LA FRANCE EST-ELLE ARMÉE POUR FAIRE FACE AUX STRATÉGIES D’INFLUENCE ?
l’ère de l’ultra-communication et de l’« infobésité », la France, comme d’autres, est particulièrement exposée aux stratégies d’influence adverses. Savoir y répondre est désormais un enjeu stratégique qui implique également de prémunir ses forces armées et ses forces de sécurité contre ce type de manoeuvres. Mais la République est-elle suffisamment armée face à ces risques et à ces menaces ?
Une stratégie d’influence, c’est la mise en oeuvre de moyens non létaux pour atteindre des objectifs stratégiques. Elle peut se nourrir d’outils divers et variés allant de la manipulation à la communication médiatique, de la ruse à la formation de médias locaux, de la construction d’infrastructures vitales au dialogue direct avec des notables. Dans tous les cas, l’objectif recherché est de parvenir à mobiliser le bon message via le bon média pour qu’un public ciblé change d’attitude ou de comportement. Au minimum, on cherchera à ce qu’elle soit favorable et ne s’oppose pas à la démarche. Au maximum et dans l’idéal, on la poussera à prendre part à la lutte à son tour.
Ces outils n’ont rien de nouveau en euxmêmes. De tout temps, les chefs militaires et les armées ont mené des stratégies d’influence. Pourtant, depuis quelques années, ces méthodes ont gagné en technicité et un nombre croissant d’acteurs ont réinvesti lourdement dans ce domaine afin d’en améliorer les effets. On pensera à la maskirovka russe, mobilisant l’ensemble des acteurs politicomilitaires ; aux « trois guerres » d’influence chinoises qui agissent notamment sur les notions de droit ; ou encore à l’hyperconnexion médiatique de l’armée israélienne. En France, le ministère de la Défense a regroupé et renforcé les moyens de son unité consacrée à ces questions : le Centre Interarmées d’action sur l’environnement (CIAE) de Lyon (1). Pour la France, les craintes en matière de stratégies d’influence peuvent concerner tout acteur, organisé ou non, qui chercherait à agir sur les attitudes et les comportements des citoyens du pays. Il peut s’agir d’un État qui va travailler à discréditer les autorités françaises, d’une organisation non étatique qui voudrait recruter, d’un mouvement politique qui viserait à mobiliser l’opinion ou encore d’un individu qui chercherait à décrédibiliser le gouvernement pour des raisons diverses. Ces rapports de force peuvent participer de la vie démocratique, lorsqu’il s’agit de confronter les esprits. Mais ils peuvent aussi représenter des menaces lorsque ceux qui les établissent ont comme objectif d’affaiblir l’état, pour partie ou dans son intégralité.
De tout temps, les chefs militaires et les armées ont mené des stratégies d’influence. Pourtant, depuis quelques années, ces méthodes ont gagné en technicité et un nombre croissant d’acteurs ont réinvesti lourdement dans ce domaine afin d’en améliorer les effets.
INFLUENCE : RISQUES ET MENACES
Au niveau étatique, la première menace identifiée en France est celle que fait peser
la Russie. À Moscou, le sentiment d’une volonté d’influence occidentale a permis de justifier un effort massif sur les plans médiatique et informationnel. Les associations et les journalistes étrangers ont vu leur liberté largement réduite afin de les empêcher de pousser la population russe à s’opposer à son gouvernement. À l’international, la Russie a riposté en renforçant les moyens de ses propres médias d’influence. Sputnik, radio et site d’information multimédia, a ainsi remplacé l’ancienne agence Ria Novosti et la radio La Voix de la Russie. Avec une audience encore modeste, Sputnik est largement suivi dans un espace francophone plus large : Maghreb, Afrique de l’ouest. Sputnik devient progressivement un concurrent pour le média d’influence français le plus présent dans cette zone stratégique : RFI. D’ici à la fin de l’année 2017, c’est la chaîne de télévision RT qui doit ouvrir un canal en France. Déjà présente sous format multimédia, elle vise à se donner les moyens de ses ambitions avec une rédaction d’envergure.
Les élus français ne se sont pas encore réellement inquiétés de l’influence russe en France. Le sujet apparaît parfois à la marge de certains documents, comme le rapport de l’assemblée nationale sur la crise ukrainienne de juin 2016 qui la présente comme un effort… de contre-propagande (2). La situation pourrait évoluer sous la présidence d’emmanuel Macron puisque le nouveau président a été largement pris pour cible par Sputnik et RT, qui ont multiplié les prises de position hostiles à son égard pendant la campagne, en France et à l’international. Plus largement,
La Russie construit son influence en opposition avec les autorités politiques du pays, dans une attitude clairement offensive, sinon agressive. Il s’agit bien ici d’en affaiblir les outils de décision afin de réduire l’impact, notamment, des sanctions et des mesures exercées contre Moscou par Paris à la suite de la guerre en Ukraine.
ce sont les grandes alliances de la France qui ont commencé à s’inquiéter de cet exercice d’influence russe. L’OTAN multiplie les études sur le sujet au sein de son Centre d’excellence de la communication stratégique (NATO Stratcom Center of Excellence) situé à Riga. Le Service Européen d’action Extérieure (SEAE) décrypte ces manipulations dans deux publications numériques, Disinformation Review et Disinformation Digest (3).
Certains riposteront que la Russie n’exerce pas une influence plus importante que les partenaires de la France que sont les ÉtatsUnis, L’OTAN, l’union européenne, les pays du Golfe, Israël ou encore l’arménie. Tous ces pays et institutions exercent effectivement diverses influences sur la France et les acteurs politiques qui l’animent. Ce qui les différencie, c’est qu’en l’état, la Russie construit son influence en opposition avec les autorités politiques du pays, dans une attitude clairement offensive, sinon agressive. Il s’agit bien ici d’en affaiblir les outils de décision afin de réduire l’impact, notamment, des sanctions et des mesures exercées contre Moscou par Paris à la suite de la guerre en Ukraine. Les accusations de propagande et de manipulation contre la Russie sont difficiles à évaluer. Un indicateur mesurable reste les sujets abordés par les médias d’influence russes. Si Sputnik et RT ont leurs marottes, comme n’importe quel média d’information, ils ont surtout des obsessions : les migrants, les rumeurs d’homosexualité d’emmanuel Macron, l’âge de sa femme ou encore l’amalgame entre tous les groupes armés syriens pour accuser les Occidentaux de soutien au terrorisme.
Dans un registre très différent, en matière d’acteurs non étatiques, les mouvements djihadistes ont mobilisé beaucoup d’attention de la part des autorités françaises. Des rapports, des études et des vidéos de contre-propagande ont été diffusés massivement pour dénoncer l’influence de l’état islamique. L’effort de censure sur les réseaux sociaux a également été renforcé afin de réduire la visibilité des publications d’islamistes radicaux. Après un véritable vent de panique médiatique, personne ne sachant bien comment traiter ces messages, la situation s’est un peu calmée. Aujourd’hui, le public qui va consommer favorablement les messages de ces groupes est en général déjà convaincu. L’influence djihadiste va alors viser à le conforter et à le pousser à poursuivre son engagement jusqu’à la lutte armée. Les difficultés de l’état islamique sur le terrain, en Irak et en Syrie, nuisent également à sa capacité à communiquer.
Mais l’état islamique n’est pas le seul acteur dans le domaine. Un temps oublié, Al-qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA) reste un producteur d’influence de premier rang. Si le volume n’est pas aussi intense qu’en provenance de Syrie, sa qualité et notamment ses conseils opérationnels pour mener des attentats sont notables. Avec plus de 15 000 individus suivis pour radicalisation en France, l’incapacité à faire disparaître ces outils pose un véritable défi sécuritaire. Il convient de préciser qu’internet est loin d’être le seul levier d’influence de ces réseaux. Souvent, des individus charismatiques convainquent et recrutent directement dans des mosquées, des maisons de quartier, des salles de sport et autres lieux de socialisation. Si la Russie est identifiée comme la principale
menace étatique et le courant djihadiste comme la principale menace non étatique, d’autres organisations peuvent représenter des risques, sinon des menaces, en matière d’influence. L’ultra-droite, qui a le vent en poupe, vient de montrer, avec l’arrestation d’un suspect projetant un attentat le 14 juillet, qu’elle pouvait produire ses propres terroristes. Si le jeune homme, proche de la mouvance nationaliste, ne semblait pas bien opérationnel, il pourrait inspirer d’autres volontaires. Rappelons qu’il y a quelques mois, un jeune officier de la Bundeswehr allemande passé – et signalé – par Saint-cyr était arrêté pour des motifs similaires.
L’ARMÉE FRANÇAISE FACE AUX STRATÉGIES D’INFLUENCE
Les militaires sont tout aussi exposés que d’autres publics français. Dans les services de renseignement, des inquiétudes se sont manifestées ou se manifestent encore concernant la vulnérabilité de certains publics. Au haut niveau, des officiers se montreraient sensibles aux discours en provenance de Russie. Des rappels à l’ordre ont parfois été effectués pour prévenir des amitiés trop suspectes entre des Français et des Russes. Lors d’événements amicaux, comme les rencontres autour de l’historique Normandie-niémen, on a fortement suggéré aux tricolores de ne pas boire trop de bières avec leurs camarades russes, quand la tradition fut longtemps à l’open-bar le plus fraternel.
Du côté des militaires du rang, des inquiétudes ont aussi porté sur la radicalisation dans le djihad. La surveillance de la Direction du Renseignement et de la Sécurité de la Défense (DRSD, EX-DPSD) semble avoir évité jusqu’ici qu’il y ait trop de dérives. Quelques procès ont eu lieu et seule une poignée de militaires s’est rendue en Syrie, sans qu’un phénomène massif soit constaté. Des alertes ont été lancées, notamment en 2013-2014 à l’apogée de l’état islamique. Le plus gros contingent de Roumains devenus combattants étrangers au sein de l’organisation djihadiste était par exemple constitué d’une dizaine d’anciens légionnaires. Au total, on ne compterait pas plus d’une dizaine d’individus dans ce cas et suivis par les services concernés.
Certains militaires restent exposés aux influences de l’ultra-droite. Les médias de désinformation et de propagande politique de cette tendance idéologique multiplient les messages adressés aux patriotes et ceux qui servent sous les drapeaux représentent pour eux un public clé. Les tensions communautaires peuvent alors nourrir les rancunes et pousser des individus vers cette autre forme de radicalisation. En 2016, TV Liberté, web-média d’extrême droite, avait ainsi relayé le témoignage d’un ancien militaire anonyme qui dénonçait la communautarisation au sein de l’institution. Sur les réseaux sociaux, d’autres avaient confirmé ce discours. Un autre, qui a quitté l’institution, nous a confirmé avoir été témoin de telles dérives. Il dénonce les menaces de groupes d’antillais et de groupes de musulmans imposant leurs moeurs et leurs habitudes. Lui a préféré quitter l’institution pour rejoindre…
Dans les services de renseignement, des inquiétudes se sont manifestées ou se manifestent encore concernant la vulnérabilité de certains publics.
les Hells Angels, un gang de motards potentiellement violent.
À la même époque, les appels à la rébellion d’agitateurs comme Alain Soral et Dieudonné avaient également séduit de nombreux militaires. Les uns envoyaient des insignes régimentaires au premier, idéologue et militant d’ultra-droite, pour manifester leur soutien. Les autres se prenaient en photo en faisant des quenelles, signe de ralliement du second, humoriste controversé. Dans les deux cas, difficile de conclure que ces actions relevaient plutôt d’un rejet du système, d’une adhésion politique ou d’un phénomène de mode. Après quelques sanctions exemplaires, ces gestes se sont d’ailleurs fait beaucoup plus rares. Pour l’instant, le ministère de la Défense n’a pas déployé de stratégie de contre-influence massive. Le discours et les valeurs, forts par nature au sein des armées, préviennent majoritairement l’exposition aux argumentaires adverses. Une hiérarchie attentive au contact de ses troupes parvient en général à identifier les dérives qui restent individuelles et minoritaires. Le cas échéant, les services de renseignement militaires interviennent rapidement avec la mobilisation de la DRSD ou de la gendarmerie selon la gravité des faits.
À son niveau, le ministère de la Défense reste limité dans son rôle de contre-récit. Le CIAE, spécialisé dans les opérations d’influence, est surtout mobilisé en appui des opérations extérieures. En ce qui concerne les questions d’ingérence, il ne joue qu’un rôle de veille. Les armées dans leur ensemble jouent un rôle en participant à la construction d’un récit positif et de valeurs nationales fortes. C’est ce que note par exemple le chef d’état-major de l’armée de Terre, le général Jean-pierre Bosser, lorsqu’il explique dans Le Figaro que l’opération « Sentinelle », toute controversée qu’elle soit, contribue à afficher une volonté et donc à influencer les publics nationaux avec un message clair : « combattre là-bas pour nos valeurs, vaincre ici par nos valeurs (4) ».
AU-DELÀ DES ARMÉES, LA SOCIÉTÉ
Les militaires français sont peut-être moins exposés que le reste de la société, du fait d’un socle solide de valeurs et d’un entourage immédiat généralement fortement convaincu.
L’exposition de la société dans son ensemble ne doit pas être ignorée : son soutien est indispensable pour préserver le moral des forces, le sentiment de légitimité et la cohésion des moyens dans les différentes opérations. Le ministère de la Défense le sait et c’est pour cette raison qu’il veille, année après année, aux indicateurs d’image de l’institution.
Les militaires sont en effet une cible de choix pour les différents acteurs menant des stratégies d’influence que nous avons évoqués plus haut. Que ce soit les médias russes qui menacent l’image des armées en accusant la France de soutenir des groupes djihadistes en Syrie et en Irak, les djihadistes qui menacent de frapper les hommes en patrouille « Sentinelle » dans les lieux publics afin de nourrir la crainte générale de la population ou l’ultra-droite qui déforme l’image de l’institution en surexposant les soutiens d’une minorité de soldats pour politiser l’ensemble de ce corps, l’image et le rôle du ministère dans son ensemble sont au coeur des luttes de discours.
Une grande partie de la population française peine à faire le tri dans ces flots d’informations et dans la multitude de médias qui noient le web. Pour beaucoup, il est difficile de comprendre que les accusations portées sur les opérations en soutien de l’opposition à Bachar al-assad sont une action d’influence menée par un pays avec lequel la France nourrit des tensions. Pour une partie de la jeunesse, il est difficile de faire le tri dans les accusations des djihadistes et de leurs sympathisants contre les soldats de la coalition. Pour d’autres encore, il est difficile de nuancer le soutien des militaires à des idéologues d’extrême droite lorsqu’ils voient Alain Soral arborant les t-shirts de différentes unités envoyés par des fans. Les efforts de communication et de publicité du ministère de la Défense maintiennent malgré cela une haute image des militaires. Début 2017, la Délégation à l’information et à la Communication de la Défense (DICOD) annonçait de très bons résultats en la matière : la France était ainsi le pays européen où la confiance envers l’armée avait le plus progressé en dix ans, pour culminer à 86 % ; 75 % des sondés approuvaient « Sentinelle » ; 53 % des Français attendaient une augmentation du budget de la Défense (5). Des indicateurs qui montrent que, malgré les offensives informationnelles contre la France et ses armées, la résilience en la matière reste pour l’instant plutôt bonne.
Le CIAE, spécialisé dans les opérations d’influence, est surtout mobilisé en appui des opérations extérieures. En ce qui concerne les questions d’ingérence, il ne joue qu’un rôle de veille.
Notes
(1) Sur ces différents sujets, lire les articles de l’auteur dans Défense & Sécurité Internationale no 111 (Russie), no 107 (Chine), no 93 (Israël) et hors-série no 41 (sur la France et les opérations d’influence en général). (2) Jean-pierre Dufau, Rapport d’information de la commission des Affaires étrangères de l’assemblée nationale sur la crise ukrainienne et l’avenir des relations entre la Russie et l’union européenne et la France, juin 2016. (3) Les publications et les études du Centre d’excellence en Stratcom de L’OTAN, ainsi que les deux publications du SEAE, sont disponibles en ligne sur les sites de ces institutions. (4) Jean-pierre Bosser, « Combattre là-bas pour nos valeurs, vaincre ici par nos valeurs », Le Figaro, 21 mars 2016. (5) Données issues de plusieurs sondages réalisés au cours de l’année 2016, publiés à l’occasion des voeux aux armées de janvier 2017.