AVIATION DE COMBAT LA GRANDE MUTATION
L’histoire de l’aviation est marquée par des moments catalysant des évolutions en
germes depuis plusieurs années. Cela a été le cas avec l’arrivée des cellules «tout métal» et les ailes cantilever, puis avec la propulsion à réaction. Mais cerner l’évolution en cours est bien plus difficile dès lors qu’elle ne concerne pas que l’avion…
Bien entendu, les fondamentaux de l’aviation de combat demeurent inchangés : voler est toujours exigeant des points de vue technique et humain; et la technologie reste au coeur de la culture des forces aériennes. À bien des égards également, les tendances historiques se confirment : c’est le cas en matière d’usage de munitions air-air aux portées toujours plus importantes ou encore de généralisation de la précision. L’avion et son environnement humain et technologique ne trouvent aujourd’hui encore de sens que dans une architecture stratégique qui continue d’en faire, pour paraphraser Clausewitz, l’une des continuations de la politique par d’autres moyens. Or plusieurs évolutions étaient en germes depuis le commencement même de l’histoire de l’aviation et pourraient se cristalliser dans les dix prochaines années :
• la fin du cloisonnement entre opérations tactiques et stratégiques, canevas général montrant l’évolution des conceptions en stratégie aérienne. Le distinguo entre les visions de Clément Ader et celles de William
“L’avion et son environnement humain et technologique ne trouvent aujourd’hui encore de sens que dans une architecture stratégique qui continue d’en faire, pour paraphraser Clausewitz, l’une des continuations de la politique par d’autres moyens. „
Sherman importe à présent moins que les synthèses établies par Warden ou Gray qui placent en leur coeur la génération d’effets politiques, quel que soit le niveau d’application de la force (1) ;
• la fin du cloisonnement des missions, grâce à la polyvalence. Un Rafale engagé au matin dans une mission de supériorité aérienne peut également frapper des blindés adverses. L’après-midi, il pourra mener une opération au coeur d’une capitale ennemie. En conséquence, la question n’est plus de savoir si les armées de l’air «soutiennent» les autres armées ou «sont soutenues» par celles-ci : elles peuvent faire les deux ;
• la fin du cloisonnement entre l’aérien et le «non-aérien» : à bien des égards, seule la stratégie aérienne permet de penser l’adversaire dans sa globalité, parce que la logique de ciblage devient centrale dans un environnement stratégique marqué par les engagements en OPEX et les réductions d’effectifs. Que l’adversaire soit ensuite la cible de frappes cyber, d’actions d’influence, de tirs de missiles de croisière (quel que soit le vecteur les lançant) ou de bombes guidées laser importe moins, de ce point de vue, que la compréhension de son anatomie.
L’estompement de ces oppositions était déjà sensible il y a une douzaine d’années (2). Mais il faut à présent y ajouter la fin du cloisonnement entre les États occidentaux – où les oppositions supra étaient historiquement
Photo ci-dessus :
La nouvelle génération de systèmes doit encore faire ses preuves, ce qui est loin d’être gagné pour le F-35, qui a accumulé les problèmes. Elle pose également la question de sa connectivité aux systèmes de générations antérieures… (© US Air Force)
de mise – et les «autres» États. La puissance aérienne en tant que telle, et non pas seulement en tant que mesure de soutien aux forces terrestres, est un vrai sujet un peu partout dans le monde, y compris d’ailleurs pour des acteurs non étatiques. Nous vivons dans un monde où le premier opérateur de drones au Moyen-Orient est l’État islamique ; où les Émirats arabes unis et l’Égypte opèrent en Libye ; où les Houthis ciblent des bases aériennes saoudiennes à coups de missiles
balistiques ; et où prolifèrent des systèmes de défense aérienne avancés.
Ces évolutions offrent aussi une vision moins onirique de la puissance aérienne que la généralisation de frappes de précision menées avec les plus grandes précautions. La Russie en Syrie et, dans une moindre mesure, l’Arabie saoudite au Yémen sont exemplaires d’un retour aux frappes indiscriminées. La norme qu’est devenue avec le temps la frappe de précision ne s’est pas généralisée, pour une série de raisons. Surtout, et plus
précisément, il convient de s’interroger à propos de cette norme : historiquement gage d’économie des forces (une arme = une forte probabilité de cible atteinte), elle est peu à peu devenue un artefact de légitimation des opérations militaires(3). Mais, outre que la technologie ne peut évidemment remplacer le politique dans la fonction qu’il a de donner un sens aux opérations engagées, cette vision pose également un redoutable défi à la puissance aérienne, qui doit d’adapter à des problématiques multiples. La réponse – et la
mutation aéronautique – sera donc autant technologique qu’organique, à travers l’intégration la plus poussée – « seamless », soit sans que la couture soit visible – de toutes les capacités militaires. En espérant que le bond capacitaire qui s’annonce ne soit pas le prélude à de nouvelles coupes, alors que l’on a, aussi, redécouvert les vertus de la masse.
Notes
(1) Sur Warden : John Andreas Olsen,
John Warden and the Renaissance of American Air Power, Potomac Books,
Washington, 2007 ; John Andreas
Olsen, Airpower Reborn: The Strategic Concepts of John
Warden and John Boyd, Naval Institute Press, Annapolis, 2015. Sur les conceptions de Colin Gray : Colin S. Gray, Airpower for Strategic Effects, Air University Press, Maxwell AFB, 2012; Colin S. Gray, « De la puissance aérienne dans la stratégie militaire », Défense & Sécurité Internationale, no 83, juillet-août 2012.
(2) Voir Joseph Henrotin, L’Airpower au 21e siècle. Enjeux et perspectives de la stratégie aérienne, Bruylant, Bruxelles, 2005.
(3) Voir Joseph Henrotin, « Les paradoxes de la précision. Sociologie de la bombe guidée », Défense & Sécurité Internationale, no 117, septembre 2015 ; James Rogers, « Drone warfare: The death of precision », thebulletin.org, 12 mai 2017.
Les acteurs du dernier exercice « Atlantic Trident ». Les forces aériennes se dirigent plus vers des «systèmes de forces» que vers des «systèmes d’armes». (© US Air Force)