QUELLE MARINE POUR DEMAIN ?
marines continuent, de par le monde, à développer des capacités hauturières, tout en renforçant leurs capacités d’interdiction. Le monde naval devient-il plus dangereux ou, à tout le moins, plus disputé ? Cela a-t-il des implications pour la Marine nationale, notamment en matière d’autoprotection ?
Christophe Prazuck : La question posée révèle trois éléments de rupture. D’abord, un réinvestissement massif dans les outils de puissance navals, en termes de construction (porte-avions, frégates, sousmarins, missiles…) et en termes d’emploi (déploiements lointains, postures ostentatoires, voire agressives, bulles « A2AD »…). Ensuite, une tendance à la territorialisation des mers, qui va à l’encontre de l’ordre international établi depuis 1945 (règlement pacifique des conflits) et étendu aux espaces maritimes en 1982 (convention de Montego Bay). Enfin, la prolifération, en mer et sur les littoraux, d’armes de haute technologie naguère réservées à quelques grandes puissances, comme des missiles antinavires ou des drones de surface, qui sont parfois même aux mains de groupes armés non étatiques, comme l’illustrent les attaques récentes dans le détroit de Bab el-mandeb.
Face à ces trois ruptures, deux conclusions. D’abord, nous devons prendre en compte, dans nos formats futurs, la multiplication durable de nos engagements opérationnels, sur au moins cinq théâtres depuis maintenant trois ans, et la réalité du risque induit par la prolifération technologique. Pendant trente ans, la sophistication nous a permis de diminuer nos formats et de présupposer notre suprématie sur tous les théâtres. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.
Ensuite, certains choix consentis au cours des années 1990 dans l'autoprotection de nos bâtiments, comme l’absence de sonar sur les frégates La Fayette ou le déploiement de bâtiments de premier rang sans hélicoptère, deviennent aujourd’hui inadaptés. Notre flotte de demain devra disposer de moyens de défense performants et complets, y compris dans le domaine asymétrique, et d’un format suffisant pour être capables d’encaisser des coups.
Il ne s’agit que d’un retour à la normale. Les quelques décennies qui ont suivi la fin de la guerre froide se sont traduites, en haute mer comme à terre, par un recul des dialectiques de puissance, faute de compétiteurs de premier rang. Les outils navals conçus pour le combat en haute mer ont été principalement utilisés pour agir de la mer vers la terre, ce qui, dans une perspective historique plus longue, de La Praya aux Malouines en passant par les convois de l’atlantique et la guerre du Pacifique, reste un cadre d’emploi plutôt minoritaire. Il en va de même des capacités d’interdiction. Le « déni d’accès » n’est qu’un avatar moderne
Certains choix consentis au cours des années 1990 dans l’autoprotection de nos bâtiments, comme l’absence de sonar sur les frégates La Fayette ou le déploiement de bâtiments de premier rang sans hélicoptère, deviennent aujourd’hui inadaptés.
du sempiternel combat entre le bouclier et l’épée. Aujourd’hui, aucun espace maritime ne nous est interdit. L’accès dépend de la volonté politique du pays riverain à le défendre et du niveau de moyens et de risques auquel nous consentirons pour forcer le passage. La guerre des Malouines a mis hors de combat 14 bâtiments de combat britanniques : c’est un de moins que la totalité des frégates de premier rang dont nous pourrions disposer en 2030 selon les hypothèses du livre blanc précédent (2013).
Dans beaucoup de marines européennes, il existe une réelle tension dans le recrutement. La Marine avait fait, avec les FREMM, le choix d’équipages plus réduits. Avec les futures FTI, les équipages s’étoffent à nouveau. Mais les ressources humaines suffiront-elles ? La question du recrutement est-elle problématique ?
Quand j’observe nos voisins européens, je vois des bâtiments de combat et des sousmarins qui restent à quai faute d’équipages. Oui, le défi des ressources humaines est un défi considérable, qui peut remettre en cause la capacité d’une marine, même de premier rang, à remplir ses engagements opérationnels.
L’enjeu n’est pas tant le recrutement que la fidélisation : après une dizaine d’années, le marin expérimenté et qualifié pose parfois le sac à terre faute de compensation suffisante des sujétions propres à l’embarquement : mobilité géographique élevée, tensions sur l’emploi des conjoints, durée d’éloignement, promiscuité, isolement numérique. La valorisation de l’embarquement est pour moi essentielle. Cette valorisation passe naturellement par une politique de rémunération ciblée et une attention accrue à l’accompagnement de ces sujétions pour les marins eux-mêmes, mais également pour leurs familles.
Nous avons voulu, avec les FREMM, profiter d’une automatisation poussée pour réduire une ressource humaine de plus en plus précieuse. Contraints par ce facteur, nous sommes allés aux limites de l’exercice, notamment en ce qui concerne les capacités de formation. Même si les tâches les moins qualifiées ont été informatisées, on fait toujours son apprentissage comme matelot ou second-maître, à la mer et pas seulement sur simulateur. Un bâtiment de combat est aussi une école, de même que les leçons de code ne remplaceront jamais les leçons de conduite. La pyramide des grades sur FTI prend en compte cet indispensable volant de formation, pour une « facture » supérieure d’environ 10 % à l’équipage d’une FREMM. C’est une question de soutenabilité des ressources humaines à long terme.
la France sera, après le Brexit, la seule nation de l’union européenne à disposer de cet outil de puissance emblématique qu’est le porte-avions, formidable aimant des contributions européennes.
On a senti, durant la dernière campagne présidentielle, des appels du pied en faveur de la construction d’un deuxième porte-avions. Au vu du format actuel de la Marine (capacités embarquées, escorte, ravitaillement), est-ce faisable ? Par ailleurs, le seul remplacement du Charles de Gaulle représentera un effort important. Les réflexions en la matière ontelles déjà commencé ?
Il ne s’agit pas d’appel du pied. L’état-major de la Marine réfléchit a minima au remplacement du Charles de Gaulle : c’est la moindre des choses, c’est son métier. Il y a notamment des questions dimensionnantes : masse des futurs aéronefs de combat, type de catapultes, mode de propulsion. Ces études sont utilisables pour un ou deux porte-avions. Cet horizon est également suffisant pour constituer le vivier nécessaire pour armer deux porte-avions. L’expérience passée du tandem Foch/clemenceau nous rappelle qu’il ne fallait pas fondamentalement plus d’avions, de ravitailleurs ou de frégates pour constituer un unique groupe aéronaval capable d’être déployé en permanence à partir de deux plates-formes.
La décision de disposer d’un porte-avions en permanence est une décision politique. Je constate que toutes les grandes nations utilisatrices de porte-avions (États-unis, Inde, Chine, Royaume-uni) ont fait ce choix. La Russie vient d’annoncer son intention de doter le Kuznetsov d’un sister-ship plus moderne à l’horizon 2030. Enfin, la France sera, après le Brexit, la seule nation de l’union européenne à disposer de cet outil de puissance emblématique, formidable aimant des contributions européennes. Lors de chacune des trois dernières missions de lutte contre Daech, le Charles de Gaulle était escorté de frégates allemandes, belges, britanniques, italiennes, etc. Ce serait une belle ambition pour la France et l’union européenne de disposer en permanence d’un tel agrégateur de volontés politiques.
La France a retenu l’appellation de « frégate de premier rang » pour couvrir deux types de bâtiments : des frégates (« F » sur la coque) et des destroyers (« D » sur la coque). Or la France est également une puissance de deuxième rang et dispose du deuxième domaine maritime au monde. Avec dix destroyers là où l’italie en a douze, le rang français est-il tenable ?
La taxonomie des numéros de coque est largement obsolète. Elle repose sur une distinction ancienne entre les escorteurs anti-sous-marins ( frigates) et antiaériens ( destroyers). Les Oliver Hazard Perry ont un
L'amiral Prazuck. (© F. Lucas/marine nationale)
F sur la coque, alors qu’elles disposent du même système d’armes que nos Cassard/ Jean Bart (D) et d’un tonnage comparable. Audelà des appellations, la question est double. La quantité de nos escorteurs est-elle suffisante ? Quel est le niveau d’autoprotection requis ?
À la première question, le livre blanc de 2013 répond qu’il faut 15 frégates de premier rang. Cette cible, fixée avant l’émergence d’une menace djihadiste militarisée et l’expansion navale sans précédent de grandes puissances émergentes ou résurgentes dans de nombreuses parties du monde (Atlantique nord, océan Indien, Méditerranée orientale, golfe Arabo-persique), apparaît aujourd’hui dépassée : avec 17 frégates, nous peinons déjà à honorer le besoin opérationnel. La cible à 18 du livre blanc de 2008 apparaît toujours pertinente.
La nature et la dangerosité de nos missions, les fréquentes bascules d’effort entre plusieurs théâtres (Atlantique, Méditerranée et océan Indien) et le bond qualitatif de nos compétiteurs stratégiques, y compris de second rang, ne nous permettent plus d’envisager des frégates sans sonar ou sans missiles. Nous partageons avec l’italie une même analyse de la menace, et y répondons avec un nombre global légèrement supérieur de frégates de premier rang (FDA, FREMM, et FTI). Ce nombre prend en compte le besoin spécifique en capacités ASM lié à la sûreté de la Force océanique stratégique.
Le programme des SNA Suffren connaît un léger retard, au demeurant classique dans des projets de cette ampleur, la tête de classe devant être livrée en 2019. Cela vous paraît-il tenable ?
La marine attend avec impatience le renouvellement de ses SNA Rubis par les SNA Barracuda, qui offriront un bond qualitatif majeur dans de nombreux domaines, à commencer par l’emport de missiles de croisière et des capacités très accrues de soutien aux forces spéciales navales. Nous contribuons dans de nombreux domaines à la mise au point de ces unités d’une très grande complexité technique. Si le programme a en effet pris un peu de retard, le phénomène n’est pas unique dans des projets d’une telle ampleur. J’ai confiance en la DGA pour faire tout son possible afin que le premier bâtiment de la série soit livré au plus tôt par Naval Group. Des essais ont d’ailleurs débuté sur le premier de série, le Suffren, tandis que l’équipage se forme déjà sur simulateur.
Le programme BATSIMAR est évidemment essentiel au vu des questions de maintien de la souveraineté dans le domaine maritime français. Vous plaidiez pour une première mise en service en 2021. Êtes-vous optimiste quant à la réalisation de cet objectif ?
« Hope is not a method ». Avec BATSIMAR, le besoin est évident : dans les outre-mer seuls, nous avions parié en 2008 qu’une rupture temporaire de capacité de 50 % serait acceptable en attendant la réalisation de ce programme au milieu des années 2020. Aujourd’hui, ce pari est perdu : il ne restera en 2021 que deux patrouilleurs en service pour surveiller les ZEE de Polynésie, de Nouvelle-calédonie, des Antilles, de la Réunion, de Mayotte et des îles Éparses, soit 25 % du besoin théorique fixé en 1982 (date de la signature de la convention de Montego Bay) et tenu jusqu’en 2008.
Et pourtant, les menaces sur nos ressources maritimes et le niveau de violence de nos adversaires, pêcheurs illégaux et trafiquants de drogues, sont en constante augmentation. Hier, le pillage de nos ressources était une question seulement économique. Aujourd’hui, c’est également devenu un enjeu environnemental majeur, avec la destruction d’écosystèmes uniques et fragiles, ainsi qu’un enjeu de souveraineté : on voit bien que ce qui est fréquemment « visité », sans réaction, finit par être occupé puis revendiqué, exactement comme une habitation squattée.
Les BATSIMAR ont également vocation à remplacer en métropole les patrouilleurs de haute mer (ex-avisos), qui sont essentiels dans le dispositif de défense maritime du territoire et contribuent également à la part de nos engagements extérieurs qui ne requiert pas de moyens de combat de premier rang (opérations « Sophia » en Libye et « Corymbe » dans le golfe de Guinée), en alternance avec des frégates La Fayette et des BPC. Le besoin d’avancer le programme BATSIMAR à 2021 a été acté en comité interministériel de la Mer le 4 novembre 2016. Cette décision politique prise, il m’incombe la tâche de m’assurer de sa bonne traduction en programmation budgétaire.
Avec 17 frégates, nous peinons déjà à honorer le besoin opérationnel. La cible à 18 du livre blanc de 2008 apparaît toujours pertinente.
La question du ravitaillement à la mer est essentielle pour une marine dont le champ d’action est mondial. L’actuelle flotte tiendra-t-elle jusqu’à l’arrivée des FLOTLOG ?
Les pétroliers ravitailleurs permettent l’allonge et la permanence à la mer de nos groupes navals. Ils les ravitaillent non seulement en carburant, mais également en vivres et en munitions. À partir du moment où une force navale est privée de sa capacité de ravitaillement à la mer, elle devient dépendante de ses points d’appui et perd nombre de ses avantages stratégiques (mobilité,
invulnérabilité, discrétion, indépendance diplomatique). L’expérience des opérations récentes (Afghanistan, Libye, Syrie/irak) montre qu’il en faut quatre pour soutenir en permanence le contrat opérationnel d’un groupe aéronaval plus une opération secondaire de type CTF 150/« Atalante ».
Nos pétroliers actuels, de classe Durance, sont bientôt quarantenaires. Ils sont à simple coque, alors que cette conception est désormais interdite dans l’ensemble de la flotte marchande et que le dernier pétrolier civil à simple coque a été désarmé en 2015. Depuis le retrait du service actif de la Meuse, il ne nous en reste plus que trois, et nous commençons clairement à percevoir les effets de cette lacune.
Le renouvellement de cette flotte logistique est donc urgent : c’est un maillon faible de notre capacité de projection lointaine et d’endurance à la mer. Le lancement du projet FLOTLOG, en coopération éventuelle avec l’italie, est donc une excellente nouvelle. Néanmoins, la phase de transition, pour assurer la disponibilité de la flotte dont le dernier exemplaire devra naviguer jusqu’en 2025, est délicate, et le besoin opérationnel de quatre unités reste inchangé.
Si l’on porte beaucoup d’attention, avec raison, à la prolifération sous-marine, celle des capacités de minage n’est pas moins importante. Le concept de système de lutte anti-mines du futur a été validé en 2016, mais la mise en oeuvre d’une grande densité de drones représente aussi un saut dans l’inconnu au regard des méthodes traditionnelles. Êtes-vous confiant sur le succès de la formule ? Des retards sont-ils à prévoir ?
En réalité, la révolution du drone est une chance pour cette mission particulièrement dangereuse de chasse aux mines, qui présente de façon générale un rapport risque/ bénéfice particulièrement défavorable face à des engins extrêmement performants, répandus et peu chers. Les engins pilotés à distance permettent d’éloigner la force navale de la zone de danger et de « séparer les variables » dans les autres domaines de lutte en garantissant aux grands bâtiments de combat la liberté de manoeuvre requise pour conduire leurs missions de lutte antisous-marine et antiaérienne. Naturellement, ce bond technique et conceptuel nécessite une grande rigueur dans l’expérimentation, qui doit nous inciter à la prudence quant au calendrier d’entrée en service. Nous ne partons pas de zéro : nous utilisons depuis déjà quatre ans des drones Alister pour déminer nos ports et nos chenaux d’accès. Quels vous paraissent être les plus gros défis attendant la Marine nationale ces cinq prochaines années ?
Je le disais précédemment, je vois chez mes voisins européens des frégates et des sousmarins modernes à quai faute d'équipages. Le premier défi est donc de conserver une ressource humaine de qualité, jeune et qualifiée, qui accepte un mode de vie fondamentalement différent de celui qu’offre la société moderne, notamment en matière de confort, de conciliation entre la vie privée et la vie professionnelle et de lien numérique. Chaque marin compte. J’ai déjà évoqué plus haut le défi capacitaire, face à une équation stratégique significativement altérée entre 2013 et 2017, tant sur le plan qualitatif que sur le plan quantitatif. Les théâtres de déploiement permanent de nos unités de combat se multiplient, et le renforcement naval de nos compétiteurs stratégiques s’accélère. Le grand écart s’accentue entre un modèle globalement inchangé depuis l’époque des « dividendes de la paix » (17 frégates de premier rang, 15 aéronefs de patrouille maritime) et un environnement stratégique qui se rapproche de nouveau de celui de la guerre froide. Un jour prochain, une de nos unités sera visée par un tir de missile ou une embarcation-suicide. Mon premier devoir, c’est de lui donner tous les moyens pour l’intercepter à distance.
Enfin, les dix prochaines années seront celles de l’intégration de l’intelligence artificielle et du cyberespace dans la guerre moderne. Assistera-t-on à l’émergence d’un nouvel environnement opérationnel à part entière ou, comme l’aéronautique en son temps, devra-t-elle se plier aux spécificités de l’environnement marin ?
Les menaces sur nos ressources maritimes et le niveau de violence de nos adversaires, pêcheurs illégaux et trafiquants de drogues, sont en constante augmentation. Hier, le pillage de nos ressources était une question seulement économique. Aujourd’hui, c’est également devenu un enjeu environnemental majeur.
Propos recueillis par Joseph Henrotin, le 6 juillet 2017