ARMES LASER : AU-DELÀ DES DÉFIS TECHNOLOGIQUES À RELEVER, UN CONCEPT D’EMPLOI À DÉFINIR AUDREY HENRIOUD ET WILLIAM PAUQUET
AU-DELÀ DES DÉFIS TECHNOLOGIQUES À RELEVER, UN CONCEPT D’EMPLOI À DÉFINIR
Sans que nous en soyons pleinement conscients, les lasers sont omniprésents dans nos vies professionnelles et personnelles : des DVD aux photocopieurs en passant par les télécommunications. Depuis de nombreuses années, leur emploi s’est diffusé dans l’industrie et le secteur médical, pour ne citer qu’eux. Mais ils ont surtout pénétré notre imaginaire. La destruction de la planète Alderaan par l’étoile de la mort et les combats au sabre laser, scènes nées dans l’esprit de George Lucas au début des années 1970, ont marqué plusieurs générations. Mais serait-il possible un jour de franchir le pas entre l’outil industriel et une arme efficace et pratique ?
Les premiers programmes d’armes à énergie dirigée basées sur des lasers de forte puissance remontent aux années 1980. Après l’exploration de nombreuses voies, les recherches conduites aux États-unis, en Chine, en Russie, en Turquie ou encore en Israël se concentrent dorénavant sur la technologie des lasers fibrés. Si la technologie progresse, il reste toutefois de nombreux défis à relever et à financer pour atteindre les ambitions affichées.
En revanche, la question des concepts d’emploi de ces nouvelles armes reste encore ouverte à ce jour. Contre quelles cibles ces systèmes seront-ils – ou devraient-ils être – efficaces? Quelle sera leur plus-value coût/ efficacité par rapport aux systèmes d’armes plus traditionnels ? Comment maîtriser les risques induits par leur emploi ? Sans avancées sur ces questions essentielles, le risque est de voir ces systèmes rester au stade de démonstrateur technologique.
ENTRE FANTASME ET RÉALITÉ
En pleine guerre froide, et face à la menace de frappes par missiles balistiques intercontinentaux nucléaires, l’idée d’un bouclier intégrant des armes laser est apparue aux États-unis ainsi qu’en Russie et en Chine.
Les premières recherches sur la lumière remontent au XIXE siècle. Elles ont été menées par de grands noms tels que Thomas Young, James Clerk Maxwell, Max Planck, Ludwig Boltzmann, puis au XXE par Niels Bohr ou Albert Einstein. En 1917, ce dernier s’est distingué en publiant un article introduisant l’émission stimulée, phénomène à la base des lasers. Puis, trente-sept ans plus tard, une nouvelle étape fut franchie avec la réalisation du premier MASER (Microwave Amplifiery by Stimulated Emission of Radiation)(1) par Charles Townes. Pour atteindre des longueurs d’onde plus importantes, l’équipe de Townes envisageait alors un pompage optique(2). Il fallut attendre 1960 et Theodore Maiman pour observer la première émission laser au moyen d’un cristal de rubis pompé par lampe flash. Plus de quarante ans se sont écoulés entre la théorie sur l’émission stimulée et la réalisation de la première source laser. Assez rapidement, les lasers ont intéressé la communauté militaire. En pleine guerre froide, et face à la menace de frappes par missiles balistiques
intercontinentaux nucléaires, l’idée d’un bouclier intégrant des armes laser est apparue aux États-unis ainsi qu’en Russie et en Chine. Aux États-unis, le président Ronald Reagan a approuvé dès 1983 la Strategic Defense Initiative (SDI), plus connue sous le nom de «Guerre des étoiles», affichant l’ambition de développer et d’installer des capacités d’interception à terre et dans l’espace pour protéger le territoire américain contre des tirs de missiles balistiques. Intégrant trois niveaux, l’ensemble de ces capacités, dont des armes à énergie dirigée, devait permettre de traiter les missiles en phase d’accélération, à mi-course ou en phase terminale. Dans la foulée, plusieurs développements ont été lancés, dont le laser chimique MIRACL (Mid-infrared Advanced Chemical Laser). Dès l’origine, des membres de la communauté scientifique ont exprimé leur scepticisme au regard des technologies disponibles. Ils estimaient qu’une dizaine d’années de recherche seraient nécessaires pour étudier la faisabilité d’un tel projet. Le départ de l’administration Reagan en 1989, les pressions nationales et internationales ainsi que les arbitrages budgétaires eurent raison de la SDI, officiellement arrêtée en 1993. En dix ans, 30 milliards de dollars auront été investis sans qu’aucun système laser ait jamais été déployé. Malgré tout, les avancées réalisées comme les échecs ont permis de poser les bases du système de défense antimissile balistique. Pour sa part, la Russie a stoppé son programme d’arme laser pour l’interception de missiles balistiques en phase terminale à la fin des années 1990. Pour les deux superpuissances, malgré les ambitions affichées et les efforts consentis, les travaux se sont heurtés à plusieurs défis technologiques, comme l’avaient prédit les scientifiques américains.
LES DÉFIS TECHNOLOGIQUES DES TRÈS FORTES PUISSANCES
Le principe du laser repose sur le pompage, optique ou électrique, d’un milieu actif placé dans une cavité laser pour stimuler l’émission de photons. En fonction de son application, les attentes en termes de puissance et de durée d’émission seront différentes. Les applications militaires possibles sont nombreuses et toutes n’ont pas le même niveau de maturité. Si les lasers pour la télémétrie, la désignation d’objectifs, le pointage de cibles et le guidage sont aujourd’hui largement répandus, d’autres applications, dont la contre-mesure optique(3) ou l’antistructure, en sont encore à des stades moins avancés.
Les systèmes d’armes laser antistructures font l’objet de nombreuses communications. Ils rappellent les ambitions poursuivies dans les années 1980, à savoir endommager, voire détruire, des matériels adverses à distance. Pour obtenir de tels effets, l’énergie déposée sur la cible, ou densité énergétique, doit être suffisamment élevée afin d’endommager la structure par effet thermique. La communauté scientifique et technique a établi un consensus sur la nécessité de disposer d’une puissance minimale de 100 kilowatts (kw), cette valeur pouvant varier en fonction des matériaux constitutifs de la cible.
Orientés défense antimissile et portés par L’US Air Force, les premiers programmes américains visaient une puissance de l’ordre du mégawatt grâce à des lasers chimiques. Les programmes Airborne Laser (ABL) et Advanced Tactical Laser (ATL), respectivement lancés en 1994 et 2002, étaient basés sur l’intégration sur une plate-forme aérienne d’un laser COIL (Chemical Oxygen Iodine Laser ou laser chimique oxygène-iode). Son pendant soviétique, lancé au début des années 1970, était l’intégration sur un Beriez A-60 d’un laser CO2. Parallèlement, les États-unis et Israël étaient associés dans le développement du laser MIRACL, appartenant à la catégorie des lasers DF (Deuterium-fluor). Lancé en 1995, ce projet a pris fin en 2006 sur décision américaine. Ces programmes sont allés jusqu’aux stades du démonstrateur et des essais en vol. Cependant, leur rapport poids/ puissance n’était pas adapté à leur intégration sur des plates-formes. Par ailleurs, leur emploi était rendu complexe par la manipulation de substances chimiques dangereuses pour l’homme et l’environnement ainsi que par une empreinte logistique contraignante.
Dès lors, les développements se sont orientés sur les diodes laser et les lasers à état solide. Les premières présentent de nombreux avantages : rendement, compacité, fiabilité et durée de vie. Elles permettent d’obtenir des puissances allant jusqu’à la dizaine de kilowatts avec une bonne qualité de faisceau. Cette dernière est déterminante puisqu’elle conditionne la densité énergétique sur cible. Visant des puissances supérieures,
Les premiers programmes américains visaient une puissance de l’ordre du mégawatt grâce à des lasers chimiques. Les programmes Airborne Laser (ABL) et Advanced Tactical Laser (ATL), respectivement lancés en 1994 et 2002, étaient basés sur l’intégration sur une plate-forme aérienne d’un laser COIL (Chemical Oxygen Iodine Laser ou laser chimique oxygène-iode).
les programmes de développement portent alors sur des architectures laser intégrant des diodes laser pour pomper des matrices (YAG(4) principalement) dopées en terres rares (néodyme, ytterbium, erbium, etc.). Différentes configurations matricielles ont été étudiées : des disques minces à base de cristaux dopés (Boeing), des plaques (Northrop Grumman) et des «feuilles» guides d’ondes (Raytheon et Textron). Les Japonais, et en particulier l’entreprise Konoshima, et les Américains travaillent notamment sur la production de céramiques laser de haute qualité. Toutefois, en raison du niveau de puissance généré, des contraintes d’intégration sur les plates-formes et du maintien en condition opérationnelle, les lasers fibrés sont actuellement considérés comme l’option la plus prometteuse.
Une fibre laser, constituée d’un coeur dopé entouré d’une gaine de protection lui conférant des propriétés mécaniques (flexibilité), est pompée par des diodes laser de puissance. La fibre constitue en elle-même le guide optique permettant d’obtenir une bonne qualité spatiale et sa longueur facilite la gestion de la chaleur produite par l’émission stimulée, réaction par nature exothermique. La fibre laser n’est cependant pas adaptée aux fortes puissances. Au-delà de 10 kw, le milieu actif se détériore et la qualité du faisceau est affectée. Pour dépasser cette limitation, des techniques de montée en puissance sont nécessaires. Schématiquement, celle-ci peut être considérée comme la mise en parallèle de plusieurs séries de fibres laser amplificatrices. En sortie, l’ensemble des faisceaux générés doivent être combinés afin de produire la densité énergétique la plus élevée en un point de la cible. Là encore, les travaux sont en cours. Certains projets de Rheinmetall, MBDA ou encore Lockheed Martin utilisent la superposition spatiale de faisceaux, appelée également combinaison incohérente. Cette technique est relativement simple. Elle permet de développer rapidement des démonstrateurs comme ce fut le cas du LAWS (Laser Weapon System) de Lockheed Martin. Elle souffre néanmoins d’une limitation importante, à savoir la portée à laquelle la superposition est garantie. Plus complexe, la technique de combinaison cohérente avec contrôle actif de phase n’imposerait aucune limite du nombre d’émetteurs combinés ni donc de puissance émise.
Depuis plus de cinquante ans maintenant, des pays travaillent sur des armes laser de puissance. Si des démonstrations ont été réalisées, de nombreux défis technologiques demeurent pour atteindre des puissances de 100 kw, soit 1 000 fois moins que ce qui était envisagé au début des années 1980. Par ailleurs, l’émission d’un faisceau laser de forte puissance est une condition nécessaire, mais pas suffisante. Entre son émission et la cible, la propagation du faisceau dans l’atmosphère dégrade sa puissance et sa qualité, ce qui requiert des mesures correctives.
Plusieurs pays conduisent des travaux sur les armes laser de forte puissance. Aux côtés des grandes puissances militaires que sont les États-unis, la Russie et la Chine figurent Israël, l’inde, la Turquie et le Japon. En Europe, l’allemagne affiche une certaine avance en s’appuyant sur un écosystème industriel couvrant toute la chaîne de valeur, de la recherche (DLR, Fraunhofer Institute) aux systémiers intégrateurs (Rheinmetall, MBDA Deutschland, Diehl), en passant par un écosystème de fabricants de composants positionnés sur le marché des lasers industriels (Trumpf, II-IV, Laserline, Jenoptik). L’écosystème français des lasers de forte puissance militaires est quant à lui moins développé. Cependant, il bénéficiera des efforts en cours dans la filière photonique, à travers la création de la Fédération française de la photonique, Photonics France, et l’élaboration de la feuille de route de la filière française.
POURQUOI DES LASERS DE FORTE PUISSANCE DANS LES ARMÉES ?
La question la plus critique aujourd’hui n’est pas celle de la maturité technologique, mais celle des concepts d’emploi d’armes laser de forte puissance. Or, à ce jour, aucun des pays engagés dans ces développements n’a encore clairement défini de concept d’emploi d’armes laser antistructures. Plusieurs équations restent à résoudre.
Quelles cibles potentielles ?
Historiquement, les premières cibles sont les missiles balistiques. Plus récemment, les missiles de croisière hypersoniques, en développement, ont été évoqués comme autre objectif. Cependant, les missiles ont des structures renforcées, particulièrement au niveau de la tête, pour résister aux élévations de la température, qui peut atteindre plusieurs milliers de degrés Celsius à très grande vitesse, et donc aux lasers. Une piste serait de cibler les zones où sont situés les systèmes électroniques, plus fragiles à la chaleur. Deux conditions seraient néanmoins nécessaires :
“Aux côtés des grandes puissances militaires que sont les États-unis, la Russie et la Chine figurent Israël, l’inde, la Turquie et le Japon. En Europe, l’allemagne affiche une certaine avance en s’appuyant sur un écosystème industriel couvrant toute la chaîne de valeur.
connaître la conception du missile pour savoir précisément quelle zone cibler et disposer de lasers puissants capables de cibler la zone dans la bonne fenêtre de tir.
Une autre typologie de cibles concerne les RAM (Roquette, Artillerie, Mortier), les drones et les petites embarcations. Les démonstrations les plus récentes se sont d’ailleurs concentrées sur ce type de cibles, en enregistrant quelques succès. Mais, là encore, la vulnérabilité de ces systèmes doit être étudiée pour déterminer un concept d’emploi. Selon les travaux du CEA Gramat et de L’ONERA, le mode d’action à privilégier serait le perçage du réservoir pour enflammer le carburant. En effet, endommager la structure d’un drone, son aileron par exemple, requerrait des puissances de plusieurs mégawatts ou des temps incompatibles avec un emploi opérationnel. Les drones sont principalement constitués de matériaux composites, hétérogènes, dotés de propriétés d’isolation thermique. Les corps des RAM sont métalliques, présentant une meilleure conductivité thermique. Mais certains de ses systèmes sont muratisés, ce qui les rend moins sensibles aux élévations de température. Il est d’ailleurs intéressant de noter que les démonstrations portent quasi exclusivement sur la neutralisation de drones.
Quel bénéfice par rapport aux systèmes actuels ?
Plusieurs arguments sont formulés pour faire valoir l’intérêt des armes laser sur les armements actuels. Le premier d’entre eux est l’instantanéité du tir, comparée au temps de préparation d’un tir de missile, qui peut atteindre plusieurs heures. Mais si les temps de vol d’un faisceau laser et d’un missile sont incomparables – la vitesse de la lumière correspondant à plus de Mach 800000 –, un missile a un effet sur cible immédiat alors que celui du laser est différé. L’empreinte logistique réduite et le coût moindre par tir sont également exposés. Ces derniers arguments sont cependant énoncés sans être justifiés. Pour les démontrer, une analyse à périmètre comparable devra être présentée. En conclusion, à ce stade, les systèmes laser devront fournir la preuve d’une plus-value opérationnelle par rapport aux systèmes d’armes actuels, pour justifier leur intégration dans la panoplie capacitaire.
Quelle intégration ?
Avant que n’entrent en service de futures plates-formes conçues dès l’origine pour cela, l’intégration des systèmes d’armes laser pose des problèmes de taille/poids et d’alimentation énergétique selon les puissances envisagées. Des solutions de stockage d’énergie (supercondensateurs, volants inertiels, batteries plomb-acide, batteries lithium-ion) sont d’ailleurs envisagées pour alimenter ces systèmes afin de ne pas interférer avec les autres systèmes de mission. Les programmes actuels éclairent les potentielles futures intégrations, qui concernent tous les milieux : des avions, des hélicoptères, des navires, des véhicules terrestres, voire des structures terrestres transportables.
Le risque de dommage collatéral
Au-delà de leur plus-value opérationnelle et de la capacité à les intégrer au sein des forces, une autre question se pose, celle du cadre d’emploi. Rappelons qu’un faisceau laser, une fois généré, se propage jusqu’à sa rencontre avec une surface qui l’absorbe ou le réfléchit, ou jusqu’à une atténuation complète par absorption ou diffraction dans l’atmosphère. Ce phénomène d’atténuation est connu et caractérisé. L’objectif des systèmes d’armes laser est de le compenser pour maintenir la puissance et la qualité du faisceau jusqu’à une certaine portée. Alors, comment maîtriser le risque de dommages collatéraux ? Comment prendre en compte le risque d’un élément tiers traversant le faisceau avant la cible ou que le faisceau poursuive sa trajectoire au travers de la cible endommagée? Enfin, les technologies laser les plus avancées, compatibles avec de fortes puissances, émettent un rayonnement à environ 1 micromètre. Cette longueur d’onde présente un risque de lésion oculaire irréversible. Un risque existe dès lors par effet direct ou par réflexion sur la cible pouvant alors toucher l’opérateur du système.
Considérant l’ensemble de ces points, entre la défense antimissile dont la faisabilité technologique et technique est encore à démontrer et la protection périmétrique dont l’efficience doit être évaluée, la question du concept d’emploi reste à ce jour ouverte.
Notes
(1) Comme le laser, le concept du MASER repose sur l’amplification d’un rayonnement basé sur l’émission stimulée. Le MASER émet un rayonnement dans le domaine radio, le laser dans le domaine visible ou infrarouge.
(2) Le concept de l’émission stimulée est d’obtenir deux photons identiques à partir d’un seul photon incident. Le pompage optique permet de modifier les états des atomes par une irradiation lumineuse polarisée pour atteindre cet objectif.
(3) Une contre-mesure optique vise à «rendre aveugles» les systèmes optroniques adverses. Ainsi, les DIRCM (Directed Infrared Countermeasure) éblouissent (saturation des pixels), voire détruisent (endommagement des pixels) les capteurs sensibles à la lumière d’un missile guidé par autodirecteur infrarouge par exemple.
(4) YAG (Ytrium Aluminium Garnet : Y3AL5O12)
“Selon les travaux du CEA Gramat et de L’ONERA, le mode d’action à privilégier serait le perçage du réservoir pour enflammer le carburant. En effet, endommager la structure d’un drone, son aileron par exemple, requerrait des puissances de plusieurs mégawatts ou des temps incompatibles avec un emploi opérationnel.