Doolittle

Des parents qui ne veulent pas jouer

Changer les couches, lire des histoires, coiffer, faire à manger… Ces parents font tout ça bien volontiers. Mais dès qu'il s'agit de jouer avec leurs enfants, ils passent leur tour. Mieux que ça, ils fuient en courant.

- texte Julie Falcoz illustrati­ons Camille de Cussac

Changer les couches, lire des histoires, coiffer, faire à manger… Ces parents font tout ça bien volontiers. Mais dès qu'il s'agit de jouer avec leurs enfants, ils passent leur tour.

“Maman, tu joues avec moi, s’il te plaît ?” Cette phrase, Elvire l'a beaucoup entendue dans la bouche de Joséphine, sa fille, cinq ans aujourd'hui. Mais, jamais, ditelle, elle n'a cédé. Jamais elle n'a dit oui. “Qu’est-ce que ça me gonfle de jouer aux figurines ! Faire semblant de faire ‘avancer des lapins ou les faire manger’, je n’y arrive pas. J’ai zéro imaginatio­n. En plus de ça, je manque de patience. J’ai l’impression d’avoir perdu mon âme d’enfant, comme s’il fallait que j’aille chercher très loin dans mon imaginatio­n pour réussir à jouer, ça m’angoisse”, raconte cette chargée de communicat­ion freelance de 34 ans. Eva, directrice adjointe d'une associatio­n, mère de Basile, cinq ans et demi, et Daphnée, trois ans, dit à peu près la même chose. “Je n’aime pas jouer parce que je ne sais pas jouer. Je me dis parfois qu’il me manque cette petite case. Peut-être parce que je suis fille unique et que mes parents n’ont jamais joué avec moi. J’ai gardé mon fils à la maison pendant un an. Vers ses 10/11 mois, je me suis rendu compte qu’il n’était plus question de materner, mais qu’il fallait aussi le stimuler. Et je n’étais pas du tout en capacité de répondre à ces besoins-là. Me mettre à quatre pattes pour jouer aux voitures, je n’y arrive pas. Jouer à la poupée avec Daphnée, c’est une tannée ! Et pareil pour les Playmobil, Sylvanian ou Kapla”. Personne n'en parle jamais vraiment. Pourtant, quand on creuse la question, les langues se délient. Même des babysitter­s avouent ne pas aimer jouer. Laure et Alexia s'unissent pour dire que le soir, “ça [les] saoule”. Juliette n'aime pas les jeux avec les plus petits et se force carrément. Pour Charlotte, 25 ans, étudiante en ostéopathi­e, c'est plutôt de jouer au papa et à la maman qui ne convient pas : “Cela m’amuse beaucoup moins. J’ai beaucoup de mal à imaginer des histoires et rentrer dans les personnage­s que les enfants m’attribuent”, alors même qu'elle considère que c'est son travail, qu'elle est là pour jouer avec eux. “Les sorties au parc ne sont pas une partie de plaisir non plus. Et puis, c’est aussi une question de feeling avec les enfants, relate Alexia, 21 ans, étudiante en communicat­ion. Un jour, j’ai gardé une fille de sept ans qui m’a mis un doigt dans les fesses, alors que son père était juste devant. Après, c’était dur de faire comme si rien ne s’était passé.” Forcément, ça jette un froid.

Jeu = je

“Par le jeu, je deviens je”, c'est le célèbre pédiatre britanniqu­e Donald Winnicott qui l'a dit, plaçant ainsi d'emblée l'importance du jeu dans le développem­ent de l'enfant. “C’est un beau résumé de ce qu’il se passe, précise Florence Millot, psychologu­e pour enfants et psychopéda­gogue. Au début, le bébé, immature affectivem­ent et

dépendant des autres, apprend tout au long de la journée, mais avec beaucoup d’interdits. ‘Non, ne touche pas à ça', ‘ne tire pas les cheveux de maman' ou ‘non, il ne faut pas peindre sur les murs'… Il intègre le fonctionne­ment social, en étant frustré. À chaque fois qu’il a une bonne idée, on le réfrène. Le jeu va lui permettre de transforme­r son environnem­ent à sa manière et, ainsi, se libérer de ses émotions, notamment la colère. Son imaginaire va lui permettre de s’exprimer”, explique-t-elle. C'est pour cela que l'on entend souvent nos enfants répéter, en jouant, des phrases qu'on leur a martelées toute la journée. L'autre fonction importante concerne la séparation avec les parents. “Le bébé découvre tout avec sa bouche, on dit qu’il goûte le monde. Progressiv­ement, il joue. Ensuite, il parle. Ce stade du jeu lui permet de se représente­r le monde de manière virtuelle, dans sa tête. Plus il manipule jouets, poupées, etc., plus sa pensée va se formaliser. Dès qu’il sait parler, il se détache du jeu et peut donc imaginer l’univers qu’il s’est créé”, renchérit la psychologu­e. Je joue, donc je pense, donc je suis… Les parents qui n'aiment pas jouer avec leurs enfants sont-ils donc des monstres au coeur de pierre ? Pour Francine Ferland, ergothérap­eute, professeur émérite à l'université de Montréal et auteur du livre Et si on jouait ? (Éditions de l'Hôpital Sainte-Justine, 2005), ils passent quand même à côté de quelque chose : “Jouer avec un enfant, c’est l’occasion de le voir évoluer. Cela lui donne de l’importance, et une meilleure estime de lui-même. Et surtout, il voit son père ou sa mère prendre du plaisir, alors qu’il a plutôt tendance à entendre des ordres de sa bouche. L’interactio­n entre les deux devient riche, crée une complicité et l’atmosphère familiale est plus détendue.” Florence Millot de nuancer : “Ce n’est pas si grave de ne pas aimer jouer avec ses enfants. Depuis la nuit des temps, ils ont l’habitude de jouer seuls, sans que cela les traumatise.” Mais la culpabilit­é, sentiment préféré des parents depuis la nuit des temps, voudrait que l'on se force à jouer avec nos chères têtes blondes/ brunes/rouquines/châtain. Surtout pas ! Ni se forcer ni culpabilis­er. Pourtant, certaines le font, Eva notamment : “De temps en temps, mais ça me coûte. Je me fais chier, je m’ennuie.” Elvire aussi, quand sa fille avait entre deux et trois ans, jusqu'à ce que quelqu'un lui dise qu'elle n'était “pas obligée”. “Ça m’a ouvert les yeux. Mais, c’est toujours culpabilis­ant de dire à son enfant que maman a besoin de temps pour elle.” Eva, de continuer : “Je culpabilis­e parce que j’ai l’impression de manquer des étapes et de les priver de certaines choses, mais leur père compense tellement (il adore jouer, NDLR). Je me repose sur lui.” Et pourtant, il n'est absolument pas nécessaire de s'auto-flageller dans ces cas-là, comme Élodie, mère d'Olivia, 10 ans, et Clémence, 4 ans. “Si je n’en ai pas envie, je sens que cela ne va pas être aussi fort que si j’y prends plaisir.” S'obliger, non. Par contre, il faut tout de même être en interactio­n, échanger, partager des moments... D'ailleurs, toutes les mères interviewé­es pour cet article ont précisé que si elles n'aimaient pas jouer à des jeux imaginaire­s, elles proposaien­t de nombreuses autres activités à leur progénitur­e : cuisine, pâte à sel, sport pour les plus grands, pâte à modeler, beaucoup de lecture, visite de musées… “Peu importe la forme, du moment qu’on passe du temps ensemble, souligne la psychologu­e pour enfants Francine Ferland. Le parent doit s’écouter. Ce qui est important, c’est de transmettr­e quelque chose qu’on aime. Certes, l’enfant ne va pas forcément tout retenir, mais il va s’attacher à l’intention.” Un “mioche” est capable d'entendre que son père ou sa mère n'est pas capable, ou n'a pas envie, de jouer avec lui. C'est même encore mieux que de se forcer. Ce qu'un enfant n'aime pas, c'est être seul. Seule l'interactio­n prévaut. D'ailleurs, “souvent, quand on partage un moment avec son enfant, il a eu sa dose d’attention et ne fait pas de crise par la suite”, souligne Francine Ferland.

“Je n'aime pas jouer parce que je ne sais pas jouer. Je me dis parfois qu'il me manque cette petite case. Peut-être parce que je suis fille unique et que mes parents n'ont jamais joué avec moi.” Daphnée

Jouer à la maîtresse

“Je n’aime pas du tout jouer à la cuisine ou à la maîtresse avec mes filles. Dire ‘vous voulez acheter quoi ?' ou entendre ‘aujourd'hui, on va faire ceci ou cela' m’énerve. Puis, je trouve qu’elle en fait trop, elle en rajoute des tonnes, je perds vite patience. En fait, je trouve qu’il y a une forme de régression quand mon aînée fait la maîtresse et moi, l’élève. Les rôles sont inversés, tu n’as plus d’autorité, c’est dangereux. Même si aucune des deux n’a jamais dépassé les limites”, raconte Élodie. Pourtant, aucun danger que la situation s'inverse ad vitam æternam. Au contraire, cette position dominante dans le jeu peut être bénéfique pour un enfant qui est peu assuré. En fait, il inverse les rôles, du rôle passif d'enfant dans la vraie vie au rôle actif du jeu dans lequel il n'y a plus de limite. “Un parent qui n’aime pas ces jeux de rôles pourrait avoir une certaine vision de la relation parent-enfant, peut-être trop hiérarchiq­ue. Il veut garder le dessus ou a peur de le perdre. Quand on joue, on se met justement au même niveau que l’enfant. Ou alors il n’a pas tendance à se laisser aller et voudrait garder cette image de personne sérieuse, analyse Francine Ferland. Par ailleurs, le jeu induit également une attitude ludique et un peu d’humour. Notamment quand on inverse les rôles.” Ça ne peut pas faire pas de mal. Peut-être que les parents qui n'aiment pas jouer avec leurs chérubins seraient devenus des adultes trop sérieux ? Même s'ils sont plutôt centrés sur leur progénitur­e, ils se focalisent sur des rythmes à respecter, des rites et des horaires, de peur de perturber le rythme des petits. “Or, personne n’a rien demandé. Ce n’est pas grave s’il se couche une demi-heure plus tard et mange léger parce qu’il a joué un peu plus longtemps. Les parents d’aujourd’hui ont l’impression qu’être parent, c’est être sérieux, adulte, c’està-dire gérer les tâches ménagères, surveiller les devoirs… On a une image de ce qu’il faut être en tant que parent qui correspond à la société dans laquelle tout est normé”, évoque Florence Millot. Francine Ferland parle

de pressions sociales. Elvire confirme : “Je n’aime pas jouer avec ma fille parce que, pendant ce temps-là, je ne fais pas autre chose.” “Il y a tellement de choses à faire dans la maison, donc quand les filles jouent, je fais autre chose”, ajoute Élodie. “Alors qu’en inversant le processus, tous les soirs, une heure consacrée aux enfants, on verra pour le reste, je crois que ça changerait beaucoup de choses”, conseille Florence Millot. Paradoxale­ment, aujourd'hui, la société tout entière est revenue dans l'univers du jeu avec les déguisemen­ts, les écrans et les fameux jeux vidéo. “Les grands jouent aux même jeux que les petits, smartphone­s, jeux vidéo, figurines… Les limites deviennent floues”, ajoute-t-elle. L'évolution de la société entre alors en jeu. Certes, les anciennes génération­s ne jouaient pas avec leurs enfants, mais la société n'était pas la même, elle était plus sûre. Le noyau familial était plus soudé, les grands-parents étaient plus présents. Alors qu'aujourd'hui, la mondialisa­tion a favorisé l'éclatement de la famille, et la crise est passée par là. “À force de se retrouver seul, on se réfugie dans des trucs enfantins, exactement de la même manière que les enfants qui ne se sentent pas capables de jouer seuls. Entre les jeux vidéo et Candy Crush, c’est pareil”, met en garde la psychologu­e. Avant cinq ou six ans, le jeu vidéo peut même être dangereux : “Si on l’introduit avant cet âge, avant que l’enfant passe par l’étape de constructi­on de son monde intérieur, on se retrouve face à des enfants qui sont complèteme­nt dépendants et s’ennuient. Véritablem­ent. Si j’enlève le jeu vidéo à quelques-uns de mes patients, ils ne pensent à rien. Littéralem­ent. Le jeu vidéo devient alors leur monde intérieur.” Ce qui n'est pas le cas pour les dessins animés, “qui sont définis dans le temps, avec un début et une fin”.

“Jouer avec un enfant lui donne de l'importance, et une meilleure estime de lui-même. Il voit son père ou sa mère prendre du plaisir, alors qu'il a plutôt tendance à entendre des ordres de sa bouche... ” Francine Ferland, ergothérap­eute

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