AUTONOMISER LA DÉTECTION, AVANT D’AUTONOMISER L’INTERDICTION D’ACCÈS
Les progrès technologiques permettent aujourd’hui de développer des armes capables d’imposer le déni d’accès, en autonomie. Nombreux sont les capteurs, produits par des industriels de toutes les grandes puissances du secteur, à pouvoir identifier automatiquement une intrusion. L’étape suivante, l’automatisation de l’utilisation des armes pour interdire tout accès, n’a pas été franchie pour des raisons éthiques. Mais cela va-t-il durer ?
Au XXIE siècle, les réflexions sur les stratégies de déni d’accès et d’interdiction de zone (Anti Access/area Denial, A2/AD) ont gagné en sophistication. Les grandes puissances militaires conceptualisent leurs approches de cette question dans les domaines maritime, terrestre, aérien ou encore cyber. Rappelons que, dans les grandes lignes, l’interdiction de zones (AD) est la composante tactique consistant à empêcher l’ennemi de pénétrer sur un territoire précis et délimité, dans la logique plus stratégique d’un déni d’accès à un théâtre (A2)(1). Dans les deux cas, il s’agit de trouver comment identifier toute intrusion et menace dans un secteur défini comme précieux et de l’empêcher – ou de la neutraliser le cas échéant. Nous n’entrerons pas dans la distinction entre ces deux niveaux dans la plupart des exemples cités ici, les solutions techniques pouvant nourrir à la fois les réflexions de déni d’accès et d’interdiction de zones. Ces exemples, loin d’être exhaustifs, doivent être pris comme des sources possibles d’étude et d’inspiration.
Avant que les stratégies D’A2/AD ne soient aussi sophistiquées, les différentes armées se posaient déjà la question d’interdire une portion d’un territoire ou d’un champ de bataille à l’ennemi. Les équipements développés pouvaient servir à se protéger contre un type d’unités bien spécifique. On peut penser à l’utilisation de fossés et de rangées de piques pour neutraliser la cavalerie au Moyen Âge, ou à l’utilisation de clous – puis de mines – pour arrêter l’infanterie ou au moins ralentir sa progression. Il pouvait aussi s’agir d’assurer sa propre défense, en protégeant un camp avec toutes sortes de fortifications (douves, pièges, murs) ou en formalisant une frontière (barbelés, sentinelles). Plus proche de nous, on pensera évidemment aux mines et aux Engins Explosifs Improvisés (EEI/IED).
Depuis la seconde moitié du XXE siècle et encore plus depuis le début du XXIE, les progrès technologiques ont fait émerger un nouveau type de solution : des systèmes automatisés qui peuvent pour certains d’entre eux mener l’ensemble d’une mission d’a2/ AD en autonomie totale. Des outils qui ont comme grand intérêt de pouvoir démultiplier les capacités tout en réduisant potentiellement les coûts. Quand les hommes dorment,
Les progrès technologiques ont fait émerger un nouveau type de solution : des systèmes automatisés qui peuvent pour certains d'entre eux mener l'ensemble d'une mission D'A2/AD en autonomie totale.
la machine peut en effet poursuivre sa mission, sans jamais se fatiguer. Mais, dès lors qu’ils sont armés, ces outils peuvent soulever des questions éthiques.
AUTONOMISER LA DÉTECTION
La détection et la surveillance des zones sont une fonction clé de L’A2/AD. Elle a été parmi les premières, avec le ciblage, à être automatisée et reste pour l’instant la plus répandue. Plutôt que de piéger des secteurs entiers, la majorité des armées et des forces de sécurité modernes optent pour des moyens d’observation qui permettront de donner l’alerte. La sentinelle placée le long de la frontière ou dans un mirador au sein d’une base militaire en est la forme la plus ancienne et la plus courante. De plus en plus, l’oeil humain est pourtant remplacé par des optiques aux capacités automatiques qui vont être capables de distinguer une présence humaine et de la signaler aux soldats, qui pourront réagir.
Les frontières et les bases militaires sont des exemples assez typiques de zones dont on cherchera à interdire l’accès. Par le passé, on a longtemps opté pour des murs et des barbelés, solution la plus facile à réaliser techniquement. L’histoire a cependant montré à quel point les hommes pouvaient développer des solutions efficaces pour les franchir, souvent en entraînant des destructions sur les infrastructures, sans que les autorités puissent toujours s’en rendre compte rapidement. Ce type d’installations reste fragile, coûteux et inadapté à certains milieux : difficile par exemple pour des pays du Sahel de déployer des hommes et des murs tout le long du désert. On pourra ainsi s’intéresser à une solution proposée par un industriel français pour surveiller justement à moindre coût des zones aussi chaotiques qu’un désert. Atermes, une PME d’île-de-france, a développé un système baptisé BARIER (Beacon Autonomous of Recognition, Identification, Evaluation and Response) (2). Avec quatre capteurs, capables d’identifier automatiquement une intrusion, cet équipement alerte une équipe de surveillance qui peut ainsi garder un oeil sur une multitude de zones différentes et déclencher la réponse adaptée : message vocal ou envoi d’une équipe d’intervention par exemple. Ici, l’automatisation va jusqu’à identifier les bonnes positions où déployer les différents capteurs afin d’optimiser la surveillance en fonction de la géographie des lieux à interdire.
Pour rester dans les solutions françaises, on pourra aussi évoquer la gamme proposée par Safran (Owlsmart.i, MOST, Paseo) qui revendique une surveillance optimale jusqu’à 25 km pour des frontières ou des infrastructures. De même chez Thales, chez qui ce genre d’équipements (MOBIDS, SPECTRE, Discus) est souvent en bonne place sur les rayons. À l’international, on pourra regarder du côté de FLIR Systems (États-unis), Leonardo (Italie) qui insiste sur les aspects surveillance maritime ou encore Controp (Israël).
Pour des applications opérationnelles très concrètes et en lien avec l’actualité brûlante du moment, la Turquie offre un exemple intéressant. Le long de sa frontière avec la Syrie, particulièrement exposée aux tensions, Ankara a commencé à déployer des caméras capables de détecter automatiquement les intrusions(3). Conçues par Aselsan, elles évitent le recours à des méthodes non discriminantes comme les champs de mines. Même chose aux États-unis où les systèmes avec capteurs et optiques se sont multipliés tout le long de la frontière avec le Mexique, afin de détecter et de signaler automatiquement tout franchissement. Ici, le choix a été fait de cumuler toutes les solutions envisageables : murs physiques, capteurs automatiques et présence humaine (4). Dans les deux cas, l’idée est de développer une surveillance de la frontière et une interdiction de son franchissement « intelligente ».
(PRESQUE) AUTOMATISER L’INTERDICTION
Pendant des années, les adeptes de jeux vidéo ont dû composer, dans les jeux de stratégie, avec une approximation de taille : la plupart des systèmes de défense tiraient automatiquement sur tout ennemi passant à proximité. Pas besoin d’intervention humaine! Il suffisait de poster une tourelle à un endroit que l’on souhaitait protéger pour qu’elle élimine toute menace passant par là sans que l’on s’en préoccupe. Cela a même donné naissance à un style de jeu particulier : le « tower defense », qui consiste à organiser toutes sortes de fortifications pour empêcher l’invasion ennemie de franchir un point précis de la carte. La science-fiction a été rattrapée au cours des années 2000 par le développement de plusieurs armements capables de ce genre de performances.
Le long de sa frontière avec la Syrie, particulièrement exposée aux tensions, Ankara a commencé à déployer des caméras capables de détecter automatiquement les intrusions.
Les premiers projets létaux d’automatisation d’interdiction de zones ont émergé au XXE siècle. Il s’agissait en général d’assurer la défense de la proximité immédiate d’unités militaires, en particulier dans le domaine maritime. Les Néerlandais de Signaal (aujourd’hui Thales) ont par exemple développé dans les années 1970 le canon naval de 30 mm Goalkeeper. Utilisé sur des navires belges, chiliens, portugais, sud-coréens, qataris et péruviens (les Britanniques ne les utilisent plus), il assure la défense du bâtiment en détectant et en tirant sur les missiles, navires et aéronefs à l’approche, sur une distance maximale de deux kilomètres. Dans le domaine terrestre, on pourra penser aux systèmes de contre-mesures sur des blindés, qui automatisent des tirs défensifs contre des missiles ou des roquettes antichars. On pensera à l’arena (Russie) ou à L’AMAP-ADS (Allemagne), qui interdisent à toute munition ou activité menaçante un terrain d’une quinzaine de mètres autour de l’engin. Chaque fois, ce sont là de simples solutions techniques qui ne permettent en rien de se projeter dans une stratégie d’a2/ AD plus globale.
Parmi les pionniers réels dans ce domaine, on pourra en revanche s’intéresser au SGR-A1 de Samsung, dont les premiers prototypes ont été présentés à l’armée sud-coréenne en 2006. Cette mitrailleuse, dont l’automatisation reste un tabou, a vocation à remplacer les très nombreux soldats déployés tout le long de la zone démilitarisée avec la Corée du Nord, afin de libérer de la ressource humaine. La tourelle est composée d’optiques thermique et infrarouge, d’un guidage laser chargé notamment d’évaluer la distance de la cible, d’une mitrailleuse de précision de calibre 5,56 mm et d’un lance-grenades de 40 mm. Plusieurs tourelles ont été repérées par différents médias, mais les autorités de Séoul restent très discrètes sur le nombre de pièces déployées et leurs résultats. Le cahier des charges initial prévoyait une portée de 2 km la nuit et 4 km le jour pour les optiques, et jusqu’à 3 km pour l’armement. En parallèle, les Sud-coréens de DODAAM ont également développé le Super aegis II, révélé en 2010. Répondant au même genre d’exigences que le SGR-A1, cette tourelle devrait également pouvoir traiter des véhicules légers. En 2015, une trentaine de pièces avaient été vendues à l’international à des pays comme les Émirats arabes unis et le Qatar, pour protéger aussi bien des infrastructures militaires que des aéroports, des centrales ou encore des palais officiels. Le fabricant a cependant insisté dans ses différentes prises de parole : la décision du feu reste soumise à l’aval de l’homme… même s’il est possible de s’en passer. Séoul semble vouloir se positionner en leader dans ce secteur. Il faut dire que la Corée du Sud (comme sa voisine du Nord) est confrontée à une problématique A2/AD très concrète : s’assurer que rien ni personne ne pénètre dans le no man’s land de 4 km de profondeur et 248 km de long que constitue la zone démilitarisée (DMZ) séparant les deux pays. Au-delà des mines et des murs, ainsi que de l’armement, ce sont surtout 410 000 hommes qu’il s’agirait de libérer (700000 pour Pyongyang). Ce conflit bien spécifique est propice au développement de ce type de solutions puisque la question de la discrimination y est moins complexe : aucun civil n’est censé se trouver dans cette zone.
Dans une approche comparable, la plupart des moyens mis en oeuvre dans ce domaine sont pour l’instant laissés à l’initiative de l’homme. Israël a mis en place à la même époque, à partir de 2007, ses premières tourelles Sentry Tech, développées par Rafael, autour de Gaza, à proximité de la frontière avec l’égypte. Plusieurs reportages diffusés dans les médias israéliens ont montré ces tourelles identifier automatiquement les intrus, laissant ensuite à des opérateurs à distance l’initiative du tir, en calibre 12,7 mm.
Les Américains ont également déployé, relativement discrètement, un système surnommé Kraken(5). Utilisé en Afghanistan dès 2011, il avait été commandé en urgence opérationnelle afin de renforcer la protection des postes de combat avancés. Lorsqu’il repère un mouvement suspect grâce à son radar, ses optiques se braquent dans la direction concernée. Là encore, l’armement reste téléopéré : en l’occurrence des M-249 SAW ou des M-240. L’ensemble est particulièrement coûteux : 3,4 millions de dollars pour neuf unités. Ce système pourrait
Les premiers projets létaux d'automatisation d'interdiction de zones ont émergé au XXE siècle. Il s'agissait en général d'assurer la défense de la proximité immédiate d'unités militaires, en particulier dans le domaine maritime.
d’ailleurs être de nouveau déployé… en Corée du Sud, où l’armée américaine parle de l’utiliser dans le cadre d’une démarche plus globale face à Pyongyang depuis 2014 (6).
L’AUTONOMISATION A DE L’AVENIR
L’histoire récente de L’A2/AD a été marquée par de grands débats éthiques et moraux. Qu’il s’agisse d’interdire une zone en installant un champ de mines ou en procédant à un bombardement massif (conventionnel ou non), on attend désormais de tous les armements déployés qu’ils puissent discriminer ennemis et populations civiles. Cette question se pose de nouveau alors que plusieurs armées et industriels ont commencé à développer des armes pouvant traiter automatiquement leurs cibles : seront-elles vraiment capables de distinguer des combattants ennemis de simples passants ?
La quasi-totalité des projets qui ont vu le jour prévoient des mesures d’avertissement à destination des populations non hostiles. Selon les cas, il peut s’agir de messages vocaux préenregistrés, d’alarmes sonores ou de tirs de fumigènes. Mais est-ce suffisant pour réduire le risque de bévues ? De nombreuses ONG se sont insurgées contre les nombreux projets que nous avons évoqués plus tôt, invoquant également une menace pour les libertés individuelles. Ces armes sont en effet directement concernées par la campagne «Stop aux robots tueurs » menée par des intellectuels (Elon Musk, Tesla; Stephen Hawkings; Mustafa Suleyman, Google Deepmind) et des organisations (Amnesty International) depuis 2015 pour lutter contre l’automatisation. Exemple parmi tant d’autres : une décision de tir prise par une intelligence artificielle respecte-t-elle l’obligation de discrimination imposée par les conventions de Genève (7) ?
Face à ce débat et à une précision qui reste à démontrer, la plupart des utilisateurs continuent d’opter pour des solutions téléopérées… en attendant plus de marge de manoeuvre. La décision reste prise au niveau humain et l’autonomisation de celle-ci reste une simple option réalisable techniquement… que l’on rejette moralement et politiquement. Pour l’instant ? Le même débat continue d’agiter les réflexions sur l’usage des drones et des robots. À partir de quelle distance et avec quel niveau d’aide à la décision une arme est-elle acceptable? Même un système automatisé est en réalité une initiative humaine : c’est l’homme qui lui donne, par anticipation, l’ordre de frapper dans telle ou telle condition. De même qu’un missile guidé est, pendant un certain laps de temps, parfaitement autonome. C’est son logiciel qui lui dicte comment se déplacer et dans quelles conditions exploser ou non. La différence, c’est que le missile n’est indépendant que dans le laps de temps séparant le tir de la frappe, tandis que des systèmes D’A2/AD autonomes le seraient potentiellement à l’infini…
Notes
(1) Frédéric Ramel, « Accès aux espaces communs et grandes stratégies : vers un nouveau jeu mondial », Études de L’IRSEM, no 30, 2014, 41 p.
(2) Romain Mielcarek, « SOFINS 2015 : quels matériels pour les forces spéciales? », Défense & Sécurité Internationale, no 115, juin 2015.
(3) Deniz Sert, « Turkey’s integrated border management strategy », Turkish Policy Quaterly, vol. 12, no 1, 2013.
(4) Kalyan Marneni et Sreela Sasi, « Automated surveillance of intruders at US Borders », in T. Sobth, K. Elleithy, A. Mahmood et M. A. Karim (dir.), Novel Algorithms and Techniques in Telecommunications, Automation and industrial electronics, Springer, Berlin, 2008.
(5) Romain Mielcarek. « Protection d’infrastructures : le “Kraken” américain voit tout, entend tout et riposte de lui-même », Défense & Sécurité Internationale, no 96, octobre 2013.
(6) Joseph Trevithick, « US Worried North Korea is a Biological Time Bomb », warisboring.com. 5 juillet 2017.
(7) Noel E. Sharkey, « The evitability of autonomous robot warfare », International Review of the Red Cross, vol. 94, no 886, été 2012.