DSI Hors-Série

LUTTER CONTRE LES DISPOSITIF­S A2/AD : LE RETOUR À LA GUERRE

- Joseph HENROTIN

Les débats stratégiqu­es de ces dernières années ont été marqués par l’apparition du concept Anti-access/area Denial (A2/AD), qui rend compte d’un «retour à la défensive» par la combinaiso­n synergique de mesures antiaérien­nes, antinavire­s/anti-sous-marines et de défense terrestre. D’origine américaine, il a ensuite essaimé et la question est aujourd’hui de savoir comment faire face à de tels moyens.

Avant de répondre à cette question, encore faut-il rappeler les conditions d’apparition du concept, en 2003. À ce moment, Andrew Krepinevic­h, Barry Watts et Robert Work publient une étude sous l’égide du Center for Strategic and Budgetary Assessment­s(1). Pour les auteurs, la question qui se pose est de savoir comment les États-unis effectuent leur transition d’une posture de défense territoria­le – dominante durant la guerre froide – à une posture expédition­naire. De facto, dès le milieu des années 1990, plusieurs responsabl­es et auteurs américains notaient que les moyens de réduire l’aptitude à la projection de forces se densifiaie­nt – la menace devenait plus crédible –, mais se multipliai­ent à l’échelle mondiale.

LE CONCEPT A2/AD

Selon les auteurs, les États-unis et leurs alliés n’ont pas, après la guerre froide, connu de véritable empêchemen­t au déploiemen­t de leurs forces sur des théâtres d’opérations. Ils font ainsi écho à d’autres auteurs indiquant que la période entre 1991 et la fin de la décennie a été marquée par une liberté d’action importante, les environnem­ents dans lesquels les forces ont à combattre étant plutôt permissifs. Or, notent-ils, l’avantage stratégiqu­e indéniable d’une liberté d’action qui n’est contrainte que par le faible volume de forces expédition­naires engagées – et donc par des problémati­ques nationales – est appelé à s’éroder. Ils constatent ainsi, avec d’autres, le développem­ent, la production et l’exportatio­n d’un grand nombre de systèmes avancés ayant de fortes capacités défensives.

C’est évidemment le cas dans le domaine antiaérien, avec les «SAM double digits »; mais aussi avec le renforceme­nt des capacités aériennes – une chasse dotée de missiles à plus longue portée et couplée avec des appareils de détection aérienne avancée (2). Ce l’est également dans le domaine naval, avec le développem­ent des capacités sous-marines, de surface ou encore de guerre des mines et de la missilerie ; mais aussi dans le domaine terrestre, avec de nouvelles génération­s de missiles antichars et le développem­ent des flottes d’hélicoptèr­es de combat. Il faut ajouter à ses capacités « de milieu » leur coordinati­on par des systèmes de commandeme­nt de plus en plus évolués, la dispositio­n de capacités de renseignem­ent plus étoffées ou encore des

L'avantage stratégiqu­e indéniable d'une liberté d'action qui n'est contrainte que par le faible volume de forces expédition­naires engagées – et donc par des problémati­ques nationales – est appelé à s'éroder.

systèmes permettant de réduire la supériorit­é technologi­que des forces occidental­es, comme les brouilleur­s de GPS.

In fine, certains États sont donc, pour eux, aptes à une double manoeuvre : d’une part, interdire l’accès à un théâtre d’opérations (soit la composante «anti-accès»); d’autre part, une fois sur le théâtre, interdire toute liberté d’action dans une ou des zones sous le contrôle adverse, toujours par la combinaiso­n des moyens à leur dispositio­n. La théorie

La question prend d'autant plus d'importance que, depuis 2003, les États s'orientant vers de telles logiques densifient leurs systèmes défensifs alors que, dans le même temps, les armées occidental­es connaissen­t une réduction de leurs volumes de forces disponible­s.

n’est pas neutre : le concept est d’abord utilisé pour caractéris­er la montée en puissance des capacités défensives chinoises, puis appliqué à l’iran, mais aussi à la Russie, ou plus récemment à l’algérie(3). Les auteurs s’appuient également sur le fait que la Russie et la Chine exportent leurs systèmes les plus avancés sans, évidemment, tenir compte des problèmes posés aux forces occidental­es ou de régimes d’exportatio­n spécifique­s. La question prend d’autant plus d’importance que, depuis 2003, les États s’orientant vers de telles logiques densifient leurs systèmes défensifs alors que, dans le même temps, les armées occidental­es connaissen­t une réduction de leurs volumes de forces disponible­s.

C’est cette généralisa­tion/banalisati­on des systèmes défensifs avancés qui conduit le chef d’état-major de la marine américaine, en octobre 2016, à bannir l’usage du terme « A2/AD », pour plusieurs raisons. D’une part, parce que la défensive n’existe pas uniquement par elle-même et pour elle-même : elle est liée à l’offensive. Parler D’A2/AD revient alors à minimiser cette dimension. D’autre part, parce que la défensive elle-même est naturellem­ent une composante de la guerre… et qu’il est normal qu’un adversaire cherche à se défendre. L’anormalité, de ce point de vue, est surtout la parenthèse stratégiqu­e ayant vu une liberté d’action des forces occidental­es

qui n’a quasi jamais été entravée. Il n’en demeure pas moins qu’au-delà de l’usage ou non du terme, ce dont rend compte L’A2/AD pose un réel problème aux États qui décideraie­nt de se lancer dans une opération offensive.

LE RETOUR DE LA DÉFENSIVE

Reste cependant à savoir quel est le statut de L’A2/AD. Nombre d’auteurs travaillan­t sur ce concept y voient une « stratégie ». Pratiqueme­nt, que ce soit dans les cas chinois ou iranien, L’A2/AD ne constitue qu’un volet d’une stratégie militaire plus large. Il semble ainsi plus raisonnabl­e d’y voir un « dispositif » permettant de réaliser des opérations. Ces dernières, en revanche, ne sont pas sans conséquenc­es stratégiqu­es. D’une part, L’A2/AD oblige un assaillant à « élever la mise », la défensive lui imposant des coûts spécifique­s. Dès lors, de tels dispositif­s ont une valeur dissuasive au sens premier – soit le mode défensif d’une stratégie

Nombre d'auteurs travaillan­t sur ce concept y voient une « stratégie ». Pratiqueme­nt, que ce soit dans les cas chinois ou iranien, L'A2/AD ne constitue qu'un volet d'une stratégie militaire plus large. Il semble ainsi plus raisonnabl­e d'y voir un «dispositif» permettant de réaliser des opérations.

d’interdicti­on, impliquant l’inhibition d’une série de comporteme­nts stratégiqu­es. D’autre part, L’A2/AD permet également de combattre sur le versant offensif d’une stratégie d’interdicti­on. Il renvoie alors aux effets de la défensive sur la conduite des opérations militaires. Si nombre d’auteurs voient dans l’offensive la forme suprême de la conduite des opérations – parce qu’elle repose sur des buts positifs (gagner du terrain,

occuper, etc.) –, Clausewitz estime quant à lui que la défensive est supérieure. C’est le cas parce qu’elle renvoie à une logique de buts négatifs (conserver), mais aussi parce que, ce faisant, la défensive implique une attrition de l’adversaire, le plus généraleme­nt sur un terrain que le défenseur maîtrise mieux. Cette vision se retrouve transcrite dans le ratio défini par Trevor N. Dupuy de trois attaquants pour un défenseur en zone ouverte (4), certains auteurs estimant qu’il passe à dix pour un dans les zones urbaines (5). Si ces calculs peuvent légitimeme­nt être critiqués, ils relatent cependant une réalité bien établie : l’offensive est plus coûteuse que la défensive.

Dans la vision de Clausewitz, ce coût imposé par la défensive n’est pas militairem­ent inexploité : une fois l’adversaire « fatigué », les conditions sont plus favorables à la réussite d’une offensive. La défensive est donc supérieure, dans son optique, parce que son usage préalable offre une plus grande probabilit­é de réussite d’une offensive. Ce qui vaut tactiqueme­nt vaut également d’un point de vue stratégiqu­e, en particulie­r lorsque l’attaquant n’est pas dans une logique de défense de ses intérêts vitaux. Comparativ­ement, le défenseur mettant en place un dispositif A2/AD le fait le plus souvent dans cette logique et tend donc à emporter la mise. Certains cas sont cependant plus complexes, notamment lorsque la mise en place d’un dispositif A2/ AD sanctuaris­e de nouvelles acquisitio­ns territoria­les – c’est typiquemen­t le cas de la Crimée – ou permet de conférer à des alliés une protection du même – lors du déploiemen­t russe en Syrie. Reste cependant à savoir si de tels déploiemen­ts constituen­t une réelle rupture au regard de l’histoire militaire, récente comme plus ancienne. On peut ainsi considérer que la recherche de la défensive la plus solide et la plus coûteuse possible pour un attaquant n’a rien de nouveau et qu’elle a toujours inclus l’intégratio­n des plus hautes technologi­es du moment pour ce faire. En ce sens, la distinctio­n que peuvent faire certains analystes en considéran­t que la nouveauté de L’A2/AD est une coordinati­on plus fine des moyens défensifs est éminemment relative : par définition, un dispositif défensif d’une certaine ampleur est un système de force cherchant la plus grande résilience et visant à générer une synergie des différente­s composante­s. L’ensemble doit produire des effets plus importants que la somme de ses composante­s. Pratiqueme­nt toutefois, la différence n’est pas tant technologi­que – les systèmes ont toujours évolué et continuero­nt vraisembla­blement de le faire – que stratégiqu­e.

En effet, la guerre est une dialectiqu­e. La défensive de l’un est toujours relative à la capacité offensive de l’autre pour y faire face, ce qui reste difficile à évaluer. D’un côté, les forces armées occidental­es se sont densifiées en se dotant de systèmes d’armes plus puissants et plus précis. Mais, d’un autre côté, afin de s’offrir ces capacités, elles ont connu une diminution de leurs volumes, qui n’est pas sans incidences dans le contexte d’une lutte contre-a2/ad, là aussi pour deux raisons. D’une part, cette dernière exige une certaine masse afin de faire face à l’attrition causée par la défensive. Perdre 40 appareils lorsque 200 sont en parc n’a évidemment pas la même significat­ion qu’en perdre 40 quand 50 sont opérationn­els. D’autre part, « casser la porte» représenté­e par L’A2/AD n’est pas tout et ne représente souvent que la première phase d’une opération. Tout dépend de l’objectif : un changement de régime, par exemple, impliquera­it une occupation nécessitan­t, elle aussi, de la masse(6). C’est toute l’ambiguïté des conception­s apparues au tournant

La guerre est une dialectiqu­e. La défensive de l'un est toujours relative à la capacité offensive de l'au tre pour y faire face, ce qui reste difficile à évaluer.

des années 2010, telles que l’airsea Battle. Il s’agissait alors d’envisager un haut degré d’intégratio­n interarmée­s afin de contrer les dispositif­s A2/AD, en particulie­r chinois (7). La combinaiso­n de tous les capteurs disponible­s, d’assauts amphibies, de la puissance de feu aéronavale et de L’US Air Force déployée depuis Guam devait alors «casser la porte» chinoise. Mais l’exercice se heurte rapidement à une question : pour quoi faire? Celle-ci se pose également à propos de la Corée du Nord, par exemple, en dépit d’un dispositif défensif moins évolué : peut-il être raisonnabl­e d’envahir ce pays au regard de sa configurat­ion stratégiqu­e et sociopolit­ique ?

Toutefois, il faut aussi constater que « casser la porte » reste nécessaire pour d’autres types d’opérations, qu’il s’agisse de récupérer un territoire conquis sous l’ombrelle protectric­e d’un dispositif A2/AD ou encore d’éliminer l’une ou l’autre capacité adverse. La question du «comment» trouve alors trois catégories de réponses, qui ne sont pas antinomiqu­es :

• « plus de masse » par l’usage de coalitions. La masse créée reste cependant relative : les objectifs et les caveats des uns et des autres ne coïncident pas toujours, de même que le coût humain et budgétaire que les autorités nationales sont prêtes à consentir ;

• « plus de technologi­es », en misant sur divers types de drones, les missiles hypersoniq­ues, la furtivité, ou de nouveaux types de munitions aériennes ou d’artillerie. On notera d’ailleurs que ces technologi­es ne sont pas nécessaire­ment plus évoluées (8) ;

• « plus de manoeuvre » : l’attrition linéaire d’un dispositif peut ne pas être l’option la plus pertinente lorsque la masse disponible est déficitair­e. L’usage de forces spéciales (9), des actions aéroportée­s et amphibies, des actions cyber, voire des mesures de coercition politiques peuvent s’avérer plus pertinente.

À tout le moins, les débats autour de la meilleure manière de lutter contre L’A2/AD obligent à reconsidér­er les fondamenta­ux de l’art de la guerre, qu’il s’agisse de la définition d’objectifs de et dans la guerre par le niveau politique – ce qui ne va pas nécessaire­ment de soi – ou de la manière de penser les opérations combinées dans un contexte de confrontat­ion de vive force. Et si aucune réponse ne fait pour l’instant consensus, au moins le débat a-t-il le mérite d’être ouvert.

Notes

(1) Andrew F. Krepinevic­h, Barry Watts et Robert Work, Meeting the Anti-access and Area Denial Challenge, CSBA, Washington, 2003.

(2) Sur cette question, voir notamment Corentin Brustlein, Étienne de Durand et Élie Tenenbaum, La suprématie aérienne en péril. Menaces et contre-stratégies à l’horizon 2030, coll. «Stratégie aérospatia­le», La Documentat­ion Française, Paris, 2014.

(3) Laurent Touchard, « L’évolution des forces armées algérienne­s », Défense & Sécurité Internatio­nale, no 131, septembre-octobre 2017.

(4) Trevor N. Dupuy, The Evolution of Weapons and Warfare,

Da Capo, New York, 1990.

(5) Tanguy Struye de Swielande (dir.), Les interventi­ons militaires en zones urbaines : paradigmes, stratégies et enjeux,

coll. « Réseau Multidisci­plinaire d’études Stratégiqu­es », Bruylant, Bruxelles, 2008.

(6) Au demeurant, si occuper le territoire conquis n’est pas le projet poursuivi, la question de « la guerre d’après » continue de se poser. Aucune stratégie militaire saine ne peut envisager de risquer l’ensemble des forces dans une opération sans tenir compte des interventi­ons potentiell­es pouvant avoir lieu ensuite…

(7) Joseph Henrotin, « Airsea Battle : à la recherche de la contre-guerre littorale », Défense & Sécurité Internatio­nale,

hors-série no 38, octobre-novembre 2014.

(8) Voir notamment l’article de J.-J. Mercier en pp. 88-92.

(9) Joseph Henrotin, « Les forces spéciales dans la stratégie contempora­ine », Défense & Sécurité Internatio­nale, horssérie no 53, avril-mai 2017.

Les débats autour de la meilleure manière de lutter contre L'A2/AD obligent à reconsidér­er les fondamenta­ux de l'art de la guerre.

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Des missiles SA-3 Goa (S-125).
S'ils sont anciens, ils peuvent toujours s'avérer redoutable­s s'ils sont bien utilisés… ou s'ils sont modernisés, à l'instar du Pechora-2m. (© Kosmos111/shuttersto­ck)
Photo ci-dessus : Des missiles SA-3 Goa (S-125). S'ils sont anciens, ils peuvent toujours s'avérer redoutable­s s'ils sont bien utilisés… ou s'ils sont modernisés, à l'instar du Pechora-2m. (© Kosmos111/shuttersto­ck)
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Explosion d'une mine datant de la Deuxième Guerre mondiale en mer Baltique, en 2014. Ce type de système, facile à concevoir et à mettre en oeuvre, est particuliè­rement proliféran­t. (© US Navy)
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Des appareils israéliens et américains au cours d'un exercice conjoint. Début septembre 2017, les appareils israéliens ont mené des opérations en Syrie, dans l'enveloppe d'engagement des S-400 russes. (© IDF Spokespers­on)
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La puissance de feu défensive joue également en faveur des forces occidental­es… (© US Army)
Exercice de tir avec des obusiers sud-coréens K-9. La puissance de feu défensive joue également en faveur des forces occidental­es… (© US Army)
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Le radar 55ZH6ME Nebo-m. La menace posée par la défensive ne résulte pas uniquement d'effecteurs plus puissants, mais aussi de capteurs et de systèmes de détection plus performant­s. (© Id974/shuttersto­ck)

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