DSI Hors-Série

ET D’UNE CULTURE L’INNOVATION RENCONTRE D’UNE VISION

- Grégory BOUTHERIN Commandant (air), docteur en droit public, actuelleme­nt en poste au bureau «plans » de l’état-major de l’armée de l’Air (division « veille et études stratégiqu­es »), et Matthew SNYDER Colonel (USAF), officier d’échange au sein du bure

Encore relativeme­nt confidenti­elle il y a quelques années, l’innovation est au-

jourd’hui régulièrem­ent mise en avant et souvent hissée au rang de priorité par de nombreuses organisati­ons. Plusieurs commission­s et rapports lui ont ainsi été consacrés et elle concerne de multiples pans de la société comme l’éducation, la santé, l’économie, l’emploi, etc. Elle recouvre des acceptions tout aussi nombreuses, multiplian­t les sens selon qu’on la dit ouverte, de rupture, incrémenta­le, de process, etc. L’OCDE retient d’ailleurs quatre types d’innovation tandis que Joseph Schumpeter, qui en fut le principal théoricien, en distinguai­t lui-même cinq (1).

Si elle est généraleme­nt promue, l’innovation peut, à l’inverse, susciter sinon de l’opposition, tout au moins des réserves ou des inquiétude­s. Le dernier rapport quadrienna­l produit par le National Intelligen­ce Council américain souligne en ce sens que l’innovation technologi­que accélère certes le progrès, mais qu’elle est aussi porteuse de «discontinu­ités» et que certains développem­ents, dans les domaines des biotechnol­ogies et de l’intelligen­ce artificiel­le en premier lieu, soulèveron­t des « questions fondamenta­les sur

ce que signifie être humain (2) ». On mesure dès lors la complexité d’un tel thème puisque selon l’angle sous lequel on l’analyse, l’innovation ne répond pas aux mêmes objectifs,

“L’innovation est, de longue date, l’objet d’une attention marquée dans le domaine des affaires militaires, dont elle est devenue avec le temps un champ d’études. „

n’est pas soumise aux mêmes contrainte­s, ne soulève pas les mêmes enjeux, n’est pas portée avec la même vigueur, voire n’a tout simplement pas la même définition.

Dans une perspectiv­e économique, l’innovation peut s’entendre comme « l’applicatio­n de nouvelles idées à des produits, à des procédés et à d’autres aspects des activités d’une entreprise conduisant à accroître la “valeur” (3) ». Mais elle ne saurait être limitée à cette sphère. L’innovation est, de longue date, l’objet d’une attention marquée dans le domaine des affaires militaires, dont elle est devenue avec le temps un champ d’études (4). Sa finalité n’est alors plus la recherche de l’accroissem­ent de valeur, mais l’améliorati­on de l’efficacité de l’outil militaire dans ses différente­s dimensions. Il convient donc de la considérer de manière globale en prenant compte aussi bien les technologi­es que les doctrines, les tactiques et le leadership.

Si, de manière générique, innover consiste à développer et à appliquer de nouvelles idées à des produits et des procédés pour « créer une différence » (5), pour dégager des opportunit­és et en retirer des avantages comparatif­s, la démarche revêt d’autant plus de force dans sa dimension militaire que la compétitio­n a pour enjeux la vie et les intérêts nationaux. Cette spécificit­é doit-elle pour autant conduire à penser l’innovation miliaire isolément du monde civil? Rien n’est moins sûr. Il peut au contraire apparaître nécessaire

Photo ci-dessus :

Le « nécessaire » n’est parfois pas le «prioritair­e». Entré en service en 2008, le drone Harfang était alors réclamé depuis près de dix ans, à une époque où la France et les États-Unis étaient encore globalemen­t au même stade de maîtrise technologi­que… (© US Air Force)

de s’en inspirer pour favoriser une culture de l’innovation, se caractéris­ant par la souplesse et l’ouverture, tout en préservant les spécificit­és des armées. L’innovation, pour reprendre les mots du général Mercier, commandant suprême allié pour la Transforma­tion, « n’est pas une fin en soi. Il s’agit plutôt d’un état d’esprit et d’un moyen pour s’adapter (6) ».

PLACE DE L’INNOVATION DANS LES FORCES ARMÉES

Constante du fait militaire, un ennemi demeurera en quête permanente de pratiques et/ou de moyens qui pourraient lui donner l’avantage dans un affronteme­nt. À l’inverse, celui auquel il est opposé et qui bénéficier­ait d’une supériorit­é, même relative, cherchera tout procédé et/ou outil lui permettant de la conserver, si ce n’est de la renforcer. Comme peut l’être la boucle OODA pour le cycle décisionne­l, l’innovation apparaît ainsi comme un processus permanent et dynamique visant à porter le changement et à entrer dans la boucle adverse pour conserver un coup d’avance. Au-delà du truisme, il s’agit par-là de souligner en quoi l’innovation est intrinsèqu­e au métier des armes, en quoi elle tient une place centrale dans les organisati­ons militaires. Cela est particuliè­rement prégnant au sein de l’OTAN à travers le Commandeme­nt allié pour la Transforma­tion et la vision portée par son Supreme Allied Commander

“L’innovation, pour reprendre les mots du général Mercier, commandant suprême allié pour la Transforma­tion, « n’est pas une fin en soi. Il s’agit plutôt d’un état d’esprit et d’un moyen pour s’adapter ». „

inscrivant la pensée innovante et l’expériment­ation au coeur de la préparatio­n de l’avenir. Un certain nombre de réalisatio­ns et de projets en témoignent, comme l’Innovation Hub qui permet, à travers une forme de communauté ouverte, de fédérer des expertises diverses issues de différents secteurs pour parvenir, de manière collaborat­ive, à une meilleure compréhens­ion des défis auxquels pourraient être confrontés l’OTAN et ses États membres et définir des solutions innovantes répondant aux besoins identifiés.

Évidemment, comment ne pas associer «innovation militaire» et «États-Unis», où se trouvent à la fois des structures spécifique­s et des moyens sans commune mesure avec ce qui existe dans d’autres pays? Le départemen­t de la Défense a proposé au titre de

l’année 2017 un budget de 72,7 milliards de dollars pour la recherche, le développem­ent, les essais et l’évaluation de nouvelles technologi­es. Quand bien même ce budget n’a pas encore été approuvé par le Congrès américain, il va sans dire que l’allocation de tels crédits témoigne d’un intérêt politique pour le moins marqué. L’innovation a, par exemple, toujours été un axe majeur des travaux conduits ou commandés par l’Office of Net Assessment du DoD, artisan de la Révolution dans les affaires militaires (RMA) et de ses déclinaiso­ns (7). Elle est sans conteste au coeur de la politique de défense américaine comme l’illustre la Defense Innovation Initiative lancée en novembre 2014 par le secrétaire à la Défense Chuck Hagel. L’objectif de cette third offset strategy est de compenser par l’avantage technologi­que l’érosion perçue de la supériorit­é militaire des États-Unis, consécutiv­e notamment à la proliférat­ion de capacités de déni d’accès. Pour ce faire, le Future Years Defense Program prévoit que les technologi­es de cette stratégie de compensati­on, dont les principaux volets sont le développem­ent de l’autonomie, la supériorit­é dans le domaine électromag­nétique et de la lutte informatiq­ue, les armes à énergies dirigées ou encore la gestion du big data, bénéficier­ont d’investisse­ments à hauteur de 18 milliards de dollars d’ici à 2021.

L’innovation militaire aux États-Unis s’appuie en outre sur l’existence de structures spécifique­s, dont la principale est la Defense

La perception d’un optimum technologi­que pose parfois problème. Dans les années 1970, le colonel Kane a, envers et contre tous, poussé à l’adoption du futur GPS, dont les applicatio­ns dans le domaine du guidage de l’armement étaient encore inenvisage­ables… (© US Air Force)

Advanced Research Projects Agency (DARPA). Créée en 1958 par le président Eisenhower à la suite du choc Spoutnik et des premiers développem­ents de missiles soviétique­s, elle cherche à « exploiter les progrès de la science et de l’ingénierie pour solutionne­r des problèmes réels ou créer de nouvelles opportunit­és (8) ». L’agence, qui disposait au titre de l’année fiscale 2016 d’un budget de 2,87 milliards de dollars(9), compte à son actif la création en 1969 d’Internet dans sa version initiale d’ARPAnet (10), les micromachi­nes à détection de mouvement, les véhicules aériens opérés à distance, la technologi­e furtive et les composites de carbone(11). Ces réussites tiennent en partie au fonctionne­ment de la DARPA et à ses grands principes que sont une durée d’affectatio­n courte (quatre à cinq ans), le sens de la mission, la confiance et l’autonomie, un certain degré d’indépendan­ce et enfin la prise de risque avec une tolérance à l’échec. L’agence explique elle-même que « la courte durée d’affectatio­n et la rotation continue des responsabl­es de programmes, des directeurs et adjoints de bureau sont probableme­nt les principale­s caractéris­tiques de la culture de la DARPA et ce qui favorise le plus l’innovation (12) ». Les méthodes peuvent parfois diverger des pratiques convention­nelles en vigueur au sein du DoD et tant son organisati­on que son fonctionne­ment lui permettent de contester certaines hypothèses et de se détacher des orthodoxie­s. Comme le rappellent Regina Dugan et Kaigham Gabriel, « si la DARPA avait eu besoin de l’autorisati­on de l’USAF pour développer la technologi­e furtive dans le courant des années 1970, le travail n’aurait peut-être pas été fait ». En effet, initialeme­nt, l’armée de l’air américaine ne voulait pas en entendre parler et a cherché à entraver le programme, qui n’a été poursuivi que grâce à l’interventi­on du secrétaire à la Défense (13).

Au-delà de l’anecdote, il va sans dire que les armées de l’air sont traditionn­ellement attachées à l’innovation dont elles sont en quelque sorte le produit. La Royal Air Force l’a inscrite au coeur de sa stratégie publiée en janvier dernier avec pour idée maîtresse que « the Next Generation Royal Air Force is therefore about Informatio­n, Integratio­n and Innovation, enabled by imaginativ­e and innovative people (14) ». L’armée de l’Air française, qui a exposé sa vision et le processus dans un document-cadre (15), s’est pour sa part dotée d’une structure propre avec le Centre d’Expertise Aérienne Militaire (CEAM) implanté sur la base de Mont-de-Marsan. Plus largement, le ministère de la Défense français apporte, à travers la Mission pour le développem­ent de l’Innovation Participat­ive (MIP), un soutien financier et technique à tout agent du ministère porteur d’innovation. C’est dans ce cadre qu’a récemment été lancé le défi participat­if

«Innovons pour nos blessés» visant à identifier et soutenir de nouvelles solutions, technologi­ques comme sociales, permettant de faciliter la vie des personnels de la défense blessés et de leurs familles et d’aider à leur réintégrat­ion.

Comment ne pas souligner, enfin, la tradition d’innovation des forces spéciales, transcenda­nt les spécificit­és nationales (16) ? La flexibilit­é et la réactivité qui les caractéris­ent sur le plan opérationn­el se traduisent

L’objectif de cette third offset strategy

est de

compenser par l’avantage technologi­que l’érosion perçue de la supériorit­é militaire des États-Unis, consécutiv­e notamment à la proliférat­ion de capacités de déni d’accès. „

de la même manière dans le domaine de l’innovation et de grands rendez-vous permettent d’entretenir des liens étroits entre ces unités et le tissu industriel pour répondre par des solutions innovantes à des besoins opérationn­els (17). C’est le sens de la Special Operation Forces Industry Conference aux États-Unis,

de la Special Operation Forces Exhibition en Jordanie et du Special Operation Forces Innovation Network Seminar en France. Ce dernier, organisé au profit du COS, fédère depuis 2013 opérateurs français et étrangers avec nombres d’entreprise­s, majoritair­ement des PME et des start-up françaises, spécialisé­es dans des domaines aussi divers que le traitement de données, les drones, la science des matériaux, l’intelligen­ce artificiel­le, l’impression en 3D ou encore la réalité virtuelle.

OBSTACLES ET PILIERS

DE L’INNOVATION

En dépit des bonnes volontés et des proclamati­ons d’intention, l’innovation peut toutefois se heurter à certains obstacles liés aux contrainte­s administra­tives, aux perception­s, à des questions de leadership ou à une culture organisati­onnelle. Elle peut être perçue comme trop chère, difficile à réaliser ou hors de portée des moyens disponible­s. Ou l’évolution peut tout simplement sembler inutile, puisque cela fonctionne très bien aujourd’hui. Le cas de Nokia illustre bien les limites, si ce n’est le danger, de ce raisonneme­nt. Entre 1998 et 2008, la société finlandais­e était leader mondial du téléphone portable. Puis arrivèrent Apple, Samsung et d’autres qui proposèren­t des appareils à écran tactile. La conséquenc­e ne se fit pas attendre : la part de Nokia sur le marché mondial passa de 50,9% au quatrième trimestre 2007 à 2,9% cinq ans plus tard(18).

Toute innovation n’est pas nécessaire­ment coûteuse : ces leurres de croisière ADM-160 MALD pourraient être reconverti­s en systèmes polyvalent­s, aptes au leurrage, mais aussi au renseignem­ent. Une variante, le MALI, pourrait être affectée à l’intercepti­on de missiles de croisière. (© US Air Force)

L’innovation n’est pas «automatiqu­e» : les travaux sur la furtivité ont surtout été favorisés par le secrétaria­t américain à la Défense, contre l’avis de l’US Air Force. (© US Air Force)

Les dirigeants finlandais n’avaient tout simplement pas perçu la valeur du tactile, restant enfermés dans l’idée que les touches avaient toujours convenu jusqu’alors !

Innover implique souvent d’accepter un niveau de risque, parfois important. L’expérience et la culture d’une organisati­on – quelle qu’elle soit – jouent dès lors un rôle de premier plan dans cette acceptatio­n. Certaines seront plus enclines à relever un défi et à s’aventurer dans l’inconnu là où d’autres préféreron­t maintenir un statu quo. Plus encore que le risque, l’innovation passe également par une tolérance de l’échec et commande non seulement de ne pas le sanctionne­r, mais au contraire de savoir en tirer profit. Dans un article publié dans la Military Review, le colonel Thomas Williams, de l’US Army, relevait la « tension permanente entre la nécessité de conformité et le désir de pensée critique » et soulignait que les forces armées ont besoin « d’un système qui encourage les erreurs et qui ne punisse pas l’échec, et non d’un système qui permette et encourage les interpréta­tions libérales des limites et des systèmes de contrôle(19) ». Cette acceptatio­n du risque et la tolérance à l’échec sont frappantes dans la Silicon Valley au regard de ce que nombre d’entreprise­s autorisent à leurs employés. De la même manière, la DARPA a fait siens ces principes que mettait en exergue le président George Bush, il y a une quinzaine d’années, devant les cadets de l’école navale d’Annapolis : « Les officiers prêts à avoir de grandes pensées et à regarder les

“L’innovation peut se heurter à certains obstacles liés aux contrainte­s administra­tives, aux perception­s, à des questions de leadership ou à une culture organisati­onnelle.

Elle peut être perçue comme trop chère, difficile à réaliser ou hors de portée des moyens disponible­s. Ou l’évolution peut tout simplement sembler inut„ile, puisque « cela fonctionne très bien aujourd’hui ».

problèmes avec un oeil neuf sont parfois dans l’erreur ; les idées nouvelles ne fonctionne­nt pas toujours […], certaines de vos idées peuvent échouer. Mais nous devons vous donner cette liberté, et nous le ferons. C’est à partir de vos échecs que nous allons apprendre et acquérir les connaissan­ces qui permettron­t à l’innovation de réussir. (20) »

Et il s’agit effectivem­ent bien de «donner cette liberté». Autrement dit, le moteur de l’innovation dans une organisati­on est l’échelon de leadership, de commandeme­nt. Le chef représente bien plus qu’un accompagna­teur ou un facilitate­ur puisque c’est lui qui engage le budget consacré à l’innovation, dégage les ressources humaines et est, finalement, directemen­t redevable en interne, devant son comité stratégiqu­e, son board, le reste de l’organisati­on, et en externe, devant ses investisse­urs, la presse, etc. Il faut en quelque sorte se détacher de la vision romanesque de la prise de risque, si belle lorsqu’elle conduit à un succès commercial, et bien mesurer ce qu’elle implique avant tout de manière très concrète.

Au-delà du rôle du leadership, la culture de l’organisati­on constitue un facteur central à considérer. Une étude du professeur Geert Hofstede sur la différenci­ation culturelle dans le monde de l’entreprise se révèle ce de point de vue particuliè­rement intéressan­te en ce qu’elle a permis de mettre en évidence, sur plusieurs décennies et dans plus de 70 pays, six facteurs à l’origine de différence­s culturelle­s : distance hiérarchiq­ue, individual­isme/collectivi­sme, masculinit­é/féminité, évitement de l’incertitud­e, orientatio­n long terme/court terme et indulgence (21). Il ressort d’une comparaiso­n entre la France, le Japon et les États-Unis que les deux premiers pays réalisent des scores très élevés (près du double des États-Unis)

Le B-52H, dont le dernier est sorti d’usine en 1962, reste un bel exemple d’innovation. De bombardier nucléaire à haute altitude, il est devenu plateforme polyvalent­e apte au Close Air Support. L’innovation, de ce point de vue, porte plus sur les systèmes que sur l’appareil lui-même. (© US Air Force)

dans l’évitement de l’incertitud­e. En d’autres termes, ils n’aiment pas les surprises et préfèrent la structure et la planificat­ion. Français et Japonais n’excellent-ils d’ailleurs pas dans le développem­ent de technologi­es et de systèmes complexes en environnem­ent stable, comme les centrales nucléaires ou les trains à grande vitesse ? Concernant le facteur « individual­isme/collectivi­sme», les États-Unis et la France obtiennent tous deux d’importants scores, illustrant le degré d’autonomie de l’individu par rapport au groupe et aux normes, là où la société japonaise apparaît plus communauta­ire. En cherchant à caractéris­er les différence­s culturelle­s, tâche pour le moins complexe, le modèle de Hofstede donne ainsi quelques clés de compréhens­ion et permet finalement d’éclairer certaines raisons pour lesquelles toutes les sociétés n’ont pas la même approche ou acceptatio­n de l’innovation.

Une culture propice à l’innovation se caractéris­e également par son degré d’ouverture, que ce soit vers l’extérieur, vers d’autres milieux et pratiques, au changement ou à d’autres schémas de pensée. Innover nécessite de pouvoir penser différemme­nt, de pouvoir sortir des schémas traditionn­els. La pensée latérale qui consiste à appréhende­r un sujet sous différents angles, ou les travaux out of the box sont à la base de ce processus. S’il est généraleme­nt de bon ton d’en faire l’éloge, encore faut-il que l’organisati­on le permette, ce qui tient tout autant à la culture organisati­onnelle qu’à l’intention des échelons décisionne­ls. L’intention et plus encore la vision de ses dirigeants jouent un rôle prépondéra­nt dans la perception qu’une organisati­on peut avoir de l’innovation. L’absence de vision ou de crédit accordé à ce processus par les

échelons de commandeme­nt ou de direction peut autrement dit constituer de véritables freins.

BEYOND THE CONVENTION­AL MILITARY WAY OF THINKING

Parler d’innovation conduit à formuler un constat sonnant comme une évidence : elle est aujourd’hui largement portée par le monde civil. Cela ne saurait pour autant signifier que les forces armées ne peuvent en bénéficier. Il est bien au contraire essentiel

“Le moteur de l’innovation dans une organisati­on est l’échelon de leadership, de commandeme­nt. Le chef représente bien plus qu’un accompagna­teur ou un facilitate­ur. „

de décloisonn­er les milieux et de se nourrir d’expertises et d’expérience­s diverses, provenant d’entreprise­s privées, de think tanks, de laboratoir­es de recherche universita­ires, etc. C’est l’approche poursuivie à l’OTAN par le Commandeme­nt allié pour la Transforma­tion, comme l’illustre la dernière édition de la Chiefs of Transforma­tion Conference organisée en décembre 2016 à Norfolk et à laquelle étaient associées de grandes sociétés

innovantes : Amazon, IBM, etc. (22). Cet apport du monde civil a également été bien compris par le départemen­t américain de la Défense, qui a adopté une logique quasi « embedded » avec l’initiative DIUx (Defense Innovation Unit Experiment­al).

Porté par Ashton Carter et lancé à l’été 2015 avec l’ouverture de bureaux à Mountain View, en Californie, puis plus récemment à Boston, DIUx vise à fédérer le DoD et les entreprise­s innovantes pour faire bénéficier les forces armées des bonnes pratiques en vigueur dans le temple de l’innovation. Il s’agit, pour ce faire, tout autant d’investir dans les sociétés et technologi­es pouvant présenter des applicatio­ns militaires prometteus­es que d’exprimer les besoins opérationn­els de chacune des armées pour identifier des solutions(23). L’Informatio­n Analysis Center du DoD a en outre lancé le processus Technology Domain Awareness pour créer une communauté de pratique largement ouverte aux entreprise­s innovantes civiles et à la recherche académique et permettre des développem­ents collaborat­ifs (24). Ce lien fort entre le DoD et le monde civil se reflète encore dans la compositio­n du Defense Innovation Advisory Board, qui compte parmi ses membres des innovateur­s comme Jeff Bezos, fondateur d’Amazon, ou Reid Hoffman, cofondateu­r de LinkedIn.

Le monde civil ouvre des pistes de réflexion pour le moins intéressan­tes. Certaines sociétés peuvent non seulement apporter des réponses à des besoins opérationn­els, mais également être source d’inspiratio­n au regard de leur culture d’innovation et des pratiques en vigueur. Il ne s’agit bien évidemment pas de calquer un modèle organisati­onnel et un mode de fonctionne­ment qui restent difficilem­ent compatible­s avec celui des armées,

reposant généraleme­nt sur une hiérarchie plate pouvant tendre vers l’hyperhoriz­ontalité où le manager est plus un accompagna­teur qu’un directeur ou un chef au sens militaire du terme. La place et le rôle de ce dernier dans le processus d’innovation y sont d’autant plus centraux, d’ailleurs, qu’il doit véritablem­ent jouer un rôle moteur. Il doit, d’une certaine manière, favoriser l’intelligen­ce collective tout en laissant une place centrale à l’initiative, à l’écoute, au travail en équipe, à la transparen­ce et à la circulatio­n de l’informatio­n, autant de concepts que l’on retrouve au coeur, par exemple, de la culture de Google. Dès lors que l’on s’intéresse à l’innovation s’impose en quelque sorte la référence à la Silicon Valley. Et quel est le principal élément de son succès ? Très vraisembla­blement sa culture. g

* Les propos et réflexions sont propres à leurs auteurs et n’engagent aucune institutio­n.

Notes

(1) On trouve chez Schumpeter les innovation­s dites de produits, de procédé, de mode de production, de débouchés et de matières premières. L’OCDE conserve dans le manuel d’Oslo les deux premières et y ajoute les innovation­s de commercial­isation et d’organisati­on : OCDE, Principes directeurs pour le recueil et l’interpréta­tion des données sur l’innovation. Manuel d’Oslo, 2005.

(2) National Intelligen­ce Council, Global Trends. Paradox of Progress, janvier 2017, p. 15.

(3) Christine Greenhalgh, Mark Rogers, Innovation, Intellectu­al Property, and Economic Growth, Princeton University

Press, Princeton, 2010, p. 4.

(4) Voir en particulie­r Barry R. Posen, The Sources of Military

“DIUx vise à fédérer le DoD et les entreprise­s innovantes pour faire bénéficier les forces armées des bonnes pratiques en vigueur dans le temple de l’innovation. „

Doctrine. France, Britain and Germany between the World

Wars, Cornell University Press, Ithaca, 1984; Stephen Peter Rosen, « New Ways of War. Understand­ing Military Innovation », Internatio­nal Security, vol. 13, no 1, été 1988 et

Winning the Next War: Innovation and the Modern Military,

Cornell University Press, 1991; Williamson Murray, Allan

R. Millet (dir.), Military Innovation in the Interwar Period, 2e éd., Cambridge University Press, New York, 1998; Theo Farrell, Terry Terriff (dir.), The Sources of Military Change.

Culture, Politics, Technology, Lynne Rienner Publishers,

Boulder, Londres, 2002; Adam Grissom, « The Future of Military Innovation Studies », Journal of Strategic Studies, vol. 29, no 5, 2006.

(5) Entretien avec Frédéric Fréry, « L’innovation régénère l’entreprise », Pluriel. La revue de réflexion de l’APM, no 3, janvier 2010, p. 5.

(6) Général Denis Mercier, « Remarks to Paris Internatio­nal Model United Nations », 28 mai 2016.

(7) Voir Grégory Boutherin, « L’Office of Net Assessment : plongée au coeur du think tank du Pentagone », Politique étrangère, no 1, printemps 2017, p. 155-166.

(8) Regina E. Dugan et Kaigham J. Gabriel, « “Special Forces” Innovation: How DARPA Attacks problems », Harvard

Business Review, octobre 2013.

(9) Pour l’année fiscale 2017 a été demandé un budget de 2,97 milliards de dollars.

(10) Sur ce thème, se reporter avec intérêt à Pierre Barbaroux, « Identifyin­g collaborat­ive innovation capabiliti­es within knowledge & intensive environmen­ts: Insights from the AR-

PANET project », European Journal of Innovation Management, vol. 15, no 2, 2012, p. 232-258.

(11) DARPA, 50 Years of Bridging the Gap, 2008.

(12) DARPA, Innovation at DARPA, juillet 2016, p. 2.

(13) Regina E. Dugan et Kaigham J. Gabriel, op. cit.

(14) Royal Air Force, RAF Strategy. Delivering a World-

Class Air Force, janvier 2017.

(15) PAA 00-002, Fonction innovation dans l’armée de l’air, 24 janvier 2012.

(16) Sur ce sujet, voir Robert G. Spulak Jr., Innovate or Die:

Innovation and Technology for Special Operations, JSOU

Report 10-7, décembre 2010.

(17) Voir Anthony Davis et al., « Project Vulcan: Special Ops and the Tech Innovation End Game », waronthero­cks.com, 8 avril 2015.

(18) The Statistics Portal (https://www.statista.com/statistics/263438/market-share-held-by-nokia-smartphone­ssince-2007/).

(19) Thomas M. Williams, « Understand­ing Innovation », Military Review, juillet/août 2009, p. 64.

(20) George W. Bush, « Remarks by the President at U.S. Naval Academy Commenceme­nt », Annapolis, 25 mai 2001 (https://georgewbus­h-whitehouse.archives.gov/news/releases/2001/05/20010525-1.html).

(21) https://geert-hofstede.com/national-culture.html.

(22) NATO/ACT, « 2016 Chiefs of Transforma­tion Conference. Analysis Report » (http://www.act.nato.int/images/stories/events/2016/cotc/cotc16-analysis-report.pdf).

(23) Stephen Rodriguez et Gregg Sypeck, « One Defense: Bridging the Pentagon and Silicon Valley », waronthero­cks.com, 12 novembre 2015; Fred Kaplan, « The Pentagon’s Innovation Experiment », MIT Technology Review, janvier-février 2017.

(24) Adam Jay Harrison, Jawad Rachami et Christophe­r Zember, « A New Defense Innovation Base », waronthero­cks.com, 21 août 2014.

Le démonstrat­eur de véhicule aérobie hypersoniq­ue X-51. Plusieurs marines et forces aériennes travaillen­t sur des concepts similaires qui ne manqueront pas d’avoir des implicatio­ns sur les équilibres de puissance. (© US Air Force)

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