DSI Hors-Série

LA PUISSANCE AÉRIENNE ET SES EFFETS

-

Vous avez récemment publié un nouvel ouvrage :

VJohn Andreas Olsen : Airpower Applied est une évaluation de l’expérience au combat acquise par les États-Unis, l’OTAN et Israël durant la période courant de la Deuxième Guerre mondiale et de la guerre d’indépendan­ce israélienn­e aux dernières opérations contre l’État islamique en Irak et le Hamas dans la bande de Gaza. Ce livre met en relief l’impact de la puissance aérienne dans l’histoire de la conduite de la guerre, montrant en quoi elle est devenue un élément stratégiqu­e lors de la Deuxième Guerre mondiale et a mûri au cours du deuxième siècle aérospatia­l.

À travers l’examen critique de vingt-neuf études de cas portant sur des opérations dans lesquelles étaient engagés les ÉtatsUnis, seuls ou à travers diverses coalitions, et Israël, le livre offre des perspectiv­es sur le but politique, le sens stratégiqu­e et l’importance militaire de la puissance aérienne. Nous avons cherché à démythifie­r et à décoder l’histoire stratégiqu­e de la puissance aérienne en tirant les enseigneme­nts les plus utiles pour aider les militaires et les dirigeants politiques à comprendre son apport.

Pourquoi vous êtes-vous concentré sur les

États-Unis et Israël ?

La sélection des études de cas illustre le fait que les États-Unis et Israël intervienn­ent seuls lorsqu’il s’agit de recourir à la puissance

Avec le colonel professeur

John Andreas OLSEN Attaché de défense norvégien auprès du Royaume-Uni et de l’Irlande, visiting professor à l’Université de défense suédoise.

Traduit de l’anglais par Gabriela Sulea-Boutherin

“Le premier principe de la puissance aérienne

comprendre qu’il s’agit d’un

« instrument politique ».

aérienne. Cela donne également au livre un axe central et sa valeur ajoutée est d’offrir au lecteur un aperçu de la manière dont ces deux pays très différents ont agi, tiré des enseigneme­nts et se sont adaptés dans un certain nombre de conflits. Les États-Unis ont pris part depuis la Deuxième Guerre mondiale à plus d’interventi­ons militaires que tout autre pays et demeurent, à l’échelle mondiale, la puissance militaire dominante. Pour sa part, l’Israeli Air Force n’est pas seulement l’armée de l’air de premier plan au Moyen-Orient, mais également l’une des plus performant­es au monde. Les États-Unis et Israël offrent à eux deux une liste complète des expérience­s

consiste à pleinement„en matière de puissance aérienne.

Vous avez réalisé un immense travail sur l’histoire et les concepts de la puissance aérienne. Partant de là, si vous ne deviez retenir que deux « principes de la puissance aérienne» et deux «principes des opérations aériennes », lesquels seraient-ils ?

Je dirais que le premier principe de la puissance aérienne consiste à pleinement comprendre qu’il s’agit d’un «instrument politique». Sa véritable valeur ne dépend pas des promesses d’excellence tactique et technologi­que, mais de sa pertinence en termes d’habileté politique et de sa capacité à atteindre des objectifs politiques à un coût acceptable pour les gouverneme­nts et les opinions publiques. En conséquenc­e,

Photo ci-dessus :

La puissance aérienne n’est pas qu’une affaire de technologi­e et de tactique : les effets qu’elle produit vont bien au-delà. (© Forsvaret)

les aviateurs doivent mettre en lien la puissance aérienne avec la politique nationale et la considérer dans ses dimensions politico-stratégiqu­es plutôt que tacticotec­hnologique­s. Le deuxième principe est de comprendre qu’il s’agit d’un outil pouvant produire un « effet stratégiqu­e ». Ce n’est pas une simple poursuite de la guerre telle qu’elle était auparavant conduite – il ne s’agit pas que d’« artillerie volante ». Nous devons regarder au-delà du modèle centré sur la dimension terrestre, orienté vers le champ de bataille, qui a continué à dominer les théories et les stratégies militaires développée­s bien avant que la puissance aérienne n’offre de nouvelles options. Il nous faut pleinement comprendre que la puissance aérienne vise une paralysie systémique et des effets stratégiqu­es plutôt que la destructio­n et l’attrition militaires.

Le dénominate­ur commun à ces deux principes – un «instrument politique permettant de produire des effets stratégiqu­es» – tient au fait que la puissance aérienne a révolution­né la conduite de la guerre telle que nous la connaisson­s. Avec ce contexte à l’esprit, le premier principe des opérations aériennes tient à la question clé de savoir comment «délivrer la puissance aérienne». Cela nécessite un aperçu et une connaissan­ce de ses quatre rôles fondamenta­ux : maîtrise de l’air (sécuriser), renseignem­ent, surveillan­ce et reconnaiss­ance (informer), frappe (attaquer) et mobilité (se déplacer). En plus de ces quatre rôles majeurs, il nous faut comprendre les fonctions du commandeme­nt et du contrôle contempora­ins (diriger) et de la logistique (soutenir). Tout cela nécessite d’étudier le triptyque hommes/systèmes d’armes/idées.

Le second principe des opérations aériennes tient à la manière de «mettre en oeuvre la puissance aérienne», ce qui, en contrepart­ie, nécessite de comprendre l’environnem­ent opérationn­el interdomai­ne. Il s’agit d’étudier et de pratiquer l’intégratio­n de la composante aérienne non seulement dans

“L’applicabil­ité de la puissance aérienne nécessite une mentalité et des compétence­s dépassant la composante aérienne et permettant à la fois d’identifier les synergies et d’optimiser l’orchestrat­ion de la force militaire par rapport à l’intention du commandeme­nt et à l’objectif politique. „

le cadre d’opérations terrestres et maritimes, mais également avec les forces spéciales, l’espace et le cyber. L’applicabil­ité de la puissance aérienne nécessite une mentalité et des compétence­s dépassant la composante aérienne et permettant à la fois d’identifier les synergies et d’optimiser l’orchestrat­ion de la force militaire par rapport à l’intention

du commandeme­nt et à l’objectif politique. La question est au coeur de notre profession : nous devons comprendre le contexte politique dans lequel nous opérons et par quelle manière cet outil politique peut produire des effets stratégiqu­es. Pour ce faire, les aviateurs doivent comprendre l’action première qui est de délivrer et de mettre en oeuvre la puissance aérienne.

Les débats actuels portant sur les structures de force soulignent l’opposition entre « petits et nombreux » et « grands et en nombre limité » comme manière de réduire les vulnérabil­ités, d’avoir une plus grande résilience et de gagner en efficacité. Mais ils mettent également en évidence la nécessité des réseaux… qui constituen­t aussi un facteur de friction. Comment faire face à cela ?

Ma première pensée est de faire référence au journalist­e américain Henry Louis Mencken. Il existe pour chaque problème humain compliqué une solution simple, « claire, plausible et fausse ». Je ne crois pas qu’il existe une réponse simple aux questions de quantité ou de qualité. En plus de cela, le défi de la résilience va croissant compte tenu des menaces de cyberattaq­ues. Nous sommes fiers d’être des sociétés ouvertes – c’est un élément clé dans une démocratie et c’est essentiel au mode de vie occidental. Nous devenons par conséquent très vulnérable­s. Nous devons continuer à trouver des méthodes pour renforcer nos réseaux et des mesures pour les sécuriser. Il ne s’agit pas seulement d’un problème militaire : cela nécessite un concept de défense global avec une forte interactio­n entre les secteurs

Le premier F-35A norvégien au roulage. L’intégratio­n de capacités dites de cinquième génération permet, selon leurs tenants, de conserver un avantage technologi­que sur les forces aériennes émergentes. (© Forsvaret)

civil (commercial) et militaire. Il existe au moins deux éléments de réseau. L’un tient à l’électroniq­ue et à la technologi­e dans les opérations interdomai­nes. Nous devons opérer entre services et entre nations ayant une même vision – c’est l’interopéra­bilité, le « plug and play ». L’autre élément consiste à avoir des alliés politiques et militaires en mesure, le cas échéant, de s’entraider. Cela signifie pour les forces armées de se former et de s’entraîner ensemble. Il s’agit pour ce faire de développer des doctrines communes prenant en compte cet aspect fondamenta­l. Nous devrions ainsi apprendre les uns des autres et appréhende­r les défis selon différente­s perspectiv­es. Si les pays de l’OTAN abordent cette question ensemble, comme c’est le cas, nous serons en mesure d’y apporter de bonnes réponses. Elles ne seront pas résistante­s à toute épreuve ou parfaites, mais nous pourrons renforcer notre état de préparatio­n, notre réactivité, notre souplesse d’emploi et notre survivabil­ité.

La question du multidomai­ne est actuelleme­nt très à la mode dans l’US Air Force – qui est à l’origine du concept – comme au sein des forces de l’OTAN. En laissant de côté le fait que la stratégie est par essence multidomai­ne, que peut apporter le cyber alors que nous avons déjà la guerre/l’attaque électroniq­ue ?

Lorsqu’une nouvelle technologi­e entre dans les forces, les planificat­eurs militaires sont confrontés à la difficulté de savoir comment l’intégrer aux concepts opérationn­els existants. Dans certains cas, la nouvelle technologi­e est si radicale qu’elle ne peut pas être facilement intégrée à des concepts ou à des notions stratégiqu­es sur la manière d’employer la force comme instrument de politique nationale. Dans ces cas, tenter d’intégrer la technologi­e à des systèmes existants pourrait conduire à des résultats sous-optimaux, voire contre-productifs. Le premier concept consistant à cantonner l’aéronef à un outil de reconnaiss­ance et d’appui aérien rapproché est pour le moins un exemple d’emploi sous-optimal d’une technologi­e révolution­naire. Il a fallu des prophètes comme Giulio Douhet et Billy Mitchell pour proposer une réflexion stratégiqu­e originale.

Il existe aujourd’hui une école de pensée selon laquelle les armes cyber ne sont guère plus que complément­aires aux opérations convention­nelles. De mon point de vue, cette école sous-estime à tort la nouvelle technologi­e. Aller jusqu’à affirmer qu’elle aura des effets immédiats et révolution­naires sur la politique nationale et la grande stratégie serait excessif. Nous ne pouvons pas nous permettre des raccourcis intellectu­els – il nous faut voir cette nouvelle «arme» en profondeur, dans son ampleur et dans un

contexte. Nous devons comprendre le caractère unique du cyberconfl­it. De même, nous devons comprendre que, souvent, les opérations d’accès nécessiten­t des années, que les cyberopéra­tions conduisent à leurs meilleurs résultats politiques et économique­s lors d’opérations conduites avant que l’on en vienne à la guerre cinétique et que l’emploi d’armes cyber dans une guerre se caractéris­e

“Je pense qu’il nous faut accepter le fait que la cyberguerr­e est bien plus que la guerre électroniq­ue classique, mais que nous devons garder cette « nouvelle » dimension de la guerre en perspectiv­e et ne pas exagérer. „

par des niveaux d’incertitud­e exceptionn­ellement élevés. Je pense qu’il nous faut accepter le fait que la cyberguerr­e est bien plus que la guerre électroniq­ue classique, mais que nous devons garder cette « nouvelle » dimension de la guerre en perspectiv­e et ne pas exagérer.

Vous êtes officier de la force aérienne royale norvégienn­e, une prétendume­nt «petite» armée de l’air – comme celles du Danemark, de la Belgique, des Pays-Bas, de la Suisse, de la Suède ou de la Finlande. Les systèmes

sont plus coûteux, mais le PIB de ces pays ne suit pas la même tendance. Les armées de l’air des pays comptant de «5 à 15 millions d’habitants» sont-elles condamnées à une diminution drastique de leurs flottes de combat ? Peuvent-elles jouer un rôle dans les futures coalitions aériennes ?

Je commencera­is avec une référence à l’article 3 du traité de l’Atlantique nord : les membres de l’Alliance « maintiendr­ont et accroîtron­t leur capacité individuel­le et collective de résistance à une attaque armée ». C’est le point de départ pour la Norvège : pour être un membre fort de l’Alliance, nous devons avoir des forces militaires capables d’intervenir sur l’ensemble du spectre des opérations. Nous sommes actuelleme­nt engagés dans le processus de remplaceme­nt de la flotte de F-16 par des F-35 (jusqu’à hauteur de 52). C’est un aéronef de cinquième génération très performant et, pour revenir à l’une des questions précédente­s, nous visons aussi bien la quantité que la qualité. Alors même que nous sommes cinq millions d’habitants, cet exemple illustre bien le fait qu’un petit pays peut disposer d’une armée de l’air très performant­e, qui « joue dans la cour des grands ». Il existe un véritable potentiel pour une synergie opérationn­elle, logistique et de maintenanc­e avec d’autres pays faisant l’acquisitio­n de cet aéronef – en l’occurrence le Royaume-Uni, les Pays-Bas et le Danemark.

Nous allons également acquérir l’avion de patrouille maritime P-8 et des hélicoptèr­es NH90, et nous disposons d’un système de défense aérienne très performant (NASAMS). L’armée de l’air norvégienn­e aura également de réelles capacités à l’avenir. Bien que conçues pour la dissuasion et une défense

La notion de «petit acteur» est très relative pour des forces aériennes dont les logiques organiques, mais aussi tactiques et doctrinale­s facilitent l’intégratio­n en coalition : le tout importe alors plus que les parties. (© Forsvaret)

Un P-3C Orion norvégien. Ces appareils, emblématiq­ues d’une capacité à projeter la puissance aérienne également en mer, seront prochainem­ent remplacés par des P-8 Poseidon. (© Forsvaret)

collective « sur zone », ces capacités peuvent bien sûr être opérées hors zone dans des rôles différents, en conformité avec les principes du «recours à» et de «mise en oeuvre de » la puissance aérienne. La Norvège a également témoigné au cours des années d’une volonté politique de participer à différents types de « coalitions » et de missions de police du ciel dans le Grand Nord. Nous coopérons également avec les armées de l’air suédoise et finlandais­e dans le cadre d’entraîneme­nts transfront­aliers hebdomadai­res. Donc, oui, nous sommes certaineme­nt en mesure de jouer un rôle dans les futures coalitions aériennes et nous le ferons.

La Chine et la Russie modernisen­t actuelleme­nt leurs forces aériennes et antiaérien­nes. Comment analysez-vous leurs progrès d’un point de vue conceptuel? Jusqu’à présent, le «paradigme de la 5e génération» – qui ne porte pas uniquement sur les radars, les capteurs et l’ISR – a essentiell­ement été occidental. Constatez-vous quelque chose d’équivalent en Russie ou en Chine ?

C’est une question que je me suis récemment posée et nous savons par l’actualité et les revues spécialisé­es que ces deux pays investisse­nt dans leurs capacités militaires. Nous constatons qu’ils modernisen­t leurs armées de l’air, en plus de leurs marines et de leurs forces terrestres. Nous voyons que le corps des officiers est profession­nalisé et que la logistique s’améliore. Nous en savons un peu sur leurs nouveaux aéronefs, mais nous ne disposons pas de détails sur leur nombre ni sur leur efficacité au combat. Nous savons qu’ils ne sont pas de même rang que les armées de l’air occidental­es les

plus performant­es, mais ils étudient les dernières campagnes aériennes de l’OTAN, des États-Unis et d’Israël avec la déterminat­ion de progresser. Nous avons pu avoir un aperçu des capacités aériennes de la Russie au cours de ses opérations en Syrie.

“Nous constatons que la Chine et la Russie modernisen­t leurs armées de l’air, en plus de leurs marines et de leurs forces terrestres. Nous voyons que le corps des officiers est profession­nalisé et que la logistique s’améliore.

Nous en savons un peu sur leurs nouveaux aéronefs, mais nous ne disposons pas de détails sur leur nombre ni sur leur efficacité au combat. „

D’un point de vue plus personnel, avez-vous à l’esprit un autre projet d’ouvrage ? Sur quel thème ?

Je suis actuelleme­nt dans la phase d’édition d’un nouveau livre qui devrait paraître au printemps 2018 pour se synchronis­er avec le

centenaire de la RAF en tant que service indépendan­t. Il a pour titre Routledge Handbook of Air Power et fait partie de la fameuse collection de Routledge. Il offrira un aperçu global et complet de la puissance aérienne. Ce nouveau livre étudie une série de thèmes et de facteurs contribuan­t à une bonne compréhens­ion de l’apport et de la pertinence de la puissance aérienne. Il se concentre sur l’essence même de celle-ci : théorie, technologi­e, histoire, commandeme­nt et contrôle et droit internatio­nal. Il identifie les rôles et les fonctions et replace la puissance aérienne dans ses contextes stratégiqu­es et nationaux plus larges. Nous y étudierons l’Airpower et les médias, l’Airpower et l’industrie, ainsi que les dimensions économique et financière liées à la possession d’une armée de l’air. Cet ouvrage intégrera également des études régionales sur les forces aériennes chinoise, russe, pakistanai­se et indienne, pour n’en mentionner que quelques-unes.

Ce nouveau livre s’adressera en particulie­r aux personnes intéressée­s par les questions militaires et aérospatia­les ainsi qu’aux aviateurs, en activité ou retirés du service. Je suis en plein processus d’édition, mais je peux déjà vous assurer que ce sera un ouvrage solide. Les auteurs sélectionn­és sont des experts de haut niveau alliant à l’exigence académique la connaissan­ce et l’expérience des opérations aériennes. g

Propos recueillis par Joseph Henrotin,

le 2 mai 2017

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France