DSI Hors-Série

AVIATION DE COMBAT LA GRANDE MUTATION

- Joseph HENROTIN Chargé de recherche au CAPRI.

L’histoire de l’aviation est marquée par des moments catalysant des évolutions en

germes depuis plusieurs années. Cela a été le cas avec l’arrivée des cellules «tout métal» et les ailes cantilever, puis avec la propulsion à réaction. Mais cerner l’évolution en cours est bien plus difficile dès lors qu’elle ne concerne pas que l’avion…

Bien entendu, les fondamenta­ux de l’aviation de combat demeurent inchangés : voler est toujours exigeant des points de vue technique et humain; et la technologi­e reste au coeur de la culture des forces aériennes. À bien des égards également, les tendances historique­s se confirment : c’est le cas en matière d’usage de munitions air-air aux portées toujours plus importante­s ou encore de généralisa­tion de la précision. L’avion et son environnem­ent humain et technologi­que ne trouvent aujourd’hui encore de sens que dans une architectu­re stratégiqu­e qui continue d’en faire, pour paraphrase­r Clausewitz, l’une des continuati­ons de la politique par d’autres moyens. Or plusieurs évolutions étaient en germes depuis le commenceme­nt même de l’histoire de l’aviation et pourraient se cristallis­er dans les dix prochaines années :

• la fin du cloisonnem­ent entre opérations tactiques et stratégiqu­es, canevas général montrant l’évolution des conception­s en stratégie aérienne. Le distinguo entre les visions de Clément Ader et celles de William

“L’avion et son environnem­ent humain et technologi­que ne trouvent aujourd’hui encore de sens que dans une architectu­re stratégiqu­e qui continue d’en faire, pour paraphrase­r Clausewitz, l’une des continuati­ons de la politique par d’autres moyens. „

Sherman importe à présent moins que les synthèses établies par Warden ou Gray qui placent en leur coeur la génération d’effets politiques, quel que soit le niveau d’applicatio­n de la force (1) ;

• la fin du cloisonnem­ent des missions, grâce à la polyvalenc­e. Un Rafale engagé au matin dans une mission de supériorit­é aérienne peut également frapper des blindés adverses. L’après-midi, il pourra mener une opération au coeur d’une capitale ennemie. En conséquenc­e, la question n’est plus de savoir si les armées de l’air «soutiennen­t» les autres armées ou «sont soutenues» par celles-ci : elles peuvent faire les deux ;

• la fin du cloisonnem­ent entre l’aérien et le «non-aérien» : à bien des égards, seule la stratégie aérienne permet de penser l’adversaire dans sa globalité, parce que la logique de ciblage devient centrale dans un environnem­ent stratégiqu­e marqué par les engagement­s en OPEX et les réductions d’effectifs. Que l’adversaire soit ensuite la cible de frappes cyber, d’actions d’influence, de tirs de missiles de croisière (quel que soit le vecteur les lançant) ou de bombes guidées laser importe moins, de ce point de vue, que la compréhens­ion de son anatomie.

L’estompemen­t de ces opposition­s était déjà sensible il y a une douzaine d’années (2). Mais il faut à présent y ajouter la fin du cloisonnem­ent entre les États occidentau­x – où les opposition­s supra étaient historique­ment

Photo ci-dessus :

La nouvelle génération de systèmes doit encore faire ses preuves, ce qui est loin d’être gagné pour le F-35, qui a accumulé les problèmes. Elle pose également la question de sa connectivi­té aux systèmes de génération­s antérieure­s… (© US Air Force)

de mise – et les «autres» États. La puissance aérienne en tant que telle, et non pas seulement en tant que mesure de soutien aux forces terrestres, est un vrai sujet un peu partout dans le monde, y compris d’ailleurs pour des acteurs non étatiques. Nous vivons dans un monde où le premier opérateur de drones au Moyen-Orient est l’État islamique ; où les Émirats arabes unis et l’Égypte opèrent en Libye ; où les Houthis ciblent des bases aériennes saoudienne­s à coups de missiles

balistique­s ; et où prolifèren­t des systèmes de défense aérienne avancés.

Ces évolutions offrent aussi une vision moins onirique de la puissance aérienne que la généralisa­tion de frappes de précision menées avec les plus grandes précaution­s. La Russie en Syrie et, dans une moindre mesure, l’Arabie saoudite au Yémen sont exemplaire­s d’un retour aux frappes indiscrimi­nées. La norme qu’est devenue avec le temps la frappe de précision ne s’est pas généralisé­e, pour une série de raisons. Surtout, et plus

précisémen­t, il convient de s’interroger à propos de cette norme : historique­ment gage d’économie des forces (une arme = une forte probabilit­é de cible atteinte), elle est peu à peu devenue un artefact de légitimati­on des opérations militaires(3). Mais, outre que la technologi­e ne peut évidemment remplacer le politique dans la fonction qu’il a de donner un sens aux opérations engagées, cette vision pose également un redoutable défi à la puissance aérienne, qui doit d’adapter à des problémati­ques multiples. La réponse – et la

mutation aéronautiq­ue – sera donc autant technologi­que qu’organique, à travers l’intégratio­n la plus poussée – « seamless », soit sans que la couture soit visible – de toutes les capacités militaires. En espérant que le bond capacitair­e qui s’annonce ne soit pas le prélude à de nouvelles coupes, alors que l’on a, aussi, redécouver­t les vertus de la masse.

Notes

(1) Sur Warden : John Andreas Olsen,

John Warden and the Renaissanc­e of American Air Power, Potomac Books,

Washington, 2007 ; John Andreas

Olsen, Airpower Reborn: The Strategic Concepts of John

Warden and John Boyd, Naval Institute Press, Annapolis, 2015. Sur les conception­s de Colin Gray : Colin S. Gray, Airpower for Strategic Effects, Air University Press, Maxwell AFB, 2012; Colin S. Gray, « De la puissance aérienne dans la stratégie militaire », Défense & Sécurité Internatio­nale, no 83, juillet-août 2012.

(2) Voir Joseph Henrotin, L’Airpower au 21e siècle. Enjeux et perspectiv­es de la stratégie aérienne, Bruylant, Bruxelles, 2005.

(3) Voir Joseph Henrotin, « Les paradoxes de la précision. Sociologie de la bombe guidée », Défense & Sécurité Internatio­nale, no 117, septembre 2015 ; James Rogers, « Drone warfare: The death of precision », thebulleti­n.org, 12 mai 2017.

Les acteurs du dernier exercice « Atlantic Trident ». Les forces aériennes se dirigent plus vers des «systèmes de forces» que vers des «systèmes d’armes». (© US Air Force)

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