LUTTER CONTRE LES DISPOSITIFS A2/AD : LE RETOUR À LA GUERRE
Les débats stratégiques de ces dernières années ont été marqués par l’apparition du concept Anti-access/area Denial (A2/AD), qui rend compte d’un «retour à la défensive» par la combinaison synergique de mesures antiaériennes, antinavires/anti-sous-marines et de défense terrestre. D’origine américaine, il a ensuite essaimé et la question est aujourd’hui de savoir comment faire face à de tels moyens.
Avant de répondre à cette question, encore faut-il rappeler les conditions d’apparition du concept, en 2003. À ce moment, Andrew Krepinevich, Barry Watts et Robert Work publient une étude sous l’égide du Center for Strategic and Budgetary Assessments(1). Pour les auteurs, la question qui se pose est de savoir comment les États-unis effectuent leur transition d’une posture de défense territoriale – dominante durant la guerre froide – à une posture expéditionnaire. De facto, dès le milieu des années 1990, plusieurs responsables et auteurs américains notaient que les moyens de réduire l’aptitude à la projection de forces se densifiaient – la menace devenait plus crédible –, mais se multipliaient à l’échelle mondiale.
LE CONCEPT A2/AD
Selon les auteurs, les États-unis et leurs alliés n’ont pas, après la guerre froide, connu de véritable empêchement au déploiement de leurs forces sur des théâtres d’opérations. Ils font ainsi écho à d’autres auteurs indiquant que la période entre 1991 et la fin de la décennie a été marquée par une liberté d’action importante, les environnements dans lesquels les forces ont à combattre étant plutôt permissifs. Or, notent-ils, l’avantage stratégique indéniable d’une liberté d’action qui n’est contrainte que par le faible volume de forces expéditionnaires engagées – et donc par des problématiques nationales – est appelé à s’éroder. Ils constatent ainsi, avec d’autres, le développement, la production et l’exportation d’un grand nombre de systèmes avancés ayant de fortes capacités défensives.
C’est évidemment le cas dans le domaine antiaérien, avec les «SAM double digits »; mais aussi avec le renforcement des capacités aériennes – une chasse dotée de missiles à plus longue portée et couplée avec des appareils de détection aérienne avancée (2). Ce l’est également dans le domaine naval, avec le développement des capacités sous-marines, de surface ou encore de guerre des mines et de la missilerie ; mais aussi dans le domaine terrestre, avec de nouvelles générations de missiles antichars et le développement des flottes d’hélicoptères de combat. Il faut ajouter à ses capacités « de milieu » leur coordination par des systèmes de commandement de plus en plus évolués, la disposition de capacités de renseignement plus étoffées ou encore des
L'avantage stratégique indéniable d'une liberté d'action qui n'est contrainte que par le faible volume de forces expéditionnaires engagées – et donc par des problématiques nationales – est appelé à s'éroder.
systèmes permettant de réduire la supériorité technologique des forces occidentales, comme les brouilleurs de GPS.
In fine, certains États sont donc, pour eux, aptes à une double manoeuvre : d’une part, interdire l’accès à un théâtre d’opérations (soit la composante «anti-accès»); d’autre part, une fois sur le théâtre, interdire toute liberté d’action dans une ou des zones sous le contrôle adverse, toujours par la combinaison des moyens à leur disposition. La théorie
La question prend d'autant plus d'importance que, depuis 2003, les États s'orientant vers de telles logiques densifient leurs systèmes défensifs alors que, dans le même temps, les armées occidentales connaissent une réduction de leurs volumes de forces disponibles.
n’est pas neutre : le concept est d’abord utilisé pour caractériser la montée en puissance des capacités défensives chinoises, puis appliqué à l’iran, mais aussi à la Russie, ou plus récemment à l’algérie(3). Les auteurs s’appuient également sur le fait que la Russie et la Chine exportent leurs systèmes les plus avancés sans, évidemment, tenir compte des problèmes posés aux forces occidentales ou de régimes d’exportation spécifiques. La question prend d’autant plus d’importance que, depuis 2003, les États s’orientant vers de telles logiques densifient leurs systèmes défensifs alors que, dans le même temps, les armées occidentales connaissent une réduction de leurs volumes de forces disponibles.
C’est cette généralisation/banalisation des systèmes défensifs avancés qui conduit le chef d’état-major de la marine américaine, en octobre 2016, à bannir l’usage du terme « A2/AD », pour plusieurs raisons. D’une part, parce que la défensive n’existe pas uniquement par elle-même et pour elle-même : elle est liée à l’offensive. Parler D’A2/AD revient alors à minimiser cette dimension. D’autre part, parce que la défensive elle-même est naturellement une composante de la guerre… et qu’il est normal qu’un adversaire cherche à se défendre. L’anormalité, de ce point de vue, est surtout la parenthèse stratégique ayant vu une liberté d’action des forces occidentales
qui n’a quasi jamais été entravée. Il n’en demeure pas moins qu’au-delà de l’usage ou non du terme, ce dont rend compte L’A2/AD pose un réel problème aux États qui décideraient de se lancer dans une opération offensive.
LE RETOUR DE LA DÉFENSIVE
Reste cependant à savoir quel est le statut de L’A2/AD. Nombre d’auteurs travaillant sur ce concept y voient une « stratégie ». Pratiquement, que ce soit dans les cas chinois ou iranien, L’A2/AD ne constitue qu’un volet d’une stratégie militaire plus large. Il semble ainsi plus raisonnable d’y voir un « dispositif » permettant de réaliser des opérations. Ces dernières, en revanche, ne sont pas sans conséquences stratégiques. D’une part, L’A2/AD oblige un assaillant à « élever la mise », la défensive lui imposant des coûts spécifiques. Dès lors, de tels dispositifs ont une valeur dissuasive au sens premier – soit le mode défensif d’une stratégie
Nombre d'auteurs travaillant sur ce concept y voient une « stratégie ». Pratiquement, que ce soit dans les cas chinois ou iranien, L'A2/AD ne constitue qu'un volet d'une stratégie militaire plus large. Il semble ainsi plus raisonnable d'y voir un «dispositif» permettant de réaliser des opérations.
d’interdiction, impliquant l’inhibition d’une série de comportements stratégiques. D’autre part, L’A2/AD permet également de combattre sur le versant offensif d’une stratégie d’interdiction. Il renvoie alors aux effets de la défensive sur la conduite des opérations militaires. Si nombre d’auteurs voient dans l’offensive la forme suprême de la conduite des opérations – parce qu’elle repose sur des buts positifs (gagner du terrain,
occuper, etc.) –, Clausewitz estime quant à lui que la défensive est supérieure. C’est le cas parce qu’elle renvoie à une logique de buts négatifs (conserver), mais aussi parce que, ce faisant, la défensive implique une attrition de l’adversaire, le plus généralement sur un terrain que le défenseur maîtrise mieux. Cette vision se retrouve transcrite dans le ratio défini par Trevor N. Dupuy de trois attaquants pour un défenseur en zone ouverte (4), certains auteurs estimant qu’il passe à dix pour un dans les zones urbaines (5). Si ces calculs peuvent légitimement être critiqués, ils relatent cependant une réalité bien établie : l’offensive est plus coûteuse que la défensive.
Dans la vision de Clausewitz, ce coût imposé par la défensive n’est pas militairement inexploité : une fois l’adversaire « fatigué », les conditions sont plus favorables à la réussite d’une offensive. La défensive est donc supérieure, dans son optique, parce que son usage préalable offre une plus grande probabilité de réussite d’une offensive. Ce qui vaut tactiquement vaut également d’un point de vue stratégique, en particulier lorsque l’attaquant n’est pas dans une logique de défense de ses intérêts vitaux. Comparativement, le défenseur mettant en place un dispositif A2/AD le fait le plus souvent dans cette logique et tend donc à emporter la mise. Certains cas sont cependant plus complexes, notamment lorsque la mise en place d’un dispositif A2/ AD sanctuarise de nouvelles acquisitions territoriales – c’est typiquement le cas de la Crimée – ou permet de conférer à des alliés une protection du même – lors du déploiement russe en Syrie. Reste cependant à savoir si de tels déploiements constituent une réelle rupture au regard de l’histoire militaire, récente comme plus ancienne. On peut ainsi considérer que la recherche de la défensive la plus solide et la plus coûteuse possible pour un attaquant n’a rien de nouveau et qu’elle a toujours inclus l’intégration des plus hautes technologies du moment pour ce faire. En ce sens, la distinction que peuvent faire certains analystes en considérant que la nouveauté de L’A2/AD est une coordination plus fine des moyens défensifs est éminemment relative : par définition, un dispositif défensif d’une certaine ampleur est un système de force cherchant la plus grande résilience et visant à générer une synergie des différentes composantes. L’ensemble doit produire des effets plus importants que la somme de ses composantes. Pratiquement toutefois, la différence n’est pas tant technologique – les systèmes ont toujours évolué et continueront vraisemblablement de le faire – que stratégique.
En effet, la guerre est une dialectique. La défensive de l’un est toujours relative à la capacité offensive de l’autre pour y faire face, ce qui reste difficile à évaluer. D’un côté, les forces armées occidentales se sont densifiées en se dotant de systèmes d’armes plus puissants et plus précis. Mais, d’un autre côté, afin de s’offrir ces capacités, elles ont connu une diminution de leurs volumes, qui n’est pas sans incidences dans le contexte d’une lutte contre-a2/ad, là aussi pour deux raisons. D’une part, cette dernière exige une certaine masse afin de faire face à l’attrition causée par la défensive. Perdre 40 appareils lorsque 200 sont en parc n’a évidemment pas la même signification qu’en perdre 40 quand 50 sont opérationnels. D’autre part, « casser la porte» représentée par L’A2/AD n’est pas tout et ne représente souvent que la première phase d’une opération. Tout dépend de l’objectif : un changement de régime, par exemple, impliquerait une occupation nécessitant, elle aussi, de la masse(6). C’est toute l’ambiguïté des conceptions apparues au tournant
La guerre est une dialectique. La défensive de l'un est toujours relative à la capacité offensive de l'au tre pour y faire face, ce qui reste difficile à évaluer.
des années 2010, telles que l’airsea Battle. Il s’agissait alors d’envisager un haut degré d’intégration interarmées afin de contrer les dispositifs A2/AD, en particulier chinois (7). La combinaison de tous les capteurs disponibles, d’assauts amphibies, de la puissance de feu aéronavale et de L’US Air Force déployée depuis Guam devait alors «casser la porte» chinoise. Mais l’exercice se heurte rapidement à une question : pour quoi faire? Celle-ci se pose également à propos de la Corée du Nord, par exemple, en dépit d’un dispositif défensif moins évolué : peut-il être raisonnable d’envahir ce pays au regard de sa configuration stratégique et sociopolitique ?
Toutefois, il faut aussi constater que « casser la porte » reste nécessaire pour d’autres types d’opérations, qu’il s’agisse de récupérer un territoire conquis sous l’ombrelle protectrice d’un dispositif A2/AD ou encore d’éliminer l’une ou l’autre capacité adverse. La question du «comment» trouve alors trois catégories de réponses, qui ne sont pas antinomiques :
• « plus de masse » par l’usage de coalitions. La masse créée reste cependant relative : les objectifs et les caveats des uns et des autres ne coïncident pas toujours, de même que le coût humain et budgétaire que les autorités nationales sont prêtes à consentir ;
• « plus de technologies », en misant sur divers types de drones, les missiles hypersoniques, la furtivité, ou de nouveaux types de munitions aériennes ou d’artillerie. On notera d’ailleurs que ces technologies ne sont pas nécessairement plus évoluées (8) ;
• « plus de manoeuvre » : l’attrition linéaire d’un dispositif peut ne pas être l’option la plus pertinente lorsque la masse disponible est déficitaire. L’usage de forces spéciales (9), des actions aéroportées et amphibies, des actions cyber, voire des mesures de coercition politiques peuvent s’avérer plus pertinente.
À tout le moins, les débats autour de la meilleure manière de lutter contre L’A2/AD obligent à reconsidérer les fondamentaux de l’art de la guerre, qu’il s’agisse de la définition d’objectifs de et dans la guerre par le niveau politique – ce qui ne va pas nécessairement de soi – ou de la manière de penser les opérations combinées dans un contexte de confrontation de vive force. Et si aucune réponse ne fait pour l’instant consensus, au moins le débat a-t-il le mérite d’être ouvert.
Notes
(1) Andrew F. Krepinevich, Barry Watts et Robert Work, Meeting the Anti-access and Area Denial Challenge, CSBA, Washington, 2003.
(2) Sur cette question, voir notamment Corentin Brustlein, Étienne de Durand et Élie Tenenbaum, La suprématie aérienne en péril. Menaces et contre-stratégies à l’horizon 2030, coll. «Stratégie aérospatiale», La Documentation Française, Paris, 2014.
(3) Laurent Touchard, « L’évolution des forces armées algériennes », Défense & Sécurité Internationale, no 131, septembre-octobre 2017.
(4) Trevor N. Dupuy, The Evolution of Weapons and Warfare,
Da Capo, New York, 1990.
(5) Tanguy Struye de Swielande (dir.), Les interventions militaires en zones urbaines : paradigmes, stratégies et enjeux,
coll. « Réseau Multidisciplinaire d’études Stratégiques », Bruylant, Bruxelles, 2008.
(6) Au demeurant, si occuper le territoire conquis n’est pas le projet poursuivi, la question de « la guerre d’après » continue de se poser. Aucune stratégie militaire saine ne peut envisager de risquer l’ensemble des forces dans une opération sans tenir compte des interventions potentielles pouvant avoir lieu ensuite…
(7) Joseph Henrotin, « Airsea Battle : à la recherche de la contre-guerre littorale », Défense & Sécurité Internationale,
hors-série no 38, octobre-novembre 2014.
(8) Voir notamment l’article de J.-J. Mercier en pp. 88-92.
(9) Joseph Henrotin, « Les forces spéciales dans la stratégie contemporaine », Défense & Sécurité Internationale, horssérie no 53, avril-mai 2017.
Les débats autour de la meilleure manière de lutter contre L'A2/AD obligent à reconsidérer les fondamentaux de l'art de la guerre.