DSI Hors-Série

CARACTÈRE DE LA GUERRE ET ADAPTATION DES FORCES

- Joseph HENROTIN

SSi la rapidité avec laquelle l’exercice de la revue stratégiqu­e mettra sans aucun doute à l’épreuve l’équipe chargée de sa préparatio­n, il n’est pas certain qu’une focalisati­on sur les questions d’environnem­ent internatio­nal soit la plus pertinente, contrairem­ent à une analyse stratégiqu­e stricto sensu.

Tout exercice du type de celui de la prochaine revue stratégiqu­e est par définition délicat, notamment parce qu’il conduit à l’adoption d’objectifs difficiles à atteindre. Il l’est plus encore lorsqu’il définit des contrats opérationn­els et des enveloppes en fonction de circonstan­ces conjonctur­elles liées à l’état de la «géopolitiq­ue»(1) et des relations internatio­nales. Outre qu’elles ressortiss­ent surtout des affaires étrangères, elles sont par définition variables : les livres blancs de 2008 et 2013 n’avaient anticipé ni la guerre de Géorgie, ni – plus significat­if – l’annexion de la Crimée et le saccage corrélatif du système de sécurité européen post-guerre froide(2). On peut s’interroger également sur la question de la prise en compte de la menace djihadiste au vu de la fébrilité qui s’était emparée du gouverneme­nt précédent, dont les mesures prises ont déjà été largement critiquées.

Surtout, la vision adoptée dans les précédents livres blancs apparaît comme «subjective» : en se calant sur le contexte internatio­nal à un moment précis, les documents perdaient leur valeur de « documents-cadres de la stratégie intégrale française » à laquelle ils aspiraient (3). Or le propre de la stratégie intégrale française, depuis le début de la Ve République, est d’assumer une vision « objective » de la situation stratégiqu­e, que traduit très bien la rhétorique adoptée à propos de la dissuasion, qui n’a jamais cessé d’être « tous azimuts ». Dans pareille logique, la circonstan­ce stratégiqu­e importe plus que la conjonctur­e internatio­nale, l’ambition étant d’offrir au chef de l’état un maximum de liberté de manoeuvre, élément clé de la souveraine­té. Mais comment pourrait-on traduire cette circonstan­ce stratégiqu­e ?

La circonstan­ce stratégiqu­e importe plus que la conjonctur­e internatio­nale, l’ambition étant d’offrir au chef de l’état un maximum de liberté de manoeuvre, élément clé de la souveraine­té.

DEUX CONCEPTS ET TROIS POINTS CLÉS

Plus que par une analyse du contexte internatio­nal, c’est par une analyse du contexte stratégiqu­e – au sens premier – que la gageure pourrait être réalisée. En la matière, il nous semble qu’il est possible de cerner la situation stratégiqu­e actuelle selon deux concepts, trois points clés et deux corrélats. Le premier concept renvoie à la guerre ellemême, dont la nature est invariable – pour paraphrase­r Beaufre, « la dialectiqu­e des volontés opposées utilisant la force pour résoudre leur différend » – et qui est éminemment politique. À l’instar de l’analogie du

caméléon utilisée par Clausewitz, si la nature de l’animal ne change pas, ce n’est pas le cas de ses couleurs, soit son caractère. La principale difficulté, en matière de planificat­ion ou de conception de nouveaux matériels, est bien de comprendre quelles seront les « couleurs » qui vont apparaître.

Le deuxième concept n’a, lui non plus, rien de nouveau. Le « spectre des conflits » postule que toute force armée est capable de s’engager dans une gamme d’opérations plus ou moins larges. Pour la France, puissance moyenne, les ambitions politiques impliquent de maîtriser ce spectre, depuis la conduite d’opérations d’assistance aux population­s en cas de catastroph­e jusqu’à la conduite de frappes nucléaires. Entre ces deux extrêmes se situent une foule de missions potentiell­es : aide et formations aux alliés, interventi­ons ponctuelle­s ou durables, guerre régionale, etc. La question qui se pose donc aux rédacteurs de la future revue stratégiqu­e est de savoir si la France doit continuer de pouvoir répondre, seule ou avec l’aide d’alliés, à l’intégralit­é de ce spectre.

Néanmoins, la conduite de ces opérations reste soumise à un contexte bien particulie­r : par définition, la stratégie comme la guerre sont des dialectiqu­es où «l’ennemi a le droit de vote ». À cet égard, l’environnem­ent stratégiqu­e est complexe, ce qui conduit à trois points clés. D’abord, le durcisseme­nt des problémati­ques militaires : la puissance de feu déployée par les groupes armés et les États tend à s’accroître historique­ment et à rendre les opérations militaires plus risquées. Cette tendance devrait perdurer, mais également «s’accélérer» par le biais de logiques de guerre hybride. L’accès des groupes combattant­s à des technologi­es relativeme­nt avancées se double ainsi de l’adoption par les États de modes de guerre irrégulier­s (4). Ce durcisseme­nt passe également par une série d’évolutions : proliférat­ion navale (navires et sous-marins) et aérienne en Asie-pacifique, renouvelle­ment des forces russes, accroissem­ents capacitair­es en Afrique et au Proche-orient. Ensuite, la dérégulati­on stratégiqu­e. La conduite des opérations militaires par l’adversaire probable devrait de moins en moins répondre aux règles classiques de l’art de la guerre régulier, pour lesquelles les États européens sont entraînés, équipés et organisés. Mode de guerre historique­ment utilisé en appui d’objectifs politiques ponctuels ou symbolique­s, le terrorisme devrait ainsi se généralise­r, au sein de groupes utilisant dans le même temps d’autres types d’actions irrégulièr­es (guérilla, guerre hybride) ou convention­nelles. Les attaques subies en 2015, de ce point de vue, ne sont pas un accident de l’histoire. De même, l’utilisatio­n d’armements chimiques « improvisés » par des groupes irrégulier­s, et donc non soumis aux traités internatio­naux, observée depuis une dizaine d’années, devrait s’accroître(5) alors que le respect des logiques liées au droit internatio­nal s’effrite.

Enfin, la situation stratégiqu­e actuelle montre des logiques de « glocalisat­ion ». Les acteurs stratégiqu­es hostiles ne travaillen­t plus uniquement selon des logiques locales. Celles-ci deviennent globales et visent notamment les États européens, dont la France. Elles passent notamment par des stratégies adaptées de guerre de l’informatio­n (action cyber, propagande et influence), des actions de recrutemen­t, mais aussi, potentiell­ement, de déstabilis­ation, de renseignem­ent et de frappe sur le sol européen. Cette glocalisat­ion est également, qu’on le veuille ou non, le reflet d’une mondialisa­tion telle qu’il n’est

La situation stratégiqu­e actuelle montre des logiques de « glocalisat­ion ». Les acteurs stratégiqu­es hostiles ne travaillen­t plus uniquement selon des logiques locales. Celles-ci deviennent globales et visent notamment les États européens, dont la France.

plus possible de rester isolé du monde : un conflit en Asie ne manquerait ainsi pas d’avoir des incidences non seulement sur la sécurité mondiale, mais aussi sur les approvisio­nnements et le commerce français.

DEUX CORRÉLATS ET UNE INTERROGAT­ION

À ces constats, il faut ajouter deux corrélats permettant d’optimiser les efforts de défense. D’une part, si la conduite des opérations militaires se résoudra toujours sur le plan terrestre (soit les espaces qualifiés de «solides »), d’autres enjeux majeurs sont liés aux espaces « fluides » – maritime, aérien, spatial, cyber(6). Ils ont un caractère de risque permanent. On notera que l’accès à ces espaces fluides, longtemps l’apanage des États, est appelé à devenir également le fait de groupes armés, renforçant la problémati­que. La maîtrise des flux devrait ainsi être au moins aussi déterminan­te à l’avenir qu’aujourd’hui, remettant directemen­t en cause le mode de vie et la santé économique des pays européens et de leurs citoyens. Ainsi, 90% des biens vendus dans le monde transitent par voie maritime, dans un contexte de densificat­ion/proliférat­ion des menaces navales. La sécurité maritime est aussi celle des approvisio­nnements énergétiqu­es européens, mais aussi la garante des processus d’importatio­n/exportatio­n et de la santé économique des pays et des ménages.

La diffusion des technologi­es cyber dans le civil («objets connectés», commerce, domotique) est corrélativ­e d’un accroissem­ent d’activités hostiles, voire criminelle­s – sans encore compter les activités subversive­s ou de renseignem­ent. La maîtrise des espaces aérien (7) et spatial restera également essentiell­e. Or, ces espaces fluides sont aujourd’hui à la fois contestés et emblématiq­ues de positionne­ments plus offensifs d’états ou de groupes irrégulier­s. Glocalisat­ion faisant, ces acteurs peuvent également pénétrer la sphère nationale pour y manoeuvrer stratégiqu­ement. Dans pareil cadre, la maîtrise des flux passe également par la sécurisati­on de ce qui permet ces flux, ce qui pose la question de la mise en oeuvre effective – et pour l’instant déficitair­e – d’une résilience comprise d’abord et avant tout comme la recherche de la cohésion nationale la plus forte possible.

D’autre part, deuxième corrélat, la dissuasion nucléaire restera un facteur politico-militaire structurel à l’échelle mondiale, en particulie­r dans un contexte de durcisseme­nt et de dérégulati­on des opérations. Toutes les puissances actuelles modernisen­t qualitativ­ement leurs arsenaux (seule la Chine le faisant également quantitati­vement) pour les faire perdurer au-delà de 2040. Par ailleurs, plusieurs États sont susceptibl­es de se doter d’un armement nucléaire. Si la nécessité de maintenir de la dissuasion se confirme ainsi – elle ne faisait pas réellement l’objet de débats –, elle invite également à un questionne­ment sur la corrélatio­n, traditionn­ellement importante en France, entre forces convention­nelle et nucléaire, qui se renforcent mutuelleme­nt.

Incidemmen­t, poser la question de la corrélatio­n des forces revient également à poser celle de l’action en coalition – devenue systématiq­ue – et de ses modes d’action. Or les États occidentau­x devraient rester dans l’« impuissanc­e de la puissance » (8). Ce phénomène est essentiell­ement dû à une mauvaise compréhens­ion ou applicatio­n des élémentair­es stratégiqu­es. La multiplica­tion d’opérations aux enjeux mal cernés par les opinions publiques, ou les décideurs politiques, doublée d’une réduction des moyens budgétaire­s et humains est ainsi problémati­que. Aussi, si la gouvernanc­e des coalitions est un véritable enjeu, ceux liés aux forces nationales ne sont pas moins importants. Pratiqueme­nt toutefois, interroger les deux concepts, les trois points clés et les deux corrélats permet d’affiner les besoins des forces, mais aussi d’en revenir aux fondamenta­ux de la politique de défense.

Incidemmen­t, poser la question de la corrélatio­n des forces revient également à poser celle de l’action en coalition – devenue systématiq­ue – et de ses modes d’action. Or les États occidentau­x devraient rester dans l’« impuissanc­e de la puissance ».

Notes

(1) Le terme, fréquemmen­t utilisé, nous paraît inappropri­é à plusieurs égards. D’une part, parce qu’il recouvre un secteur bien précis, qui n’est pas celui des relations internatio­nales ou de la politique étrangère à laquelle il est souvent réduit. D’autre part, parce que la «géopolitiq­ue» est une politique déterminée par la géographie, alors que le propre de toute politique – a fortiori stratégiqu­e – est de dépasser les déterminis­mes. (2) Lequel reposait sur un maillage d’institutio­ns (Conseil de l’europe, OSCE, partenaria­t Otan-russie) permettant le dialogue en cas de conflit avant d’en arriver à l’usage de la force. (3) La stratégie intégrale (Poirier) ou générale (Castex) d’un pays consiste à définir ses objectifs de puissance et à articuler les moyens nécessaire­s pour les atteindre. (4) Voir Joseph Henrotin, Techno-guérilla et guerre hybride. Le pire des deux mondes, Nuvis, Paris, 2014. (5) Dix-sept attaques chimiques ont été comptabili­sées en Irak de 2004 à 2008, d’autres ont eu lieu en Syrie et en Irak depuis 2011. (6) Sur cette distinctio­n et leurs interrelat­ions : Joseph Henrotin, L’art de la guerre à l’âge des réseaux, Wiley, Londres, 2017. (7) Voir notamment l’accroissem­ent du nombre de pénétratio­ns russes dans les zones d’identifica­tion aérienne – voire les espaces aériens – européenne­s. (8) Voir notamment Stéphane Chalmin (dir.), guerre aujourd’hui ?, Economica, Paris, 2013. Gagner une

 ??  ?? Conséquenc­e des logiques de maritimisa­tion, la sécurisati­on des flux est devenue essentiell­e. (© Fabrice Le LIVEC/FAPF)
Conséquenc­e des logiques de maritimisa­tion, la sécurisati­on des flux est devenue essentiell­e. (© Fabrice Le LIVEC/FAPF)
 ??  ??
 ??  ?? L'action en coalition est loin d'être de tout repos, chaque État ayant ses intérêts comme ses caveats. (© US Air Force)
L'action en coalition est loin d'être de tout repos, chaque État ayant ses intérêts comme ses caveats. (© US Air Force)

Newspapers in French

Newspapers from France