LA RUSSIE SERA-T-ELLE ENCORE UNE PUISSANCE AÉRIENNE DANS VINGT ANS ?
Entre ses engagements opérationnels en Syrie et un lent processus de modernisation
devant compenser les effets, rémanents, de la fin de la guerre froide et de la dissolution de l’URSS, la force aérienne russe (VVS – Voyenno-vozdushnye sily Rossii) revient de loin. Son évolution ces dernières années montre une amélioration notoire, qualitative et quantitative (en considérant les appareils effectivement opérationnels, et pas seulement ceux « disponibles »). Mais où va-t-elle ?
Nous sommes en octobre 2005 : le Su-27 du major Valery Troyanov entre dans l’espace aérien des pays baltes et s’écrase à proximité de Kaunas. Le pilote, sain et sauf, est arrêté et «détenu» dans un hôtel, où il est rejoint par sa femme, avant d’être remis aux autorités russes. L’incident ne fait cependant pas les grandes lignes de la presse généraliste et ne cause pas de grosse tension diplomatique. D’une part, parce que le principal radar lituanien, en panne, n’a pas détecté l’appareil, qui n’a donc pas pu être intercepté par la chasse allemande assurant la permanence aérienne dans les pays baltes. D’autre part, parce que le pilote n’avait alors à son actif que sept heures de vol dans l’année – là où l’OTAN estime que 150 est un minimum annuel pour les pilotes de
combat. Le major russe était tout simplement devenu incapable d’effectuer une navigation correcte. Pis, il était affecté à une unité basée à Kaliningrad, donc considérée comme d’élite
“La force aérienne russe n’a reçu aucun appareil neuf entre 1994 et 2003, et n’en a obtenu que trois entre 2004 et 2008 (un Tu-160 et deux Su-34). „
et mieux lotie que d’autres. Moins de trois ans plus tard, durant l’été de 2008, les opérations aériennes russes menées dans le cadre de la guerre entre la Géorgie et la Russie n’impressionnent guère les observateurs. Les tirs des Su-25 sont mal réglés – les pilotes se tenant à une trop grande distance pour être efficaces – et l’équipage du Tu-22M abattu au cours d’une mission de reconnaissance révèle une surprise. Il était piloté par un lieutenantcolonel qui, bien que n’étant plus affecté en unité aérienne, était considéré comme l’un des seuls encore suffisamment expérimentés pour faire voler un Backfire. Un an plus tard, à l’été 2009, une manchette de la presse russe laisse songeur : la police de Nijni Novgorod vient de boucler une enquête sur des fonctionnaires ayant vendu quatre MiG-31 (dépourvus de leurs moteurs ou de leur avionique) pour moins de… cinq dollars(1). Ces trois événements reflètent l’état de la VVS d’alors : une force déliquescente, manquant de personnels, de carburant, de pièces détachées, dont une partie des cadres est corrompue (2) et ayant un faible moral depuis les années 1990 (3).
UNE RÉFORME DIFFICILE,
MAIS NÉCESSAIRE
Son état matériel n’était guère meilleur : elle n’a reçu aucun appareil neuf entre 1994 et 2003, et n’en a obtenu que trois entre 2004
Philippe LANGLOIT Chargé de recherche au CAPRI.
Photo ci-dessus :
Le T-50 PAK FA doit remplacer à terme la flotte de Su-27 modernisés, utilisés pour la supériorité aérienne. (© UAC)
et 2008 (un Tu-160 et deux Su-34). Elle menait dans le même temps des opérations aériennes soutenues durant les deux guerres de Tchétchénie (1994-1996 et 1999-2009), reprenait les vols de bombardiers en Europe et en Extrême-Orient (2007) avant d’être engagée en Géorgie (4). Cette guerre a cependant joué un rôle de déclencheur pour ce qui est devenu la « réforme Serdyukov », qui prévoyait un assainissement général de l’ensemble des forces armées et un refinancement massif (5). Dans la vision initiale, il était ainsi question d’achats importants : 2 300 chars, 1 200 avions et hélicoptères, 50 bâtiments de surface et 28 sous-marins en plus d’une modernisation en profondeur des capacités nucléaires. La réforme a aussi eu des conséquences sur le corps des officiers et les états-majors, radicalement réduits. La défense représentait ainsi 2,7% du PIB russe en 2011, 4,3% en 2015 et 4 % en 2016.
Pour la VVS comme pour les autres armées, la réforme a également été organisationnelle, avec l’abandon de la vieille structuration corps/divisions/régiments aériens pour une logique d’escadrons comptant de 20 à 30 appareils, qui dépendent de quatre commandements régionaux et trois fonctionnels, de sorte que le fondement des opérations est de nature opérative/stratégique(6). La maintenance aussi a été réformée – elle est assurée sur les bases aériennes par des unités rattachées à ces dernières –, de même que la formation des pilotes, regroupée sur deux académies. L’approche adoptée se couple à la recherche de la reconstitution de son expérience : si la VVS des années 2010
est l’héritière de la troisième plus puissante force aérienne existant en 1989, nombre de ses cadres ont, entre-temps, pris leur retraite. En conséquence, les heures de vol ont été accrues, atteignant vers 2015 une centaine d’heures annuellement pour les pilotes de chasse. Ce processus de remontée en puissance a été fructueux, permettant à la Russie de s’engager dans les opérations en Syrie en septembre 2016 après une projection entamée dès août, incluant l’aménagement
avec les forces terrestres à l’échelon tactique. La reprise des vols de bombardiers et de chasseurs en Europe, à proximité des Amériques ou en Extrême-Orient est une autre source d’expérience. Si elle a une valeur symbolique et de démonstration politique, elle montre aussi une activité assez intense. Des appareils ouest-européens ont ainsi décollé à 410 reprises en 2015 pour intercepter des appareils russes, et à 780 reprises en 2016 (9). La Baltique, en particulier, est devenue une zone de tension, dans la foulée de la crise ukrainienne (10).
LA QUESTION MATÉRIELLE
Le redéveloppement de la VVS reste néanmoins limité par plusieurs facteurs, le premier étant indubitablement d’ordre financier. Les sanctions économiques décrétées par l’Union européenne après l’invasion de l’Ukraine et la baisse des prix du pétrole ont causé une récession, mais aussi une inflation (17 % en 2015). Le budget de défense est ainsi passé de 65 milliards de dollars environ en 2016 – déjà en recul comparativement à celui de 2015 – à 48,4 milliards en 2017. Le programme de modernisation des forces russes de Serdyukov a de ce fait connu un ralentissement net : les commandes se sont étalées dans le temps et plusieurs projets ont été remis sine die. À cette problématique budgétaire s’ajoute la difficulté des industries à honorer les commandes passées. De facto, vingt ans d’après-guerre froide ont abouti à une atrophie des capacités industrielles, qui n’a été que très partiellement compensée
par les exportations. La combinaison de ces deux phénomènes a provoqué un décalage net entre les fréquentes annonces de matériels devant être reçus ou de processus de développement d’un nouveau projet pour telle échéance – et qui font elles-mêmes partie
“Les sanctions économiques décrétées par l’Union européenne après l’invasion de l’Ukraine et la baisse des prix du pétrole ont causé une récession, mais aussi une inflation (17 % en 2015). Le budget de défense est ainsi passé de 65 milliards de dollars environ en 2016 – déjà en recul comparativement à celui de 2015 – à 48,4 milliards en 2017. „
d’une manoeuvre déclaratoire – et la réalité du terrain. Par contrecoup, évaluer les volumes exacts de forces disponibles est délicat, ces annonces étant peu fiables.
De plus, la modernisation de la VVS se heurte à la difficulté de concevoir une nouvelle
génération de systèmes d’armes. Pour l’instant, elle continue de compter sur plusieurs familles d’appareils dont la conception initiale remonte aux années 1970. La modernisation annoncée par Serdyukov, entre-temps démis de ses fonctions, devait s’appuyer sur deux projets phares : le PAK FA (Perspektivny Aviatsionny Kompleks Frontovoy Aviatsii) et le PAK DA (Perspektivnyi Aviatsionnyi Kompleks Dalney Aviatsyii). Le premier, un biréacteur de supériorité aérienne aux formes furtives, devait succéder à la famille Flanker (11), mais le programme a connu plusieurs retards. Bien que son entrée en service ait été prévue pour cette année, il faudra sans doute attendre la prochaine décennie pour que ce soit le cas : la nouvelle motorisation n’est pas encore au point et l’adhésion de l’Inde, indispensable pour la viabilité à long terme du projet, n’est toujours pas formalisée. Les essais en vol se poursuivent cependant et 12 appareils ont été commandés. In fine, Moscou a multiplié les achats de Su-35, permettant de compenser les retards, tout en assurant la survie de Sukhoi.
Le deuxième projet était celui d’un bombardier stratégique, qui n’est manifestement plus une priorité et qui n’a d’ailleurs été attribué à aucun constructeur. En conséquence, Moscou s’est engagé dans la modernisation de ses Tu-95 (12), Tu-22M3 et, surtout, Tu-160 (13). Par ailleurs, le projet de PAK PD devant permettre le remplacement des MiG-31BM – dont une centaine d’exemplaires, modernisés sur la base des derniers MiG-31 produits, auront été livrés en 2018(14) – a également pris du retard. Début 2016, des responsables de MiG ont annoncé avoir commencé à travailler sur
Une trentaine de Tu-22M3 Backfire-C devraient être portés au standard M3M et rester opérationnels jusqu’à la fin des années 2030. L’appareil, en service depuis 1983, a été produit jusqu’en 1993. (© UAC)
Le Su-30SM Flanker-C est une version polyvalente de la famille Flanker et a été utilisé en Syrie dans des missions de supériorité aérienne. (© Sukhoi)
le design d’un nouvel appareil de combat, le seul détail donné étant qu’il serait piloté. Concrètement, la modernisation de la VVS implique ainsi des évolutions de nature essentiellement incrémentales :
• bien qu’ayant été retardé, le développement du Tu-160M2 se poursuit, devant aboutir à une première entrée en service en 2022. Entre 30 et 50 bombardiers seraient commandés, avec une production annuelle de deux à trois avions, a priori neufs ;
• les MiG-29 les plus anciens sont remplacés par 40 SMT (15) et des MiG-35 Fulcrum-F – un appareil lui-même présenté pour la première fois en 2007 (16). Trente de ces derniers ont été commandés en 2016, la cible finale semblant être de 170 unités. Dans la marine, le MiG-29K est également présenté comme le successeur des Su-33, mais seuls une vingtaine rejoindraient les forces ;
• la famille Flanker reste essentielle à la VVS. Les commandes de Su-30/M2/SM (117 appareils à terme) et de 108 Su-35 Flanker-E(17), outre combler les retards du PAK FA, traduisent la recherche d’un avion polyvalent. La marine a également commandé 28 Su-30SM afin de remplacer ses Su-27 basés au sol, la cible semblant se situer à 50 exemplaires ;
• les Flanker sont d’autant plus importants que les Su-24 Fencer d’interdiction (18) vieillissent. Pour l’instant, 103 Su-34 Fullback ont été commandés pour la VVS(19). Il n’est pas exclu qu’ils remplacent à terme les Fencer basés au sol de la marine ;
• il n’est pas prévu dans l’immédiat de renouveler la flotte de Su-25 Frogfoot d’appui
aérien rapproché. L’hypothèse d’une utilisation à cette fin des Yak-130 d’entraînement avancé ne semble plus considérée. Plus largement, ce type de missions est également du ressort des hélicoptères de combat, pour l’heure rattachés à la VVS plus qu’aux forces terrestres.
D’un point de vue prospectif, les capacités de combat russes devraient donc évoluer marginalement. En 2030, la VVS devrait, en tenant compte des commandes effectuées à ce jour, aligner 210 appareils de la famille Fulcrum, 225 Flanker polyvalents (Su-30SM/ M2/Su-35), une centaine de Flanker d’interdiction, de même que les PAK FA et successeurs du MiG-31 qui seront entrés en service, en plus du reliquat de 80 Su-25 portés au standard SM qui bénéficieront encore d’un potentiel de vol. Ces derniers sont, de facto, remplacés par une flotte d’hélicoptères de combat en pleine modernisation, avec à terme 157 Ka-52 et 155 Mi-28, 60 Mi-35M étant également en cours de réception. Ces capacités représentent donc environ 600 avions de combat – auxquels il faut ajouter les bombardiers et les hélicoptères – soit une réduction de 50 % environ des capacités actuelles, qui sont de l’ordre de 1245 appareils, hors bombardiers et hors hélicoptères. Comparativement, les forces aériennes européennes auront alors largement progressé dans le remplacement de leurs capacités de combat et aligneront des Rafale, Gripen, Typhoon et F-35.
L’Il-76MD-90A bénéficie d’une remotorisation comparativement à son prédécesseur. Plus léger, il a également un plus long rayon d’action et une charge utile plus importante. (© UAC)
concentrer sur la conception de pods destinés à équiper ses avions de combat : l’heure ne semble plus être à la disposition de versions spécifiques d’appareils en service. Un dernier point reste à aborder. Il s’agit de l’évolution des munitions, en particulier dans le domaine air-air, qui relativise la réduction
DSI N°129 • MAI-JUIN 2017 • 116 PAGES • 6,95 €