LES OPÉRATIONS CONTRE DAECH AU LEVANT
La France est engagée depuis septembre 2014 dans la lutte contre Daech au
Levant. Son action s’est étendue à la Syrie en novembre 2015 après les attaques de Paris. Dans cette lutte déterminante pour sa sécurité et pour la libération des populations irakiennes, syriennes et kurdes du terrible joug de cette organisation barbare méprisant la vie humaine au nom d’une idéologie mortifère, la France, deuxième contributeur aérien, sensiblement au même niveau que le Royaume-Uni, est un acteur essentiel. Les aviateurs français combattent tous les jours depuis deux ans et montrent leur savoir-faire face à un ennemi puissant, résilient et difficile à combattre, sur un théâtre particulièrement complexe où l’arme aérienne joue un rôle primordial.
Le nombre et de la diversité des acteurs, les objectifs différents de chacun d’eux, le caractère transfrontalier du conflit, la nature de l’ennemi Daech, celle de l’opération multinationale « Inherent Resolve » et la complexité de ses structures de commandement : tous ces facteurs contribuent à l’intrication du théâtre Levant. Ainsi, à la lutte de la coalition contre Daech s’ajoutent la guerre civile syrienne (le régime combattant
tous les mouvements rebelles, dont Daech, mais également certains groupes soutenus par les Américains), la question kurde (les Kurdes syriens de l’YPG(1) ayant profité du
Général de brigade aérienne, commandant la composante aérienne française au Levant d’août 2016 à février 2017.
“La France est l’une des douze nations qui effectuent des frappes aériennes contre Daech. Elle fait partie du cercle encore plus restreint (avec les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Australie,
la Belgique et le Danemark) de celles qui frappent à la fois en Irak et en Syrie.
conflit pour établir une base territoriale en Syrie tandis qu’en Irak le Gouvernement régional du Kurdistan a trouvé dans le combat contre Daech une occasion inédite de saisir des territoires qu’il revendiquait depuis 2004), et enfin les luttes entre chiites et sunnites qui constituent un dénominateur commun à plusieurs affrontements en cours sur l’ensemble du théâtre. Quelques puissances régionales jouent sur les différends ethniques, nationalistes et religieux pour servir leurs intérêts stratégiques. La Russie a profité de ce conflit pour retrouver une position de premier plan sur la scène internationale. Elle est désormais considérée comme une puissance militaire crédible et aguerrie, un acteur incontournable de cette région et est vue comme un allié fidèle de ses partenaires. À l’inverse, les États-Unis paient le prix des mauvais choix
„politiques et militaires réalisés après l’intervention de 2003 et sont, malgré d’immenses efforts, à la peine.
UNE OPÉRATION COMPLEXE
La coalition MESF (Middle East Stabilization Force) rassemble 64 pays et deux organisations internationales qui ont désigné un ennemi commun : Daech. La France est l’une des douze nations qui effectuent des frappes aériennes contre Daech. Elle fait partie du cercle encore plus restreint de
Photo ci-dessus :
Le Rafale mène pour l’instant les opérations de combat au Levant. L’appareil s’est avéré remarquablement adapté. (© DoD)
celles (États-Unis, Royaume-Uni, Australie, Belgique et Danemark) qui frappent à la fois en Irak et en Syrie. L’opération « Inherent Resolve » (OIR) se déroule sur deux pays où les partenaires et les règles du jeu diffèrent. Plusieurs commandements américains sont engagés dans cette opération, avec des responsabilités partagées, des cultures différentes et des objectifs parfois divergents. La structure de commandement est en conséquence d’une rare complexité. L’espace de bataille est réparti entre ces différents commandements qui conduisent leurs opérations sous la direction du niveau opératif situé à Koweït (CJTF(2)), direction qui consiste à coordonner au mieux l’action des différents acteurs et essayer de donner un tempo sur l’ensemble de la JOA (Joint Operating Area). Seule l’action aérienne conduite par la composante aérienne, le CFACC(3), est globale sur l’ensemble du théâtre.
Au sol, les partenaires (gouvernement irakien, gouvernement autonome du Kurdistan, Forces démocratiques syriennes) ont leur propre vision des opérations et restent souverains dans les choix qui sont faits sur les
“Daech présentait à l’origine le visage d’une véritable armée conventionnelle équipée d’armements lourds pris à l’armée irakienne. On se souvient des colonnes de chars sur lesquels flottaient les drapeaux noirs de l’organisation en 2014. Sous les coups portés par les avions de la coalition, il s’est progressivement transformé en adversaire plus asymétrique, mêlant tactiques conventionnelles et tactiques de guérilla.
plans opératif et tactique, ajoutant à la complexité de la tâche. L’OIR vise à la destruction méthodique de Daech par la combinaison d’actions spéciales et conventionnelles pour le repousser dans un espace de plus en plus restreint et des manoeuvres par des partenaires terrestres, appuyés par des actions
létales et non létales depuis les airs, pour détruire son potentiel militaire, reprendre le terrain et contrer son message. Considérant que sa légitimité idéologique repose sur le contrôle du territoire du califat historique, la coalition porte son effort sur la perte de territoire.
tactiques de dissimulation telles que l’habillement avec des uniformes de l’armée irakienne, l’usage d’ambulances comme véhicules de combat.
L’ARME AÉRIENNE : UN RÔLE DÉTERMINANT
L’action depuis la troisième dimension joue un rôle primordial au Levant. Dans un premier temps, lors de la débandade des forces irakiennes et alors que les Américains avaient retiré toutes leurs troupes terrestres combattantes, l’arme aérienne a été la seule à pouvoir stopper l’expansion rapide de Daech fin 2014 grâce à des frappes effectuées par les moyens aériens américains basés dans la région. Elle a permis ensuite d’affaiblir Daech et de dégrader sérieusement son potentiel militaire par de très nombreuses frappes aériennes. Elle permet aujourd’hui la reconquête territoriale par son action permanente de surveillance, de renseignement et d’appui, tout en continuant à affaiblir Daech sur tout le théâtre et jusque dans ses sanctuaires les plus reculés en frappant ses capacités de commandement, ses sources de financement, son potentiel militaire et logistique et en contraignant sa liberté de mouvement. La reconquête par les forces terrestres des territoires contrôlés par Daech est ainsi rendue possible par une action permanente et massive de surveillance et d’appui.
Comprendre et savoir
Les moyens aériens affectés à la surveillance et au renseignement agissent en
permanence, sur l’ensemble du théâtre. Depuis l’extrême nord-ouest de la Syrie jusqu’à Bagdad, à Raqqa, Deir ez-Zor ou Palmyre, dans toute la moyenne vallée de l’Euphrate, zone grise où Daech est encore à l’abri des actions terrestres, dans les régions désertiques, dans la vallée du Tigre, il n’y a pas un endroit où Daech n’est pas observé en permanence par des moyens aériens. Cette connaissance permet d’analyser les flux et les intentions de l’ennemi, de trouver les cibles à frapper, en opportunité ou en délibéré. Ainsi,
kurdes se sont approchés de Mossoul pour établir une ligne de front à 25 km à l’est des premiers faubourgs, permettant la constitution de points de rassemblement des forces irakiennes destinées à l’offensive selon plusieurs axes d’attaque depuis le nord, l’est et le sud. Enfin, de nombreuses frappes aériennes en août, septembre et octobre 2016 ont modelé l’espace de bataille et affaibli les défenses de Daech.
Après la conquête des approches ayant conduit à la libération de nombreux villages de la plaine de Ninive, la bataille de Mossoul a lieu dans une ville d’un million d’habitants, traversée du nord au sud par le Tigre dont la largeur est deux fois celle de la Seine. Les étendues sont considérables. On peut comparer la bataille de Mossoul à une offensive qui aurait été lancée pour libérer Paris depuis l’ouest, le nord et l’est de la capitale française, depuis une ligne située à environ 25 km du périphérique et passant par Les Mureaux, Pontoise, Chantilly et Meaux. L’espace de bataille a été longuement préparé par l’ennemi qui a disposé des obstacles artificiels pour canaliser la progression des forces irakiennes et les conduire dans des zones de confrontation qui lui sont favorables. De nombreuses infrastructures ont également été piégées. Les forces de sécurité irakiennes ont ainsi subi de lourdes pertes (750 morts au combat et 4000 blessés lors des 100 premiers jours, correspondant à la reprise de Mossoul-Est), essentiellement dues à l’usage massif de VBIED, malgré les destructions opérées par les avions de la coalition et les cratérisations de route destinées à protéger les axes de progression des Forces spéciales irakiennes.
Dans les airs, la bataille de Mossoul, c’est environ 70 aéronefs qui décollent chaque jour, dont une dizaine de drones armés et une dizaine d’avions de surveillance et de reconnaissance, auxquels s’ajoutent plus de 30 avions de chasse et 20 ravitailleurs en vol. Chaque instant, une douzaine d’aéronefs armés (drones et avions de chasse) tournent au-dessus de la ville, prêts à frapper Daech. Dès qu’un accrochage survient ou lorsque les forces irakiennes subissent des tirs, un appui aérien est demandé. Les contacts sont souvent très proches et nécessitent des frappes aériennes particulièrement précises. Il est fréquent que les avions français ciblent des combattants ennemis situés à moins de 200 m de forces amies au coeur de Mossoul.
Des attaques complexes d’ampleur sont souvent conduites par Daech, à l’instar de celle du 28 décembre 2016. Au petit matin, il lance une attaque dans un quartier nord de Mossoul contre les positions de
la 16e division irakienne. Une centaine de combattants attaquent sur trois axes simultanés. Quatre tractopelles sont utilisées pour créer des brèches dans les merlons de protection des forces irakiennes. L’assaut est appuyé par neuf VBIED, ainsi que par des
“Chaque instant, une douzaine d’aéronefs armés (drones et avions de chasse) tournent audessus de Mossoul, prêts à frapper Daech. Dès qu’un accrochage survient ou lorsque les forces irakiennes subissent des tirs, un appui aérien est demandé. „
tirs de mortier issus de plus de 20 positions différentes. Il est finalement repoussé grâce à une intervention massive des avions de la coalition, qui fait 47 morts et 4 blessés dans les rangs des assaillants.
Dans la bataille de Mossoul, près des trois quarts des munitions sont tirées par des
avions de combat qui restent la plate-forme privilégiée et la plus adaptée aux besoins de réactivité, de couverture et de flexibilité. Les bombardiers lourds B-52 et les drones représentent chacun un peu plus de 10 %. Le guidage GPS pur est utilisé dans 60% des cas tandis que le guidage laser seul, peu apprécié des officiers de guidage (JTAC), représente moins de 10 % des munitions. La France est la deuxième nation cinétique avec un peu moins de 10 % des munitions tirées entre le 17 octobre 2016 et le 31 janvier 2017, période de la libération de Mossoul-Est, loin derrière les États-Unis, mais devant le Royaume-Uni.
VOIR, COMPRENDRE, AGIR EN PERMANENCE : LES CLÉS DU SUCCÈS
La nation qui dirige et donne le tempo est celle qui, d’une part, voit et comprend et, d’autre part, dispose d’une structure de commandement. La capacité à collecter du renseignement et à le traiter, en temps réel ou en temps différé, repose sur une combinaison de moyens ISR variés et complémentaires, ainsi que sur des structures et des organisations de renseignement taillées pour les besoins des composantes et du niveau opératif. Les drones équipés de Full Motion Video (FMV) sont indispensables pour
Un MQ-1 américain. L’essentiel de l’ISR sur le théâtre est fourni par les États-Unis. (© DoD)
L’Atlantique 2, d’abord appareil de patrouille maritime, est devenu un véritable « couteau suisse » de la surveillance. (© DoD)
le développement de cibles pour les frappes délibérées et l’appui aérien dynamique, tandis que les avions «lourds» d’ISR multispectre (notamment SIGINT et GMTI) sont incontournables pour connaître l’ennemi et le champ de bataille, et pour la préparation des engagements délibérés. Le nombre de drones MALE (MQ-1 et MQ-9), bien que très important, ne suffit pas à satisfaire l’ensemble des besoins sur le théâtre. Si les moyens ISR apportent la connaissance et la vision en temps réel des opérations, les structures de commandement (CAOC(8) et structures TAC C2 de théâtre) constituent le cerveau et le système nerveux de l’action militaire, notamment aérienne. À cet égard, le CAOC d’Al-Udeid, au Qatar, est une remarquable machine s’appuyant sur des capteurs, des réseaux, des capacités d’élongation et des compétences humaines irremplaçables. Un tel outil demande en particulier des liaisons de données haut débit temps réel sécurisées qui rendent possible son action fluide et réactive. La connectivité est plus que jamais le « key enabler » des opérations conduites dans et depuis la troisième dimension.
En deuxième lieu, la permanence des actions aériennes est une condition incontournable du succès des opérations. Elle permet de surveiller sans discontinuer l’ennemi, d’anticiper ses mouvements et de les contraindre, de le frapper dès que l’occasion se présente sans lui laisser la possibilité de s’échapper. Troisième enseignement : la masse est indispensable. Elle résulte du besoin de permanence et de la nécessité de
couvrir l’ensemble du théâtre en appui des multiples engagements terrestres, tout en étant capable de continuer à modeler l’espace de bataille et à frapper l’ennemi sur ses ar-
particulièrement appréciée. Nos avions sont capables d’opérer en Irak comme en Syrie, notre dispositif est flexible et sait s’adapter en fonction des besoins de la coalition et du tempo des opérations. Nos règles d’emploi sont un modèle d’équilibre entre les besoins opérationnels et le nécessaire contrôle national sur l’emploi de nos moyens mis à la disposition de la coalition. Cela confère à la France un rôle particulièrement important dans la lutte contre Daech au Levant.
Concernant nos faiblesses, la plupart sont malheureusement déjà connues. Nos avions ravitailleurs sont hors d’âge. Il en résulte un manque de fiabilité et des risques encourus par les équipages eux-mêmes. Il est plus que jamais nécessaire d’accélérer le remplacement des C-135FR par les MRTT et d’envisager l’augmentation du format des ravitailleurs afin de le mettre en adéquation avec la réalité des engagements de l’aviation de chasse et des besoins de toutes les opérations militaires interalliées ou nationales. En matière d’ISR, malgré les efforts consentis récemment, la France manque encore de moyens lui permettant de mieux peser dans le processus d’appréciation et de décision, comme dans l’action. Des plates-formes permanentes multispectres (radar, SIGINT, Full Motion Video) de type Sentinel britannique, manquent cruellement à l’inventaire des capacités aériennes françaises.
Nous manquons également de drones MALE armés qui jouent un rôle essentiel pour le développement d’objectifs, l’acquisition et le maintien de l’identification des cibles, et la réalisation de frappes. Ces drones offrent réactivité et permanence, et constituent des effecteurs complémentaires des modes
d’action des chasseurs. Le débat d’ordre éthique sur la robotisation des frappes aériennes est un faux débat qu’il convient de clore. Les drones armés restent des aéronefs pilotés et commandés en toutes circonstances par des opérateurs humains ayant la particularité de ne pas être à bord, mais déportés. Cela garantit exactement les mêmes conditions éthiques et légales d’ouverture du feu qu’un aéronef habité. S’agissant du Rafale, cet avion démontre tous les jours ses remarquables performances au Levant. Néanmoins, l’absence de SATCOM voix et données est un réel handicap sur tout le théâtre. Par ailleurs, notre panoplie d’armement n’est pas suffi-
“Il est plus que jamais nécessaire d’accélérer le remplacement des C-135FR par les MRTT et d’envisager l’augmentation du format des ravitailleurs afin de le mettre en adéquation avec la réalité des engagements de l’aviation de chasse. „
samment large. Il manque notamment des 1 000 kg à guidage GPS, dont l’absence pénalise gravement nos avions en missions de frappes délibérées avec des points d’impact multiples, de même qu’une véritable munition
à effets collatéraux réduits pour le combat urbain (de type GBU-39 Small Diameter Bomb), la SBU-54v4 avec corps de BLU-126 emportée par le Rafale n’étant qu’une solution palliative.
Le bilan cinétique de la coalition illustre la diversité et la quantité des moyens de Daech ainsi que la nécessité d’une action inscrite dans la durée, permanente et soutenable pour obtenir des effets tangibles face à un adversaire de cette sorte : près de 20000 frappes réalisées depuis le début d’OIR, dont environ un quart destinées à affaiblir Daech en tant que système et près des trois quarts pour détruire son potentiel militaire de terrain et ses forces combattantes. Ces frappes ont permis la destruction de centaines d’infrastructures utilisées par l’ennemi, de plus d’un millier de caches d’armes, de milliers de véhicules divers, de centaines de chars, pièces d’artillerie et mortiers. Elles ont permis l’élimination de plusieurs dizaines de milliers de combattants ennemis (les estimations de la coalition sont de plus de 50 000 combattants éliminés par les frappes aériennes). Les avions français ont largement contribué à ce bilan en frappant plus de 1 200 objectifs en Irak et en Syrie avec plus de 2 500 munitions de tous types.
Différente de celles que nous avons connues jusqu’ici, avec un ennemi plus redoutable, plus résilient, plus organisé, plus dynamique, plus asymétrique, plus meurtrier que ceux que nous avons rencontrés au Kosovo, en Libye ou en Afghanistan, l’opération « Chammal/Inherent Resolve » est particulière difficile et complexe pour les forces de la coalition. L’ennemi agit en mêlant modes d’action militaires traditionnels et modes d’action totalement asymétriques, dans des combats de grande envergure. La bataille est intense, longue, dynamique et complexe. Elle rappelle que les actions militaires doivent être inscrites dans la durée, et donc soutenables, pour produire des effets, et accompagnées par une vision politique pour en obtenir une issue durablement positive.
Elle ne doit pas faire oublier que les opérations aériennes futures pourraient avoir lieu dans des environnements contestés par des systèmes de défense aérienne et des aéronefs de génération récente, donc performants. Sans aucun doute une autre histoire à laquelle nous devons nous préparer tout en luttant contre Daech jour après jour. g
Notes
(1) YPG : branche armée des Forces démocratiques syriennes.
(2) CJTF : Combined Joint Task Force.
(3) CFACC : Combined Forces Air Component Command.
(4) ISR : Intelligence Surveillance Reconnaissance.
(5) IMMINT : Image Intelligence.
(6) SIGINT : Signal Intelligence.
(7) COMINT : Communication Intelligence.
(8) CAOC : Combined Air Operations Center.
(9) AFCENT : Air Force Central Command.
Deux Mirage 2000D décrochent après leur ravitaillement auprès d’un KC-135 américain. Le ravitaillement en vol reste l’une des faiblesses françaises. (© DoD)