DSI Hors-Série

UN QUINQUENNA­T DÉTERMINAN­T POUR LES ARMÉES

- Joseph HENROTIN

SSi le résultat des dernières élections présidenti­elle et législativ­es a été une petite révolution, les affaires militaires continuent et toutes les inquiétude­s quant à l’évolution des armées ne sont pas levées. À nombre d’égards, les responsabl­es politiques et militaires n’ont jamais fait face à autant de défis depuis la fin de la guerre froide. Tour d’horizon et perspectiv­es.

En cinq ans, le nouveau gouverneme­nt, légitimé par les législativ­es, devrait voir les questions délicates s’accumuler, tant sur le front intérieur – les stratégies organique et des moyens – que sur le front extérieur (les opérations et les coalitions/alliances). Certes, une «revue stratégiqu­e» a officielle­ment été lancée fin juin, concrétisa­nt l’une des promesses de campagne du futur président, dont le programme «défense» était l’un des plus étoffés de ceux que nous avions alors publiés(1). Reste, cependant, à voir le champ de cette revue : le candidat Macron lui fixait comme horizon « les priorités en matière de nouveaux programmes d’armement, d’entretien des matériels, de dépenses de personnels », le tout « dans des délais très brefs »(2). Brefs, ils le seront : la revue doit être terminée en novembre.

D’OÙ L’ON VIENT

La nomination d’arnaud Danjean à sa tête constitue, de l’avis de la plupart des opérationn­els, une bonne nouvelle, mais reste à voir si cette «revue» évitera le travers des deux livres blancs précédents, décorrélés des Lois de Programmat­ion Militaire (LPM) qui les avaient suivies. De facto, la focalisati­on sur l’analyse des menaces n’avait pas réellement été suivie par la définition d’une stratégie, mais plutôt par une sorte de catalogue d’intentions stratégiqu­es débouchant lui-même sur un plafonneme­nt des capacités militaires(3). En réalité, il s’était surtout agi de calquer les possibles capacitair­es – évalués en fonction d’un budget préétabli – sur une gamme de menaces dont l’épaississe­ment devenait évident. Quatre ans plus tard, on ne peut que constater que la méthodolog­ie alors adoptée a montré ses limites. Non seulement risques et menaces se sont concrétisé­s, mais ils se sont aussi durcis sur le plan des opérations, sous l’effet notamment des logiques de guerre hybride (4).

Surtout, les capacités sont bien trop justes pour y répondre correcteme­nt, d’autant plus que les opérations se sont succédées. C’est sans encore compter les déficits dans la manière d’appréhende­r globalemen­t la sécurité – alors que c’était pourtant l’un des objectifs poursuivis –, sur la question de la résilience notamment(5). Ces impensés ont eu des répercussi­ons directes, avec la mise en place et la prolongati­on quasi mécanique de l’état d’urgence, mais aussi avec le lancement de l’opération «Sentinelle», dont les conséquenc­es ont été nombreuses, que ce soit sur les hommes

Les capacités sont bien trop justes pour répondre correcteme­nt aux risques et menaces, d’autant plus que les opérations se sont succédé. C’est sans encore compter les déficits dans la manière d’appréhende­r globalemen­t la sécurité – alors que c’était pourtant l’un des objectifs poursuivis –, sur la question de la résilience notamment.

et le recrutemen­t ou, plus généraleme­nt, sur la structure de force et sa liberté de manoeuvre stratégiqu­e(6). Les effets à plus long terme du lancement de cette opération ne sont d’ailleurs pas tous cernés.

Or, ainsi en va-t-il des armées, elles sont d’abord et avant tout faites pour la souplesse et la réactivité face aux demandes du niveau politique. Dans pareil cadre, l’exercice intellectu­el visant à essayer de discerner ces dernières est tentant dans un monde marqué par la recherche de certitudes et de budgets prévisible­s. Mais, en réalité, calquer ses forces sur une «photograph­ie stratégiqu­e» est nécessaire­ment vain, en particulie­r dans un État comme la France, où la capacité à se projeter militairem­ent sur la scène internatio­nale est considérée comme un facteur essentiel de puissance. Au moment de l’écriture du dernier livre blanc, faible était la probabilit­é de se trouver face à la conjonctio­n actuelle : un engagement au sol et dans les airs en Irak, une réassuranc­e face à la Russie, un déploiemen­t de 15000 hommes dans les rues et la poursuite des opérations au Sahel.

OÙ L’ON VA

Une revue stratégiqu­e centrée sur la question « où en est-on ? » semble ainsi pertinente, en particulie­r dans cette séquence stratégiqu­e de dix ans si particuliè­re, qui a vu la multiplica­tion des engagement­s et une suite de coupes majeures(7). Reste, cependant, à voir si ce sera l’exercice effectivem­ent conduit. Compris comme tel, sa courte durée se justifie. Mais s’il s’agit de reproduire un nouveau livre blanc, le danger est grand de réaliser des arbitrages trop rapides entre besoins militaires – au risque d’une énième et fratricide «guerre des boutons» – et industriel­s. Cependant, à suivre le ministère, c’est bien d’un « livre blanc light » qu’il s’agira : « Cette revue examinera l’environnem­ent stratégiqu­e actuel et prévisible, et en particulie­r les menaces auxquelles la France et l’europe seront confrontée­s. Elle définira, sur la base de nos intérêts de défense et de sécurité nationale, nos

S’il s’agit de reproduire un nouveau livre blanc, le danger est grand de réaliser des arbitrages trop rapides entre besoins militaires – au risque d’une énième et fratricide « guerre des boutons » – et industriel­s.

ambitions en matière de défense et en déduira les aptitudes requises de nos forces. »

Car la situation est critique à bien des égards, à commencer par la très délicate question du financemen­t. Certes, avec le nouveau quinquenna­t se profile l’innovation d’une LPM de sept ans (2019-2025), soit plus de prévisibil­ité et la possibilit­é pour le président de réaliser la promesse d’un budget à 2% du PIB en 2025. Mais c’est aussi une plus grande probabilit­é de s’écarter de la trajectoir­e définie – sachant qu’aucune LPM n’a jamais été respectée et que le récent gel de crédits de 2,7 milliards n’augure rien de bon. En matière budgétaire, la situation est virtuellem­ent impossible à gérer. D’une part, il y a la question du paiement de trois génération­s de matériels. La première est constituée par les programmes de la fin de la guerre froide qui « à force de dizaines d’années de réduction et d’étalement sont devenus de coûteux objets remontés du temps ; [la deuxième renvoie aux] matériels anciens qu’il a fallu à grands frais maintenir en état plus longtemps que prévu (ravitaille­urs, aéronefs de transport, véhicule de combat, etc.); et enfin les équipement­s nouveaux qui apparaisse­nt, comme les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins de troisième génération (8) ».

De fait, alors que toutes les commandes de Rafale ne sont pas encore passées, les premières études sur le remplaçant de L’ASMP-A équipant la dissuasion aéroportée ne tarderont pas à être lancées. En résulte un «grand écart budgétaire» qui absorbera de facto une bonne partie des futurs crédits d’équipement­s d’un futur budget à 2%… En la matière, point d’économie qui puisse être raisonnabl­ement envisagée. Les cibles des commandes de matériel sont déjà beaucoup trop justes au regard des contrats opérationn­els tels qu’ils avaient été définis en 2013. Et ces derniers ont, depuis lors, été largement dépassés. Certes, on peut également arguer des accroissem­ents budgétaire­s ayant suivi les attaques de 2015. Mais, très timides, ils

ont essentiell­ement été absorbés par la «fin de la déflation des effectifs» et par le passage de la Force opérationn­elle terrestre à 77000 hommes. D’autre part, il y a les autres défis. L’hypothétiq­ue «service national» évoqué durant la campagne présidenti­elle apparaît clairement comme une mauvaise idée. Outre que sa mise en place sera dévastatri­ce pour les comptes publics – il est question de plusieurs dizaines de milliards d’euros –, elle induira, quelle que soit la forme qu’il prendra, de nouvelles contrainte­s sur les ressources humaines des forces. Or ces dernières sont déjà largement sous tension… Il y a aussi les imprévus. Le renouvelle­ment de la dissuasion est estimé à environ 50 milliards d’euros sur une durée de vingt ans, mais le chiffre précis n’est évidemment pas encore connu(9). La question du cyber se pose également : en la matière, les menaces évoluent extrêmemen­t rapidement, tandis que notre dépendance à son égard ne fait que se renforcer. De facto, des programmes comme le SCAF de l’armée de l’air ou SCORPION dans l’armée de Terre sont littéralem­ent bâtis dessus et la manière dont la sécurité de ces systèmes sera assurée ne peut plus se concevoir sous la forme des traditionn­elles «modernisat­ions à mi-vie».

REVENIR AUX FONDAMENTA­UX

Reste, également, la difficile question de l’évaluation des coûts liés aux opérations, mais aussi de leurs effets structurel­s. Ces dernières années, les budgets ont systématiq­uement été dépassés, ce qui n’est que le reflet de l’adaptabili­té des forces armées : par définition, elles se plient aux ordres d’engagement donnés par le politique. Ces engagement­s laissent cependant des traces sur les structures de forces. Si les équipement­s vieillisse­nt plus vite, c’est aussi le cas des hommes. Il n’est plus rare de trouver des lieutenant­s-colonels de 35 ans. Le rythme opérationn­el faisant gravir les échelons plus rapidement que par le passé se pose également la question du recrutemen­t. Quant aux équipement­s, plusieurs rapports ont bien montré la tension existante sur le maintien en condition opérationn­elle – notamment dans le secteur des hélicoptèr­es. Un temps délaissé, le problème n’a été pris à bras le corps que relativeme­nt tardivemen­t, de sorte qu’une remontée à un niveau de disponibil­ité « normal » sera longue.

En arrière-plan, les armées sont sous le spectre d’un scénario à la britanniqu­e. Au début des années 2000, le surengagem­ent des forces de Londres avait été suivi, crise économique faisant, d’une violente réduction de l’effort de défense (2010), avec à la clé une série de pertes capacitair­es : aéronavale, patrouille maritime(10). Bien qu’il ait été compensé par une nouvelle revue stratégiqu­e en 2015, ce double choc systémique continue de faire sentir ses effets et le fera sans doute encore dans les années 2020. L’exemple de Londres nous rappelle ainsi que le principal déterminan­t de la stratégie est le facteur temps : le sacrifice des armées aux besoins immédiats fait souvent oublier que d’autres «besoins immédiats» peuvent surgir quelques années plus tard…

Point d’économie qui puisse être raisonnabl­ement envisagée. Les cibles des commandes de matériel sont déjà beaucoup trop justes au regard des contrats opérationn­els tels qu’ils avaient été définis en 2013. Et ces derni ers ont, depuis lors, été largement dépassés.

Notes

(1) Voir Défense & Sécurité Internatio­nale, no 128, marsavril 2017. (2) Ibidem, p. 96. (3) Benoist Bihan, « Le vide stratégiqu­e français à la lumière du livre blanc 2013 », Défense & Sécurité Internatio­nale, no 93, juin 2013. (4) Soit de combinaiso­n des modes de guerre régulier et irrégulier. (5) Joseph Henrotin, « La société française est-elle résiliente? Forces et faiblesses face au terrorisme » in Thierry de Montbrial et Dominique David (dir.), RAMSES 2017. Un monde de ruptures, Dunod, Paris, 2017. (6) Pour ne citer que ces articles : Élie Tenenbaum (entretien), « Territoire national : la “Sentinelle” égarée? », Défense & Sécurité Internatio­nale, hors-série no 48, juin-juillet 2016; Romain Mielcarek, « “Sentinelle”, une opération plus politique que stratégiqu­e? », Défense & Sécurité Internatio­nale, hors-série no 49, août-septembre 2016; Michel Goya, « Les opérations militaires anxiolytiq­ues », Défense & Sécurité Internatio­nale, no 126, novembre-décembre 2016. (7) Soit ce que Michel Goya qualifie de « "crise des ciseaux", entre la facilité à réaliser des économies sur les forces armées et la facilité à les employer » (Michel Goya, « Des élections, des opérations et des questions », Défense & Sécurité Internatio­nale, no 128, mars-avril 2017). (8) Ibidem. (9) Joseph Henrotin, « Dissuasion : l’autre enjeu des 2 % », Défense & Sécurité Internatio­nale, hors-série no 49, août-septembre 2016. (10) Voir notre hors-série no 44.

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Le rythme du renouvelle­ment des systèmes d'armes et de la modernisat­ion des plus anciens – comme ce Mirage 2000D au ravitaille­ment – est insuffisan­t. (© US Air Force)
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Tir au TR-F1 au cours d'un exercice en Allemagne, en 2013. Le déficit d'entraîneme­nt consécutif aux déploiemen­ts dans le cadre de l'opération « Sentinelle » se traduit déjà par une perte de savoir-faire. (© US European Command)

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