La prof et l’élève
C’est une histoire vintage qui résonne de façon troublante dans l’actualité. En 1968, Gabrielle, professeur de 31 ans, revendique haut et fort son amour pour Christian, l’un de ses élèves âgé de 16 ans. La France s’émeut. La justice s’en mêle. Et puis le
C’est une histoire vintage qui résonne de façon troublante dans l’actualité. En 1968, Gabrielle, professeur de 31 ans, revendique haut et fort son amour pour Christian, l’un de ses élèves âgé de 16 ans. La France s’émeut. La justice s’en mêle. Et puis le drame... Flashback.
22septembre 1969. Président de la Répubique depuis trois mois, Georges Pompidou se présente devant la presse pour l’une de ses toutes premières conférences. Les questions s’enchaînent sous les dorures. Politique intérieure. Extérieure. Économie. Après une heure d’échange policé, au bout du protocole, le journaliste Jean-Michel Royer, de RMC, se lève, micro en main, veste en tweed sur les épaules. “Dernière question” dit Pompidou. La question de Jean-Michel Royer sort du cadre prévu de la conférence, il le sait. Mais elle est brûlante, il le sait aussi. “À Marseille, une femme, un professeur, 32 ans, est condamnée pour détournement de mineurs. Elle se suicide. Vous-même, qu’avez-vous pensé de ce fait divers qui pose je crois des problèmes de fond ?” Royer se rassoit dans le silence. Le silence dure. Pompidou pense. Puis dit : “Je ne vous dirai pas tout ce que j’ai pensé sur cette affaire. Ni même ce que j’ai fait. Quant à ce que j’ai ressenti, comme beaucoup, eh bien comprenne qui voudra… Moi, mon remord ce fut ‘la victime raisonnable au regard d’enfant perdu, celle qui ressemble aux morts qui sont morts pour être aimés.’ C’est d’Éluard. Merci, mesdames et messieurs.” Pompidou, l’agrégé de lettres, a choisi. En citant ce poème d’Eluard écrit pour les femmes tondues à la Libération, il fait de Gabrielle Russier une victime. Elle que la justice avait pourtant condamnée quelques semaines auparavant.
Des mots de plus en plus sombres
Un an plus tôt, à Marseille. Une forêt dans la garrigue. Filaires, térébinthes et pistachiers répandent leurs parfums suaves. Là, à l’ombre, des amoureux se donnent de longs baisers. Tout les sépare, mais l’amour les unit. Gabrielle Russier a 31 ans, elle est divorcée et élève ses
deux jumeaux dans un appartement des quartiers nord de la ville. Intellectuelle agrégée de littérature, émancipée, elle enseigne au lycée Saint-Exupéry de Marseille. L’homme qu’elle embrasse est un adolescent. Il s’appelle Christian Rossi et n’a que 16 ans. Il est son élève. Ensemble, Gabrielle et Christian défient l’autorité. Plusieurs mois que cela dure. Plusieurs mois qu’il a succombé au charme de son professeur. Ou l’inverse. Tout a commencé par une simple complicité prof-élève. Des regards. Gabrielle, c’est une présence. Une énergie. Son charisme auprès des lycéens est indéniable. Dans l’effervescence de la grève générale, elle prolonge les discussions littéraires au bistro, part même en vacances avec ses préférés. Elle se sent beaucoup plus proche de ses élèves que de ses confrères. Dans l’établissement, naturellement, elle agace. Un jour, le directeur lui dit : “Cette autorité, jusqu’à présent, vous vous contentiez de la gaspiller et maintenant vous en abusez.” Mais Gabrielle n’en a que faire. Elle applique dans sa vie les principes de la révolution de 68 en marche à Paris. Elle conteste toute forme d’autorité pour réinventer le monde. Estil si scandaleux qu’une femme de 31 ans tombe amoureuse d’un adolescent ? À partir de quel moment un adolescent peut-il disposer de ses sentiments ? Y a-t-il un âge pour cesser de demander à sa mère qui on est en droit d’aimer ? Un soir où elle fabrique des banderoles avec un groupe d’élèves, Gabrielle embrasse Christian, un grand garçon costaud au gabarit de talonneur de rugby, à la barbe fournie. Premier baiser. Il y en aura beaucoup d’autres. En ville. Au lycée. Dans la garrigue. Les problèmes pour Gabrielle commencent par une pétition de parents d’élèves. Ils demandent au recteur d’intervenir, d’arrêter le scandale. Gabrielle ne comprend pas de quoi on l’accuse. Le recteur de l’académie lui demande d’assumer son rôle de fonctionnaire d’autorité. Or Gabrielle ne se conçoit absolument pas comme “une fonctionnaire d’autorité” ; son travail, c’est instruire. Transmettre son savoir. Et puis où est le mal ? Christian est consentant. Il est amoureux. Elle aussi. Gabrielle ne s’excuse pas, elle ne fait pas amende honorable. Elle aime, transgresse, tient tête. Mais les parents de Christian, enseignants de lettres à la faculté de lettres et sciences humaines d’Aix, ne l’entendent pas ainsi. Ils portent l’affaire en justice. “Détournement de ni plus ni moins. Arrêtée comme une délinquante, Gabrielle est emprisonnée cinq jours aux Baumettes, en décembre 1968. Puis huit semaines en avril 1969. Il y aura un procès. Celui-ci soulève des questions de société que l’on préfére généralement cacher sous un voile de poésie. Dans les années 1960, dans la rue, au cinéma, à la radio, tout est sexe, érotisme. Pourtant, la société, bien qu’elle s’en défende, est pleine de tabous. Surtout quand il s’agit de l’émancipation des femmes. D’ailleurs, combien de doyens d’université de 60 ans convolent avec des étudiantes de 17 ans et deviennent recteurs sans que personne n’y trouve à redire ? Gabrielle, libérée, érudite, résolument moderne, ne mesure pas ce qui la séparait de ses contemporains. Plongée dans un univers kafkaïen, elle écrit à Françoise, son amie d’enfance : “Cela tient de San Antonio et de Racine, cela se terminera peut-être par un fait divers.” Le silence de Christian rend la mécanique judiciaire implacable. Il n’a pas la parole puisqu’il est mineur. Il ne peut pas se défendre contre le droit des adultes. Personne n’est là pour expliquer ou défendre Gabrielle. Le 11 juillet 1969, elle est condamnée à douze mois de prison avec sursis, et 500 francs d’amende. Gabrielle n’ira pas en prison, elle pourrait même bénéficier d’une grâce présidentielle. Mais elle se sent enfermée, corsetée par cette société qu’elle croyait en mouvement. Seule contre l’establishment. Contre elle, il y a un recteur particulièrement sourcilleux, un juge d’instruction fils d’un grand historien catholique ancien doyen de l’université, un procureur de la République autoritaire, et puis les parents de son amant, proches d’un parti communiste dont la ligne publique est encore moralisatrice. Angoisse, dépression, cure de sommeil. Le conseil de l’université rejette sa candidature à un poste d’assistante de linguistique (par 11 voix contre 9). Les écrits de Gabrielle sont de plus en plus sombres : “J’en ai trop vu, trop entendu, je voudrais m’endormir dans un sommeil sans fin... J’ai tellement peur d’être marquée à jamais, de ne pouvoir oublier.” À la veille de la rentrée scolaire, le 1er septembre 1969, Gabrielle Russier ouvre le gaz dans son appartement marseillais, et meurt quelques instants plus tard.
Romantique ou politique ?
Qui est coupable de la mort de Gabrielle ? Christian, dans le Nouvel
“Je ne suis pas responsable de sa mort. J’estime qu’il y a d’autres responsables. J’accuse toute la société : les juges, les parents bourgeois. Je voudrais que ça se tasse et qu’on oublie. Enfin, moi je n’oublierai pas…” Christian, l'amoureux de Gabrielle
Observateur, prend enfin la parole. Il dit ceci : “Je ne suis pas responsable de sa mort. J’estime qu’il y a d’autres responsables. J’accuse toute la société : les juges, les parents bourgeois. Je voudrais que ça se tasse et qu’on oublie. Enfin, moi je n’oublierai pas…” Françoise Giroud, ardente avocate de la cause féminine, rebondit suite à la conférence de presse de Georges Pompidou. Sous sa plume, Gabrielle devient un cadavre qu’on autopsie : “Voilà donc la malheureuse jeune femme projetée, une fois de plus, sous la lumière crue de la curiosité publique. Il est vrai qu’elle n’a plus rien à perdre. Et que nous avons peut-être, peut-être, à y gagner.” Francoise Giroud considère Gabrielle comme “une petite fille, réfugiée parmi les enfants, ses élèves, refusant de grandir, c’est-à-dire de composer… Une enfant à qui on a dit tu es sale, tu es vilaine, on ne t’aime plus, on te méprisera, tu ne trouveras plus ta place à la maison. Que fait-elle ? Elle le croit.” La majorité silencieuse pense que Gabrielle aurait dû être maligne, voir son amant en douce. Françoise Giroud ellemême écrit : “Une femme amoureuse et affectivement adulte eût rusé pour garder son amant. Avec le juge, avec ces curieux parents, universitaires aussi prompts à solliciter de l’ordre bourgeois ses gendarmes quand il s’agit de leur fils, qu’à le combattre quand il s’agit des fils des autres. Elle eût tout promis, tout concédé, elle aurait eu du génie, non de l’orgueil. Une femme abritant non pas
une révolte globale, donc puérile, contre ‘la méchanceté et la bêtise humaines’, mais une véritable conscience politique, eût fortifié cette conscience, en prison, au lieu d’en sortir exténuée.” Mais voilà, Gabrielle pensait qu’il était “interdit d’interdire”. Elle ne mesurait pas la force des notables de province, la haine des petites gens, la condescendance de la majorité. La société n’aime pas savoir ce qui se trame en coulisses. Mais elle n’arrive pas à oublier Gabrielle. Deux ans après le drame, en 1971, le réalisateur André Caillatte raconte son histoire dans le film Mourir d’Aimer. C’est un navet, mais il triomphe, avec plus de 5 millions d’entrées. Les Français sont enfin prêts à dire ce qu’ils pensent de tout ça. La société avance et a envie de comprendre. Le jour de la sortie en salles de Mourir d’Aimer, l’émission Aujourd’hui Madame est consacrée à l’histoire de Gabrielle Russier. C’est un événement. Sur le plateau, les cigarettes se consument, Annie Girardot finit son gin tonic. Quatre mères au foyer ont assisté à la projection en exclusivité et elles sont invitées à parler. Madame Bloch, veuve, 2 enfants, prend la parole : “Moi, j’ai trouvé que le sentiment d’’intolérance était horrible ! Surtout après les évènements de mai 68. Les gens étaient poussés à être profondément ce qu’ils avaient envie d’être. Et là tout à coup, par une réaction viscérale, ils reviennent au XIXe siècle…” Les temps ont changé. Heureusement.