au collège ? “Nous, tout ce qu’on aime c’est le sport et l’art plastique !” “On est humiliés par les mauvaises notes dites à voix haute devant tout le monde !” “On a trop de devoirs, il faudrait se plaindre.” “On n’a pas le droit de jouer à chat dans la cour, pour pas se faire mal !” Ces mots, ce ras-le-bol exprimé par nos gamins, ont achevé de me convaincre. D'autant qu'il y a eu aussi autre chose. Céleste est rentrée un jour avec 250 lignes à copier : “Je me tiens

bien en classe.” On ne voulait plus de ça, des punitions, des interdicti­ons, des sept heures par jour assis droits comme des i. Mais cela ne nous a pas empêchés de stresser. Pendant mes nuits blanches avant le départ, je me disais : c'est étrange, on quitte tout pour ce haut lieu du développem­ent durable, ce temple du green, alors qu'on n'est même pas spécialeme­nt écolos ! Parce qu'en fait, ce qui nous a décidés, c'est de voir des enfants heureux d'aller à l'école, une chose qu'on pensait impossible.

Août 2014, Bali, enfin

Des amis nous emmènent à Roissy, tout le monde pleure, enfin surtout eux. Quinze heures plus tard, on est dans la moiteur balinaise, avec nos énormes valises. On s'installe dans les rizières, à 30 minutes de la Green School. Le premier jour arrive, ce moment dont mes filles rêvent depuis des mois. On se retrouve au milieu d'une foule qui danse en tongs, et j'ai de sérieux doutes. Si on avait fait une grave erreur ? On se croirait à Woodstock ! Il y a là au moins 300 familles, venues des quatre coins du monde, avec des enfants de 3 à 18 ans. Les réunions s'enchaînent, les profs se présentent, entre deux concerts de marimbas. Le programme est tellement différent : un mélange de Montessori, Steiner, les maths de Singapour, avec aussi beaucoup de sport, et de pauses pour jouer. Fondée en 2008, l'école se cherche encore, mais sa mission est ambitieuse : former les futurs leaders écologique­s, une génération capable de changer le monde. Rapidement, j'obtiens le droit de filmer, à raison d'une journée par semaine. En parcourant le campus si vaste et sauvage, écrasé de chaleur, je fais toutes sortes de découverte­s : c'est un laboratoir­e d'idées et de pratiques surprenant­es. D'abord la dimension de liberté et de jeu. Les élèves circulent à leur guise. Les classes n'ont pas de murs, ni aucun des autres bâtiments d'ailleurs : tout est ouvert. C'est une volonté délibérée : pour être mêlés à la nature, pour sentir la brise, pour entendre les oiseaux, pour que le regard ne s'arrête pas. Je repense à nos établissem­ents scolaires bétonnés, qui ont la fâcheuse tendance à ressembler à des prisons. Dans cette absence de limites physiques, dans cette sensation très concrète de liberté, je vois un symbole fort, et le titre de mon futur film : L’école sans murs. Bien sûr, il y a des horaires de classe, un emploi du temps, mais entre deux cours, pendant les récrés, et le temps du déjeuner, chacun fait ce qu'il veut. Partout, des petits groupes jouent. Sur le terrain de foot bien sûr, mais aussi dans le coeur de l'école, ou sur les chemins alentours. Le repas – uniquement de la nourriture locale – est disposé dans ce fameux “Heart of school”, les enfants se servent et partent où ils veulent avec leur assiette (en bambou elle aussi, évidemment). Ils peuvent aller au bord de la rivière, ou rejoindre un groupe d'amis n'importe où sur le campus, rien n'est formalisé. Les jeudis midi, des micros sont installés, à dispositio­n : qui veut, profs, élèves, peut chanter, jouer de la guitare ou déclamer des poèmes devant un public improvisé. Après les cours, beaucoup d'enfants restent encore et continuent leurs jeux. Avec des balançoire­s, des cordes accrochées çà et là, des lianes façon Tarzan… Ils ne sont pas spécialeme­nt surveillés, mais les adultes ne sont jamais loin. Assez vite, je vois que cette promesse de bonheur se réalise. Mes filles s'éclatent. Elles vont à l'école en sifflotant, avec une sorte d'insoucianc­e, tout en étant impliquées dans des tas de projets. Dans leur sac, un ordinateur portable et une gourde d'eau. Elles choisissen­t leurs cours, toutes les 6 semaines, parmi toutes sortes d'activités : comédie musicale, exploratio­ns dans la jungle, yoga, permacultu­re, percussion­s, arts martiaux dans la boue… Bien sûr, il y a les fondamenta­ux, littératur­e, sciences, mais là aussi, on retrouve cette notion de plaisir et de jeu. En math, par exemple. Le prof, Jesse Driver, m'explique qu'il veut une classe vivante, qui bouge. Personne n'est assis, ça circule, ça discute. Il travaille sur l'imaginaire, invente des mondes fantastiqu­es : “Je veux que les élèves utilisent les fractions pour fabriquer des potions magiques, le calcul des angles pour localiser la base secrète des lutins…” Et il est

Assez vite, je vois que cette promesse de bonheur se réalise. Mes filles s'éclatent. Elles vont à l'école en sifflotant, avec une sorte d'insoucianc­e, tout en étant impliquées dans des tas de projets. Dans leur sac, un ordinateur portable et une gourde d'eau.

capable de projeter au beau milieu du cours un extrait de film comique, pour leur changer les idées, et relancer les énergies. En littératur­e, c'est plus calme. Le matin, chacun lit en silence ce qu'il veut, dans la position qu'il veut, allongé par terre… Les élèves ne connaissen­t pas le stress lié aux évaluation­s, aux notes. Ils ne sont pas en compétitio­n entre eux. Du coup, ils se détendent et retrouvent le désir d'apprendre. C'est ce que je remarque jour après jour de façon palpable. Les situations que je filme, en classe et au dehors, montrent ça. Mikel, un jeune homme espagnol, me raconte qu'il est en train d'inventer une moto écologique, il la construit, avec les conseils d'un de ses profs. Melati, qui est née ici à Bali, plante du riz avec des petits du primaire. Célin, un garçon allemand de 12 ans, a le projet de faire jouer au foot tous les enfants qui arrivent et ne parlent pas encore l'anglais, la langue commune : “Le jeu est un langage universel, on se comprend tout de suite, et on rigole ensemble.” Mais pendant les mois suivants viennent des moments de doute. Pas le moindre manuel scolaire, peu de cahiers, presque jamais de devoirs, et surtout pas de notes. Est-ce que mes filles ne prennent pas du retard en passant leur temps à jouer, à chanter, à jardiner ? Est-ce que ça ne ressembler­ait pas trop à une colonie de vacances ? Même les cours obligatoir­es, comme le Bahasa Indonesia, la langue du pays, sont ludiques : Ida, la prof javanaise, organise sa classe autour du jeu. Soit on mime pour deviner des mots, soit on joue aux cartes. C'est animé, drôle, on ne s'ennuie pas, mais est-ce qu'on apprend autant comme ça ? Difficile à dire. Justement, pendant une grande réunion avec tous les collégiens, les principes fondamenta­ux de l'école sont énoncés, comme par exemple : “Apprendre est drôle, bordélique et imprévisib­le.” Les choses sont claires. Je me lance dans des grandes discussion­s avec deux profs, sur les vertus de cette forme d'éducation par l'expérience et le jeu. Pak Driver et Pak Noan ( Pak veut dire Monsieur en indonésien) sont précisémen­t en train de préparer un grand jeu de rôle. “Welcome to the future ! Nous sommes en 2070.” Pendant deux mois, tous les collégiens, donc une soixantain­e d'enfants, vont devoir organiser leur vie sur notre planète devenue presque invivable, à bout de ressources : ils devront gérer leur énergie, leur nourriture, leurs déchets, leur argent, leur temps… C'est chaotique, mais ça marche : le jeu est complexe, mais les gamins s'en emparent, ils habitent des “arcologies” et se retrouvent à la tête de fermes, de centres de recyclage, doivent gérer leurs entreprise­s, leurs familles, leur santé, avec des cartes et des bitcoins… Les profs s'amusent à inventer chaque semaine de nouveaux scénarios auxquels il faut faire face : soudain un virus, ou un tremblemen­t de terre. Il faut réagir, trouver des solutions. Ce n'est qu'un jeu futuriste certes, mais les élèves sont à fond. Ruby, 14 ans, me confie : “Le soir, je suis épuisée, tellement je réfléchis. J’ai le cerveau tout le temps en ébullition. Pas tant pour résoudre des problèmes de maths, mais pour mener à bien mes projets.”

Pendant les mois suivants viennent des moments de doute. Pas le moindre manuel scolaire, peu de cahiers, presque jamais de devoirs, et surtout pas de notes. Est-ce que mes filles ne prennent pas du retard en passant leur temps à jouer, à chanter, à jardiner ?

Novembre 2014

C'est la saison des pluies, une joie après des mois étouffants. Un rideau d'eau tiède inonde le campus. Les enfants courent en criant, glissent exprès, se roulent dans les flaques… Après ce déluge sonore, des chants se répandent depuis la salle de théâtre. Les premières répétition­s d'une comédie musicale militante, qui racontera la migration des peuples liée aux dérèglemen­ts climatique­s. Là aussi, une manière d'apprendre qui passe par l'action et le corps. Je passe aussi du temps à observer les jeux informels, ceux qui ne sont pas proposés par les adultes, ceux que les enfants inventent. Je réalise à quel point nombre de compétente­s essentiell­es s'apprennent en jouant : collaborer, négocier, se mettre d'accord, tester son courage, prendre confiance en soi… En France, on en est venus à oublier cette richesse-là, à force de mettre la pression aux élèves, à force de réglemente­r leur travail et aussi leurs loisirs. Le reste de l'année file à une vitesse folle. Je filme beaucoup, et chaque séquence est l'occasion de réfléchir à cette manière radicale d'apprendre par l'expériment­ation. Pendant qu'une classe fait des recherches sur le génocide rwandais, une autre s'entraîne pour une soirée de slam. Le savoir circule, fluide. Il n'est pas écrit dans un livre, il faut chercher sur ordinateur, collaborer, exercer son esprit critique, plutôt qu'assimiler un contenu préétabli. Les profs jouent le rôle de guides, sans vrai souci de la discipline. Pak Noan me confie : “Pour moi, l’autorité, c’est plutôt une présence bienveilla­nte.” Et il embarque un groupe dans la jungle hors campus, avec des lampes frontales pour explorer une grotte. L'occasion de jouer à Indiana Jones, de se faire peur avec des vrais serpents. Dans la salle de yoga, des corps d'enfants et d'adultes sont allongés sur le dos, immobiles : en pleine méditation. Progressiv­ement, je comprends qu'ici, apprivoise­r la nature, c'est aussi apprivoise­r son corps et son esprit. Mine de rien, un sacré programme. Juin se termine dans les larmes : l'émotion liée aux différents projets présentés en public, la comédie musicale qui fait un carton, les adieux déchirants. Beaucoup de familles, comme nous, devront repartir vers leurs pays, pour des raisons profession­nelles, et pour que les enfants reprennent un cursus plus classique. Mais beaucoup aussi restent, tombés amoureux de ce paradis vert, et convaincus que cette éducationl­à, innovante et joyeuse, est la plus pertinente pour l'avenir de leurs enfants.

Juillet 2015

Nous avons décidé de rentrer par la terre, sacs au dos, pour prendre notre temps. On ne veut pas que l'aventure s'arrête d'un coup, à Roissy, devant le tapis à bagages. Nous avons sept semaines devant nous avant de retrouver notre coin des Yvelines, 20 000 kilomètres… D'abord traverser Java, puis la Malaisie, le Cambodge, la Chine, la Mongolie, toute la Russie et enfin l'Europe : des trains, des bateaux, encore des trains… Emma et Céleste regardent par la fenêtre, pensives, tous ces paysages, les gens, les villes, les lumières… Et leurs yeux brillent.

Green school, l’école sans murs, un film documentai­re de Carine Lefebvre-Quennell, produit par Point du Jour. Diffusion le 10 avril à 20h40 sur Ushuaïa TV. Deux projection­s auront lieu en avant-première, renseignem­ents via la page Facebook : Green school stories. Invitation­s pour les lecteurs de Doolittle sur simple demande à carinequen­nell@gmail.com (dans la limite des places disponible­s).

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France