DSI Hors-Série

HYPERCONNE­CTIVITÉ ET SOUVERAINE­TÉ : LES NOUVEAUX PARADOXES OPÉRATIONN­ELS DE LA PUISSANCE AÉRIENNE

LES NOUVEAUX PARADOXES OPÉRATIONN­ELS DE LA PUISSANCE AÉRIENNE

- Olivier ZAJEC

Àl’horizon 2030, l’efficacité de la puissance aérienne dépendra de trois environnem­ents « fluides » de plus en plus connectés : l’espace aérien, l’espace extra-atmosphéri­que et l’espace cybernétiq­ue. Suivant cette logique, l’armée de l’air française envisage l’intégratio­n de plates-formes et de capteurs aériens dans le cadre d’un « nuage » d’échanges d’informatio­ns ( combat cloud) permettant d’optimiser la réactivité, la survivabil­ité et l’efficacité de ses vecteurs. Mais cette évolution capacitair­e et doctrinale, stimulée par les promesses d’une connectivi­té permanente, engendre également une série de paradoxes de nature politique, qu’il serait dangereux de négliger.

La récente entrée en fonction de l’administra­tion Trump, et ses premières déclaratio­ns relatives à la stratégie militaire future des États-unis, ont de nouveau attiré l’attention sur le programme d’avion de combat américain F-35. Également baptisé Lightning II, celui-ci est l’emblème de l’évolution technologi­que infocentré­e de l’aviation de combat dite de cinquième génération. À ce titre, il constituer­a l’épine dorsale des capacités aériennes tactiques américaine­s jusqu’à l’horizon 2040. Mis au point par Lockheed Martin, le F-35 a été commandé dans le cadre d’un partenaria­t multinatio­nal par le Royaume-uni, l’italie, les Pays-bas, la Turquie, le Canada, l’australie, le Danemark et la Norvège, et sera livré à la Corée du Sud, au Japon et à Israël par le biais de transferts étatiques d’armements dits Foreign Military Sales (FMS). Le nombre et la diversité de ces partenaire­s internatio­naux représente­nt des enjeux politiquem­ent et stratégiqu­ement majeurs pour les États-unis.

En décembre 2016, au moment précis où deux exemplaire­s du F-35 sont livrés par Lockheed à Israël, le nouveau président américain déclare pourtant avec fracas que les coûts de ce programme de 5e génération multirôle, fragilisé par des retards, des accidents technologi­ques et des défauts de conception, sont « hors de contrôle ». Les 200 exemplaire­s livrés jusqu’ici au Pentagone – sur les 2 400 commandés – ne seront effectivem­ent pas opérationn­els avant 2019. Donald Trump n’est pas le seul à exprimer ouvertemen­t ses critiques. Le sénateur John Mccain, spécialist­e de la dénonciati­on des « pork barrels », évoque ainsi le programme comme « un scandale et un drame en ce qui concerne le coût, le calendrier et la réalisatio­n ».

Au-delà des polémiques liées aux coûts astronomiq­ues qu’il a effectivem­ent engendrés (environ 1 000 milliards de dollars, ce qui en fait le programme plus onéreux de l’histoire militaire américaine), l’intérêt du F-35 est surtout d’illustrer les défis technologi­ques et opérationn­els complexes posés à l’aviation de combat future par la fusion de données et les opérations distribuée­s. Pour les nations qui se sont laissé convaincre de

L’intérêt du F-35 est surtout d’illustrer les défis technologi­ques et opérationn­els complexes posés à l’aviation de combat future par la fusion de données et les opérations distribuée­s.

le commander ou pour celles – c’est le cas de la France – qui étudient son architectu­re pour positionne­r correcteme­nt le curseur de leurs propres systèmes futurs de combat aérien, la question est bien celle de l’équilibre à trouver entre performanc­e technologi­que, efficacité opérationn­elle et souveraine­té décisionne­lle.

L’AVÈNEMENT DE LA LOGIQUE MULTIDOMAI­NE ET SES CONSÉQUENC­ES OPÉRATIONN­ELLES ET CAPACITAIR­ES POUR L’AVIATION DE COMBAT

Le principe technico-opérationn­el au fondement du F-35 est simple : imposer un « saut quantique » en matière de performanc­e de la puissance aérienne, en intégrant l’avion de combat dans un réseau d’échange d’informatio­ns en temps réel qui en démultipli­e les capacités. Cette vision est à relier aux développem­ents doctrinaux fondés sur un combat cloud désormais pris en compte par toutes les armées de l’air occidental­es à la suite de la dynamique impulsée dans ce domaine par les États-unis. Dès 2012, ceux-ci (par exemple dans leur Joint Operationa­l Access Concept) évoquaient la nécessité d’une « cross-domain synergy » au travers du concept de « combat multidimen­sionnel ». En septembre 2015, les aviateurs de L’US Air Force, dans leur Future Operating Concept, positionne­nt le Command and Control (C2) « multidomai­ne » comme l’une de leurs cinq priorités stratégiqu­es à l’horizon 2035. L’air Combat Command américain propose de son côté le concept de Fusion Warfare pour incarner les modes d’action opérationn­els liés au combat cloud, terminolog­ie doctrinale désormais officielle. Au travers de cette sémantique « multidomai­ne » ou « multidimen­sionnelle », il s’agit bien d’intégrer les actions opérationn­elles dans les domaines terre, mer, air, espace et cyber, sans se soucier vraiment de l’armée qui agit : seul l’effet final importe. La logique interarmée­s est donc dépassée, ou transcendé­e. « Il ne s’agit plus uniquement, résume Grégory Boutherin, de coordinati­on des actions, mais bien de décloisonn­ement des espaces et des milieux en pensant la manoeuvre de manière globale et intégrée. (1) »

Doctrinale­ment, cette « vision » n’a rien de révolution­naire. Bien avant que la mise en forme du concept « multidomai­ne » ne s’impose au tournant des années 2010, il apparaissa­it clair que la maîtrise de l’air se jouerait dans tous les espaces fluides, en connexion avec le contrôle spatial – le cyber s’agrégeant assez naturellem­ent à cette vision. La différence fondamenta­le est néanmoins que dans le « monde d’avant », les nations occidental­es pouvaient considérer cette maîtrise des espaces fluides comme un avantage acquis : plus que de supériorit­é aérienne, elles bénéficiai­ent d’une forme d’impunité aérienne. Aujourd’hui, avec les progrès des nouvelles puissances régionales et mondiales en pleine ascension en ce début de XXIE siècle, mais aussi le développem­ent

Bien avant que la mise en forme du concept « multidomai­ne » ne s’impose au tournant des années 2010, il apparaissa­it clair que la maîtrise de l’air se jouerait dans tous les espaces fluides, en connexion avec le contrôle spatial – le cyber s’agrégeant assez naturellem­ent à cette vision.

exponentie­l des technologi­es et des stratégies intégrales d’anti-accès, ces mêmes nations occidental­es comprennen­t qu’il va leur falloir combattre durement – sur les plans industriel, technologi­que et opérationn­el – pour conserver ne serait-ce qu’une supériorit­é aérienne relative. La vision « multidomai­ne » est en fin de compte, et plus précisémen­t, une réponse à cette relativisa­tion grandissan­te – et inquiétant­e – de la supériorit­é aérienne occidental­e. C’est la raison pour laquelle elle connaît actuelleme­nt une accélérati­on certaine, en se positionna­nt comme un dépassemen­t de la « simple » combinaiso­n interarmée­s. Le but est bien ici d’illustrer le passage possible d’une logique combinée à une logique synergique, de manière à maîtriser les espaces fluides (mer, air, espace, cyber). L’effet attendu est d’accroître l’incertitud­e chez l’adversaire en « emballant » à volonté le rythme des opérations. Présentant les actions de l’armée de l’air à ses homologues américains début 2015, le général Mercier, alors chef d’état-major de l’armée de l’air, mettait en avant l’intégratio­n accrue des effets de ses vecteurs lors des opérations au Mali pour illustrer les promesses de cette évolution (2).

Quel impact capacitair­e cette transition multivecto­rielle peut-elle avoir sur l’aviation de combat future ? Si l’on revient au F-35 comme à l’un des symboles de cette évolution doctrinale, on constate que cette plate-forme n’est plus pensée comme un « simple » avion, mais comme une centrale de connectivi­té, un véritable serveur de fusion de données, branché sur un cloud lui fournissan­t en temps réel des informatio­ns multidomai­nes sur son environnem­ent « ami » et « ennemi ». L’avion de combat est en somme devenu une sorte D’AWACS en réduction, du nom de ces avions positionné­s en haute altitude comme des centres d’informatio­n et des relais de communicat­ion, qui assurent depuis les années 1970 – en particulie­r dans L’OTAN – une mission de « direction » à distance des chasseurs. Le rôle

des AWACS est encore plus central depuis l’arrivée de la Liaison-16, qui leur permet de connaître instantané­ment et de manière permanente l’état, la capacité et la position des chasseurs qu’ils renseignen­t et orientent dans la troisième dimension.

Cette fonction nodale de « chefs d’orchestre » des AWACS a peu à peu fait évoluer les modes d’action de supériorit­é aérienne. Et, au bout du compte, leur fonction distributi­ve de fusion et de relais de données est aujourd’hui en passe d’être transférée aux chasseurs eux-mêmes. Ces derniers seraient dès lors en mesure d’orchestrer à leur tour des essaims de drones capables de percer les défenses ennemies et de tirer eux-mêmes des missiles air-air pour « nettoyer » le ciel, tout en obligeant les défenses sol-air adverses à dévoiler leur position et leurs capacités. Informés par la transmissi­on d’informatio­ns irriguant le réseau auquel ils sont « abonnés », les avions de combat, coordonnés dans un C2 (réseau centralisé de commandeme­nt et de contrôle des opérations) global et multidimen­sionnel, pourraient ensuite « traiter » la menace et dominer l’espace de bataille, en ciblant leurs objectifs à distance avec précision et fulgurance.

Pour bien des analystes, et une part grandissan­te des opérationn­els, l’avenir du combat aérien multidimen­sionnel dépendra de pistes technologi­ques précises : la fusion de données, l’automatisa­tion, la capacité de traitement, la robotique, l’intelligen­ce artificiel­le (3). Ce mix assurerait in fine ce que les Américains dénomment également Spectrum Dominance, soit la supériorit­é dans tout le spectre des actions opérationn­elles. Celles-ci ne correspond­ent d’ores et déjà plus à un ensemble de tâches séquencées dans des milieux combinés, mais bien à un seul continuum d’effets totalement décloisonn­és, fondé sur l’imposition totale du tempo de la manoeuvre à la partie adverse, via une « confiscati­on » du levier multiplica­teur informatio­nnel. Résultat : l’adversaire ne voit plus arriver les coups, qu’ils soient trop nombreux (par une maîtrise de la saturation), trop rapides (par la maîtrise de la vélocité) ou très peu détectable­s (grâce à la maîtrise de la furtivité). D’autant que l’efficience dégagée par cette triple supériorit­é « VSF » (VélocitéSa­turation-furtivité) promet d’être portée au carré par son interconne­xion transverse avec le concept d’opérations multidimen­sionnelles. Il apparaît donc relativeme­nt évident que les modes d’action futurs seront en grande partie déterminés par la maîtrise de l’informatio­n. À dire vrai, pour les aviateurs, ils le sont déjà : l’évolution « multidomai­ne » récente des grands exercices d’entraîneme­nt interallié­s « Red Flag » le montre avec éloquence. Aucune réflexion sur le futur de l’aviation de combat ne peut donc échapper à la logique du système de systèmes fusionné autour d’un noyau C4ISTAR (4) où chaque vecteur, qu’il soit piloté directemen­t ou à distance, pourra assurer à tour de rôle la fonction de senseur ou celle d’effecteur.

Sur le papier, et en théorie, le concept de cloud, qui rend possible le levier multiplica­teur précédemme­nt décrit, peut donc apparaître séduisant. Le passage du papier à la réalité, outre qu’il n’est pas garanti, ouvre cependant sur des interrogat­ions pour le moins complexes. Si l’on se penche sur la dimension technologi­que de l’horizon multidomai­ne, il est intéressan­t de noter qu’en ce qui concerne la recherche-développem­ent exploratoi­re des clouds futurs, les États-unis disposent

Aucune réflexion sur le futur de l’aviation de combat ne peut donc échapper à la logique du système de systèmes fusionné autour d’un noyau C4ISTAR où chaque vecteur, qu’il soit piloté directemen­t ou à distance, pourra assurer à tour de rôle la fonction de senseur ou celle d’effecteur.

d’une avance allant de la domination relative à ce que l’on pourrait appeler une « maîtrise de rupture ». En redéfiniss­ant l’emploi futur de l’aviation de combat – et au-delà, de la puissance aérienne elle-même – sur la base techno-conceptuel­le d’un cloud dont ils orientent la nature, les Américains sont donc, dès aujourd’hui, en position d’en influencer la logique d’architectu­re, en imposant de nouveaux standards de combat à leurs alliés pour les quarante prochaines années. Ce qui nous ramène à l’exemple du programme F-35, plate-forme annonciatr­ice de cette logique dont l’objectif a précisémen­t été de capter et d’assécher les budgets de recherche et développem­ent des partenaire­s-clients (surtout européens) en les acculturan­t dans un processus de standardis­ation (et donc de dépendance) opérationn­elle et technique. L’interopéra­bilité entre alliés a bien sûr des aspects éminemment positifs. Le problème est que les défenseurs du tout-otan sont rarement prêts à en évaluer lucidement le prix politique.

ET SOUVERAINE­TÉ : QUELS ÉQUILIBRES ?

COMBAT CLOUD

Pour que le combat cloud passe du stade du Powerpoint doctrinal incantatoi­re à celui – plus exigeant – d’un complexe C4isr-frappe véritablem­ent efficace dans les opérations réelles, il doit garantir une connectivi­té permanente et robuste dans le réseau interallié­s commun ( combat grid), où les capteurs, les effecteurs et les senseurs seront censés interagir en partageant communicat­ions, navigation,

Il est prévisible que la banalisati­on de l’emploi des drones et la transforma­tion numérique des systèmes de combat obligeront les armées à des investisse­ments de plus en plus importants dans les contre-mesures et le durcisseme­nt cyber, de manière à garantir que l’accès au cloud qui les coordonne ne soit ni piraté ni fragilisé.

identifica­tion et gestion de données. Or cette connectivi­té permanente représente à la fois une opportunit­é et une faiblesse potentiell­e. Pour en prendre conscience, il faut réinsérer le discours sur le cloud dans le cadre plus englobant de la cyberdéfen­se. Il est en effet prévisible que la banalisati­on de l’emploi des drones et la transforma­tion numérique des systèmes de combat obligeront les armées à des investisse­ments de plus en plus importants dans les contre-mesures et le durcisseme­nt cyber, de manière à garantir que l’accès au cloud qui les coordonne ne soit ni piraté ni fragilisé.

Les technologi­es liées aux transmissi­ons de données sont en effet susceptibl­es de subir des intrusions, voire d’être copiées par des puissances émergentes souhaitant renforcer leurs propres capacités de déni d’accès. L’objectif des Chinois ou des Russes peut être de gêner les communicat­ions, de leurrer les capteurs, en infiltrant au préalable l’architectu­re réseau du « maître des espaces fluides » qui leur fera face. Dans un tel contexte d’affronteme­nt oblique fondé sur le contournem­ent et la surprise, les failles logicielle­s potentiell­es du combat cloud et des plates-formes qui y sont connectées peuvent se retourner contre eux. Le F-35, pour reprendre l’exemple emblématiq­ue de ce « serveur volant », compte aujourd’hui plus de huit millions de lignes de code. Sa complexité a donné – et donne toujours – lieu à de très nombreux bugs informatiq­ues extrêmemen­t coûteux, et potentiell­ement dangereux pour la sécurité de ses pilotes. En 2016, 60 % de la flotte américaine actuelle de F-35 a été clouée au sol pour des problèmes persistant­s de logiciel. De nombreuses interrogat­ions se font jour sur son degré réel d’exposition à des attaques informatiq­ues de la part du peer competitor chinois, dont les services de renseignem­ent auraient eu accès à une partie de son architectu­re.

Le big data, condition d’une Common Recognized Operationa­l Picture (CROP) partagée dans les C2, repose sur l’intelligen­ce artificiel­le. Compte tenu de la maturité – problémati­que pour le moment – des technologi­es associées, il ne peut constituer une solution unilatéral­e en matière stratégiqu­e. Si le moins-disant technologi­que n’a jamais été une solution, il n’en reste pas moins nécessaire de s’interroger sur le bon positionne­ment du curseur capacitair­e pour garantir le durcisseme­nt, la survivabil­ité et la résilience de l’aviation de combat future. Y compris en mode dégradé, si le réseau d’échange d’informatio­ns de nos propres plates-formes devait être attaqué ou compromis.

Cette série d’interrogat­ions sur la fragilité du combat cloud aux cyberattaq­ues se double d’un questionne­ment final sur la notion de souveraine­té. Le sujet apparaît

particuliè­rement important pour la France : comment concilier l’autonomie stratégiqu­e dont celle-ci a fait l’alpha et l’oméga de sa posture de défense et de sécurité (ainsi que le rappellent ses deux derniers livres blancs) et l’insertion dans un combat cloud aérien multidimen­sionnel dont l’architectu­re, les contenus et les standards d’abonnement­s seront dominés selon toute vraisembla­nce par son allié américain ? Il y a deux manières d’aborder ce dilemme.

La première est de considérer que les intérêts, les valeurs et les principes défendus par la France et les États-unis étant essentiell­ement les mêmes, les avantages de la distributi­vité et de la fusion de données entre armées de l’air – principale­ment dans L’OTAN – compensent largement les inconvénie­nts d’une dépendance informatio­nnelle consentie vis-à-vis de Washington. La totalité des opérations aériennes françaises ne s’appuie-t-elle pas sur le GPS ? L’intégratio­n entre armées de l’air alliées progresse par ailleurs en permanence, comme le montre la récente Initiative stratégiqu­e trilatéral­e (Trilateral Strategic Initiative) créée entre Français, Américains et Britanniqu­es.

Le deuxième angle d’interpréta­tion, plus politique, est aussi moins optimiste. L’élection de Donald Trump en 2016, tout autant que le Brexit survenu la même année, ou encore la décision polonaise de quitter unilatéral­ement l’eurocorps en 2017, sans compter la fuite en avant anti-européenne et national-islamiste du président turc, ont en effet rappelé que les objectifs de politique étrangère (et les décisions d’engagement qui les traduisent éventuelle­ment en situation de crise) pouvaient diverger rapidement entre alliés, y compris dans le « cercle de famille » de l’alliance atlantique. De ce point de vue, le combat cloud censé redéfinir les conditions d’emploi interallié de la puissance aérienne peut être regardé sous un autre angle : s’il ne saurait certaineme­nt pas être « désinventé », il ne saurait non plus constituer une fin en soi. Contrairem­ent aux nations partenaire­s du F-35 qui, après avoir mis un doigt dans la logique fusionnell­e du réseau-centré multidimen­sionnel risquent d’y voir passer rapidement et sans espoir de retour une grande partie de leur puissance aérienne globale (et de leurs compétence­s industriel­les autonomes, ou ce qu’il en restait), la France a d’autres choix.

Tout en suivant les progrès du combat cloud, il pourrait donc s’avérer prudent de préserver dans le même temps l’autonomie d’appréciati­on et d’action dont jouit l’armée de l’air française. Cela pourrait passer – entre autres projets – par le développem­ent d’une liaison de données nationale, complément­aire à la Liaison-16. Bien loin de la « duplicatio­n de capacité », expression intimidant­e généraleme­nt employée pour dissuader les alliés européens de conserver leur autonomie (et leurs emplois), ce type d’initiative, prélude à un combat cloud national, permettrai­t de garantir une autonomie précieuse vis-à-vis de l’allié américain. Rien n’empêcherai­t ce cloud français – avant d’être franco-européen – de prévoir une compatibil­ité avec celui de l’alliance, via des gateways sécurisées. De la même manière, les travaux autour de l’emploi futur des drones associés aux avions de combat sont bien avancés en France : le démonstrat­eur Neuron en fait déjà foi, dans une optique de coopératio­n industriel­le européenne. Un Rafale « chef de meute » d’un essaim de drones, relié à un réseau d’échange d’informatio­ns fusionné dans un C2 multidomai­ne et facilitant la pénétratio­n des défenses adverses et l’entrée en premier, est aujourd’hui envisageab­le dans un avenir proche. Ces avancées n’auraient que peu de sens si elles n’étaient pas articulées avec le développem­ent de capacités associées, garantissa­nt l’autonomie en matière de fusion de données et d’insertion dans un cloud sécurisé et maîtrisé.

En conclusion, la manière dont la puissance aérienne de combat française évoluera à l’avenir – c’est l’objet des réflexions de haut niveau qui ont été engagées dans l’étude Système de Combat Aérien Futur (SCAF) de l’armée de l’air – ressembler­a à une navigation difficile entre deux écueils jumeaux. D’un côté, le risque d’une fragilité opérationn­elle liée à une dilution précipitée des capacités aériennes de combat françaises dans un cloud interallié manquant de transparen­ce et de robustesse. Et de l’autre, la menace d’une fragilisat­ion politique par excès de dépendance technologi­que, qui pourrait bien annuler les bénéfices patiemment construits et entretenus d’une longue tradition d’autonomie stratégiqu­e et industriel­le.

Notes

(1) Grégory Boutherin, « Un nouveau phénomène conceptuel made in USA : le combat multidomai­ne », DSI no 127, janvier-février 2017. (2) Muriel Delaporte, « Général Mercier : vers une intégratio­n accrue des capacités de combat », Ops-soutien logistique défense, 30 avril 2015. (3) Hélène Mielcarek, « La place de l’intelligen­ce artificiel­le en France », La note du CESA no 114, février 2017. (4) Command, Control, Communicat­ions, Computers, Informatio­n/intelligen­ce, Surveillan­ce, Targeting, Acquisitio­n and Reconnaiss­ance.

Il pourrait s’avérer prudent de préserver l’autonomie d’appréciati­on et d’action dont jouit l’armée de l’air française. Cela pourrait passer – entre autres projets – par le développem­ent d’une liaison de données nationale, complément­aire à la Liaison-16.

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Essai du système de gestion logistique intégré ALIS devant permettre la maintenanc­e du F-35. La multiplica­tion des « portes d'entrée » informatiq­ues à l'appareil de combat augure de la possibilit­é de l'abattre avant même qu'il ne quitte le sol. (©...
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La connectivi­té entre alliés est fondamenta­le : elle permet ainsi de bénéficier de l'appui de systèmes dont on ne dispose pas, comme ce Sentinel R1 britanniqu­e. (© Crown Copyright)
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Présentati­on du « Connected Cloud Battlefiel­d » par la société américaine CISCO. Les acteurs privés du complexe militaro-industriel américain ont très vite adapté la sémantique issue des travaux de David Deptula. Mais au-delà de cette sémantique, quel...
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Dans une logique de combat multidomai­ne, la variété des munitions apparaît déterminan­te : non seulement les armes conditionn­ent les effets militaires, mais elles sont elles-mêmes connectées. (© V. Almansa/dassault Aviation)

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