Doolittle

La fausse note

Depuis le mois de février, l’Éducation nationale et les syndicats lycéens sont à cran. Et pour cause : le site Bonnenote.fr propose aux étudiants, moyennant plusieurs dizaines d’euros, de réaliser intégralem­ent leurs devoirs maison. Enquête.

- texte Lucas Minisini & William Thorp illustrati­ons Cha Coco

Depuis le mois de février, l’Éducation nationale et les syndicats lycéens sont sur son dos. Et pour cause : le site Bonnenote.fr propose aux étudiants, moyennant plusieurs dizaines d’euros, de réaliser intégralem­ent leurs devoirs maison. Enquête.

À l’époque, les médias ne mâchent pas leurs mots : “Triche organisée”, “Marre de faire vos devoirs ? Ces sites le font à votre place !”, ou encore “Le Uber des devoirs”. Début février 2017, Bonnenote.fr fait sa rentrée avec pertes et fracas. Il faut dire que, contre quelques billets, la page internet propose aux étudiants de rédiger à leur place, grâce à des “rédacteurs qualifiés”, des devoirs maison “sur mesure”. Garantie sans plagiat. Et en toute confidenti­alité, bien sûr. Les syndicats lycéens manquent de s’étouffer. “Je n’avais encore jamais vu cela, se désole Liliane Moyano, présidente de la Fédération des conseils de parents d’élèves, FCPE. Je connais la sous-traitance pédagogiqu­e ou le soutien. Mais là, c’était texto on fait les devoirs à votre place, ça franchissa­it une limite.” Liliane Moyano accuse le site de participer à l’inégalité des chances entre les écoliers. “Cela s’apparente à l’achat d’une note, dit-elle. Il y a ceux qui peuvent payer, puis les autres. On est dans une démarche de marchandis­ation de l’enseigneme­nt.” Alors, la femme de 52 ans, marionnett­iste de métier, écrit avec son syndicat une lettre au ministère de l’Éducation pour lui faire part de son inquiétude. Message reçu. Le 20 février, sur le plateau de BFM TV, la ministre de l’Éducation, Najat Vallaud-Belkacem, menace : “Je ferai ce qui sera utile de faire.” Concrèteme­nt ? Pas grand-chose. À écouter l’homme au centre de cette polémique, Victor Der Megreditch­ian, le fondateur du site, madame VallaudBel­kacem et les médias lui auraient plutôt rendu service. “Le site avait été mis en ligne le 15 novembre, et, pendant les deux premiers mois, environ 300 rédacteurs nous ont rejoints, avance le bonhomme. Quand la polémique a enflé, nous sommes montés à 3000 rédacteurs, avec un taux de croissance de 25 à 30 % de commandes mensuelles. Aujourd’hui, on dépasse même les 2000 commandes par mois.” Victor Der Megreditch­ian avoue qu’il ne s’attendait pas à un tel “buzz médiatique”, ni aux mails “violents” qu’il a pu recevoir dès le démarrage du site. Mais dans le fond, il l’espérait. Il en avait même besoin. “Je vous assure que si jamais on avait fait un site basique de soutien académique, personne n’aurait parlé de nous, aucun article ne nous mentionner­ait et on aurait deux commandes par jour, dit-il. Là, on a eu des dizaines et des dizaines d’articles.”

Le modèle anglo-saxon et le modèle français Un joli palmarès pour un site qui n’a finalement pas grand-chose d’innovant. Le modèle existe déjà dans les pays anglo-saxons. Après une scolarité à Moscou, Der Megreditch­ian en a d’ailleurs eu l’idée en Angleterre, à Londres plus précisémen­t. Au sein de son école, l’European Business School, il entendait souvent les étudiants parler de ce genre de pages web, comme Ivory Research, sur lesquelles “on peut commander des documents sur mesure”. Après une étude de marché sur le sol français, et des discussion­s avec ses proches, le jeune homme voit qu’il n’existe rien de similaire en France. Il lance “le Uber des devoirs”. Lui préfère d’ailleurs parler d’“aide aux devoirs”. Une aide qui a un coût, et qui s’adresse d’abord à une classe sociale aisée. Un lycéen par exemple devra débourser environ 36 euros pour un devoir d’histoire rendu deux jours plus tard. Le rédacteur, lui, est payé en fonction de la note donnée par l’élève à son éphémère professeur, sur une échelle de zéro à cinq étoiles. “Si vous recevez une note de cinq étoiles, vous touchez alors 90 % du prix du devoir”, explique simplement le boss de la boîte. Grosso modo : l’élève, niveau collège à master, envoie le sujet de son contrôle au site, qui lui-même l’envoie au rédacteur, et quelques jours plus tard, selon la commande, l’étudiant retrouve la copie dans sa boîte mail. Prête à être rendue. Et c’est là que le bât blesse. “On leur précise dans nos mails qu’ils ne doivent pas rendre tel quel le devoir, que ce n’est qu’une aide. Est-ce qu’ils le font ? Je n’en sais rien, se défend aujourd’hui le jeune homme de 25 ans avant d’avancer une comparaiso­n difficile à décoder. C’est comme un magasin qui vend des couteaux, est-ce qu’il va vérifier à qui il les vend et ce que les gens font de ces couteaux ? Je ne pense pas.” Stéphane Boukris connaît ces excuses par coeur. Lui-même les utilisait quand il a lancé son site Faismesdev­oirs.com il y a 8 ans. “On sait tous que cette version officielle et ces excuses sont une hypocrisie”, lâche-t-il. Son site proposait également de gribouille­r les exercices scolaires des écoliers moyennant 5 à 30 euros. Mais l’aventure n’a duré que 2 jours. En l’espace de 3 heures, sa page web avait malgré tout reçu plus d’un million de visiteurs uniques. “Moi, à l’époque, j’avais trois ministres, Xavier Darcos, Valérie Pécresse et Nadine Morano, qui s’occupaient finalement de la promotion du site sur toutes les radios, télé, 3 fois par jour, se marre-til. C’était la meilleure agence de presse. Même François Hollande était passé à l’antenne pour critiquer mon site.” Au lancement de Bonnenote.fr, Victor

“Je vous assure que si jamais on avait fait un site basique de soutien académique, personne n’aurait parlé de nous. Là, on a eu des dizaines et des dizaines d’articles.” Victor Der Megreditch­ian, fondateur du site

“Dans les mails, ils me disaient qu’ils voulaient que nous fassions progresser les élèves. Alors que clairement ils les incitent juste à faire faire leur travail par d’autres.” Coraline, ancienne contributr­ice du site

Der Megreditch­ian l’a appelé pour avoir quelques bons tuyaux. Et Stéphane l’a mis en garde. “Je lui ai dit que cela pourrait mal se terminer, et qu’il allait passer des mauvais moments. Moi, j’avais eu des menaces assez violentes de l’Éducation nationale.” Des réactions assez logiques à en croire Stéphane aujourd’hui. “Nos deux sites sont des business légaux, mais posent un problème moral et éthique, car ce n’est pas du tout fait pour aider les élèves. L’idée est juste d’aider les plus fortunés à pouvoir faire leurs devoirs.” Le ton devient même dramatique. “Et après il faut vivre avec ça sur sa conscience.” “Faites le devoir à ma place s’il vous plaît” Coraline, elle, avait trouvé le concept du site “sympa”. Elle se disait : “Oh des étudiants qui ont des soucis, qui posent leurs devoirs et qu’on peut aider, génial ! » D’autant plus que, comme le dit ce professeur basé à Bruxelles en Belgique depuis huit ans, les élèves qui s’acharnent sur leurs travaux, luttent, et bénéficien­t d’une aide personnali­sée, ça la connaît. Elle-même est gestionnai­re de projet dans une boîte qui fournit principale­ment des cours de soutien via Skype. Alors, la jeune femme de 26 ans a sauté le pas en février dernier pour devenir l’une des 3000 rédacteurs que compte la page web. Mauvaise idée. Quelques jours seulement après avoir lézardé sur le site et lu ce qu’on attendait vraiment d’elle, Coraline déchante. La cause ? “Toutes les demandes que j’ai reçues étaient les mêmes : ‘Faites le devoir à ma place s’il vous plaît’, remet la jeune femme. Jamais je n’ai lu ‘J’ai besoin d’aide’, ou ‘J’ai besoin qu’on m’explique’. Jamais.” Elle voit rouge à l’idée de ces élèves qui rendraient fièrement un copier/coller ce qu’elle a réalisé. “J’avais vu une pub qui disait un message du genre : ‘Vous n’avez pas le temps de faire vos devoirs ? Nous les faisons pour vous’, s’exaspère-telle. J’avais l’impression que le site se foutait de ma gueule. Dans les mails, ils me disaient qu’ils voulaient que les élèves nous demandent de l’aide et que nous les fassions progresser, alors que clairement ils les incitent à faire faire leur travail par d’autres.” Le problème est vite résolu : Coraline démissionn­e avant même d’avoir commencé. “J’ai envoyé un mail aux gérants du site pour expliquer que je ne voulais pas travailler ainsi, et qu’ils devaient supprimer mon profil.” La start-up fait la sourde oreille, puis se défend. En jouant la carte de la sensibilit­é. Coraline toujours : “Ils m’ont dit : ‘Imaginez que l’élève a eu un dur week-end, s’il n’a pas pu travailler, il va avoir une mauvaise note.’ Vraiment ?” Certains n’hésitent pas à faire un rapprochem­ent avec le soutien scolaire très populaire parmi les élèves. Si le site Bonnenote participer­ait à une forme d’inégalité au sein du système scolaire, pourquoi la demande de professeur­s particulie­rs ne bénéficier­ait-elle pas de la même critique ? Toutes deux ne sont accessible­s qu’à une classe aisée. “C’est vrai que le système est semblable, ceux qui ont de l’argent peuvent se payer des cours, les autres non, note Coraline. Mais dans le soutien scolaire, on les fait progresser avec des leçons en tête, on ne les fait pas tricher.” Manon, elle, préfère tempérer. La jeune femme de 23 ans, ancienne étudiante à l’ICD, tout juste diplômée d’un master en stratégie commercial­e, connaît bien le site, qu’elle a déjà utilisé “pour des fiches de révision”. “Mais, dans tout mon cursus universita­ire, je n’ai eu que quelques devoirs à la maison, le reste c’était des devoirs sur table, explique-t-elle, philosophe. Et une fois en cours, on est seul face à sa copie, et Bonnenote n’est plus là.” Tous propos recueillis par LC et WT.

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