UN QUINQUENNAT DÉTERMINANT POUR LES ARMÉES
SSi le résultat des dernières élections présidentielle et législatives a été une petite révolution, les affaires militaires continuent et toutes les inquiétudes quant à l’évolution des armées ne sont pas levées. À nombre d’égards, les responsables politiques et militaires n’ont jamais fait face à autant de défis depuis la fin de la guerre froide. Tour d’horizon et perspectives.
En cinq ans, le nouveau gouvernement, légitimé par les législatives, devrait voir les questions délicates s’accumuler, tant sur le front intérieur – les stratégies organique et des moyens – que sur le front extérieur (les opérations et les coalitions/alliances). Certes, une «revue stratégique» a officiellement été lancée fin juin, concrétisant l’une des promesses de campagne du futur président, dont le programme «défense» était l’un des plus étoffés de ceux que nous avions alors publiés(1). Reste, cependant, à voir le champ de cette revue : le candidat Macron lui fixait comme horizon « les priorités en matière de nouveaux programmes d’armement, d’entretien des matériels, de dépenses de personnels », le tout « dans des délais très brefs »(2). Brefs, ils le seront : la revue doit être terminée en novembre.
D’OÙ L’ON VIENT
La nomination d’arnaud Danjean à sa tête constitue, de l’avis de la plupart des opérationnels, une bonne nouvelle, mais reste à voir si cette «revue» évitera le travers des deux livres blancs précédents, décorrélés des Lois de Programmation Militaire (LPM) qui les avaient suivies. De facto, la focalisation sur l’analyse des menaces n’avait pas réellement été suivie par la définition d’une stratégie, mais plutôt par une sorte de catalogue d’intentions stratégiques débouchant lui-même sur un plafonnement des capacités militaires(3). En réalité, il s’était surtout agi de calquer les possibles capacitaires – évalués en fonction d’un budget préétabli – sur une gamme de menaces dont l’épaississement devenait évident. Quatre ans plus tard, on ne peut que constater que la méthodologie alors adoptée a montré ses limites. Non seulement risques et menaces se sont concrétisés, mais ils se sont aussi durcis sur le plan des opérations, sous l’effet notamment des logiques de guerre hybride (4).
Surtout, les capacités sont bien trop justes pour y répondre correctement, d’autant plus que les opérations se sont succédées. C’est sans encore compter les déficits dans la manière d’appréhender globalement la sécurité – alors que c’était pourtant l’un des objectifs poursuivis –, sur la question de la résilience notamment(5). Ces impensés ont eu des répercussions directes, avec la mise en place et la prolongation quasi mécanique de l’état d’urgence, mais aussi avec le lancement de l’opération «Sentinelle», dont les conséquences ont été nombreuses, que ce soit sur les hommes
Les capacités sont bien trop justes pour répondre correctement aux risques et menaces, d’autant plus que les opérations se sont succédé. C’est sans encore compter les déficits dans la manière d’appréhender globalement la sécurité – alors que c’était pourtant l’un des objectifs poursuivis –, sur la question de la résilience notamment.
et le recrutement ou, plus généralement, sur la structure de force et sa liberté de manoeuvre stratégique(6). Les effets à plus long terme du lancement de cette opération ne sont d’ailleurs pas tous cernés.
Or, ainsi en va-t-il des armées, elles sont d’abord et avant tout faites pour la souplesse et la réactivité face aux demandes du niveau politique. Dans pareil cadre, l’exercice intellectuel visant à essayer de discerner ces dernières est tentant dans un monde marqué par la recherche de certitudes et de budgets prévisibles. Mais, en réalité, calquer ses forces sur une «photographie stratégique» est nécessairement vain, en particulier dans un État comme la France, où la capacité à se projeter militairement sur la scène internationale est considérée comme un facteur essentiel de puissance. Au moment de l’écriture du dernier livre blanc, faible était la probabilité de se trouver face à la conjonction actuelle : un engagement au sol et dans les airs en Irak, une réassurance face à la Russie, un déploiement de 15000 hommes dans les rues et la poursuite des opérations au Sahel.
OÙ L’ON VA
Une revue stratégique centrée sur la question « où en est-on ? » semble ainsi pertinente, en particulier dans cette séquence stratégique de dix ans si particulière, qui a vu la multiplication des engagements et une suite de coupes majeures(7). Reste, cependant, à voir si ce sera l’exercice effectivement conduit. Compris comme tel, sa courte durée se justifie. Mais s’il s’agit de reproduire un nouveau livre blanc, le danger est grand de réaliser des arbitrages trop rapides entre besoins militaires – au risque d’une énième et fratricide «guerre des boutons» – et industriels. Cependant, à suivre le ministère, c’est bien d’un « livre blanc light » qu’il s’agira : « Cette revue examinera l’environnement stratégique actuel et prévisible, et en particulier les menaces auxquelles la France et l’europe seront confrontées. Elle définira, sur la base de nos intérêts de défense et de sécurité nationale, nos
S’il s’agit de reproduire un nouveau livre blanc, le danger est grand de réaliser des arbitrages trop rapides entre besoins militaires – au risque d’une énième et fratricide « guerre des boutons » – et industriels.
ambitions en matière de défense et en déduira les aptitudes requises de nos forces. »
Car la situation est critique à bien des égards, à commencer par la très délicate question du financement. Certes, avec le nouveau quinquennat se profile l’innovation d’une LPM de sept ans (2019-2025), soit plus de prévisibilité et la possibilité pour le président de réaliser la promesse d’un budget à 2% du PIB en 2025. Mais c’est aussi une plus grande probabilité de s’écarter de la trajectoire définie – sachant qu’aucune LPM n’a jamais été respectée et que le récent gel de crédits de 2,7 milliards n’augure rien de bon. En matière budgétaire, la situation est virtuellement impossible à gérer. D’une part, il y a la question du paiement de trois générations de matériels. La première est constituée par les programmes de la fin de la guerre froide qui « à force de dizaines d’années de réduction et d’étalement sont devenus de coûteux objets remontés du temps ; [la deuxième renvoie aux] matériels anciens qu’il a fallu à grands frais maintenir en état plus longtemps que prévu (ravitailleurs, aéronefs de transport, véhicule de combat, etc.); et enfin les équipements nouveaux qui apparaissent, comme les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins de troisième génération (8) ».
De fait, alors que toutes les commandes de Rafale ne sont pas encore passées, les premières études sur le remplaçant de L’ASMP-A équipant la dissuasion aéroportée ne tarderont pas à être lancées. En résulte un «grand écart budgétaire» qui absorbera de facto une bonne partie des futurs crédits d’équipements d’un futur budget à 2%… En la matière, point d’économie qui puisse être raisonnablement envisagée. Les cibles des commandes de matériel sont déjà beaucoup trop justes au regard des contrats opérationnels tels qu’ils avaient été définis en 2013. Et ces derniers ont, depuis lors, été largement dépassés. Certes, on peut également arguer des accroissements budgétaires ayant suivi les attaques de 2015. Mais, très timides, ils
ont essentiellement été absorbés par la «fin de la déflation des effectifs» et par le passage de la Force opérationnelle terrestre à 77000 hommes. D’autre part, il y a les autres défis. L’hypothétique «service national» évoqué durant la campagne présidentielle apparaît clairement comme une mauvaise idée. Outre que sa mise en place sera dévastatrice pour les comptes publics – il est question de plusieurs dizaines de milliards d’euros –, elle induira, quelle que soit la forme qu’il prendra, de nouvelles contraintes sur les ressources humaines des forces. Or ces dernières sont déjà largement sous tension… Il y a aussi les imprévus. Le renouvellement de la dissuasion est estimé à environ 50 milliards d’euros sur une durée de vingt ans, mais le chiffre précis n’est évidemment pas encore connu(9). La question du cyber se pose également : en la matière, les menaces évoluent extrêmement rapidement, tandis que notre dépendance à son égard ne fait que se renforcer. De facto, des programmes comme le SCAF de l’armée de l’air ou SCORPION dans l’armée de Terre sont littéralement bâtis dessus et la manière dont la sécurité de ces systèmes sera assurée ne peut plus se concevoir sous la forme des traditionnelles «modernisations à mi-vie».
REVENIR AUX FONDAMENTAUX
Reste, également, la difficile question de l’évaluation des coûts liés aux opérations, mais aussi de leurs effets structurels. Ces dernières années, les budgets ont systématiquement été dépassés, ce qui n’est que le reflet de l’adaptabilité des forces armées : par définition, elles se plient aux ordres d’engagement donnés par le politique. Ces engagements laissent cependant des traces sur les structures de forces. Si les équipements vieillissent plus vite, c’est aussi le cas des hommes. Il n’est plus rare de trouver des lieutenants-colonels de 35 ans. Le rythme opérationnel faisant gravir les échelons plus rapidement que par le passé se pose également la question du recrutement. Quant aux équipements, plusieurs rapports ont bien montré la tension existante sur le maintien en condition opérationnelle – notamment dans le secteur des hélicoptères. Un temps délaissé, le problème n’a été pris à bras le corps que relativement tardivement, de sorte qu’une remontée à un niveau de disponibilité « normal » sera longue.
En arrière-plan, les armées sont sous le spectre d’un scénario à la britannique. Au début des années 2000, le surengagement des forces de Londres avait été suivi, crise économique faisant, d’une violente réduction de l’effort de défense (2010), avec à la clé une série de pertes capacitaires : aéronavale, patrouille maritime(10). Bien qu’il ait été compensé par une nouvelle revue stratégique en 2015, ce double choc systémique continue de faire sentir ses effets et le fera sans doute encore dans les années 2020. L’exemple de Londres nous rappelle ainsi que le principal déterminant de la stratégie est le facteur temps : le sacrifice des armées aux besoins immédiats fait souvent oublier que d’autres «besoins immédiats» peuvent surgir quelques années plus tard…
Point d’économie qui puisse être raisonnablement envisagée. Les cibles des commandes de matériel sont déjà beaucoup trop justes au regard des contrats opérationnels tels qu’ils avaient été définis en 2013. Et ces derni ers ont, depuis lors, été largement dépassés.
Notes
(1) Voir Défense & Sécurité Internationale, no 128, marsavril 2017. (2) Ibidem, p. 96. (3) Benoist Bihan, « Le vide stratégique français à la lumière du livre blanc 2013 », Défense & Sécurité Internationale, no 93, juin 2013. (4) Soit de combinaison des modes de guerre régulier et irrégulier. (5) Joseph Henrotin, « La société française est-elle résiliente? Forces et faiblesses face au terrorisme » in Thierry de Montbrial et Dominique David (dir.), RAMSES 2017. Un monde de ruptures, Dunod, Paris, 2017. (6) Pour ne citer que ces articles : Élie Tenenbaum (entretien), « Territoire national : la “Sentinelle” égarée? », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 48, juin-juillet 2016; Romain Mielcarek, « “Sentinelle”, une opération plus politique que stratégique? », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 49, août-septembre 2016; Michel Goya, « Les opérations militaires anxiolytiques », Défense & Sécurité Internationale, no 126, novembre-décembre 2016. (7) Soit ce que Michel Goya qualifie de « "crise des ciseaux", entre la facilité à réaliser des économies sur les forces armées et la facilité à les employer » (Michel Goya, « Des élections, des opérations et des questions », Défense & Sécurité Internationale, no 128, mars-avril 2017). (8) Ibidem. (9) Joseph Henrotin, « Dissuasion : l’autre enjeu des 2 % », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 49, août-septembre 2016. (10) Voir notre hors-série no 44.