ENTRÉE EN PREMIER ET A2/AD : QUELS DÉFIS POUR LA FRANCE ?
Vous avez récemment travaillé sur l’entrée en premier(1). La France tente de maintenir certaines des capacités contre-a2/ad lui permettant de continuer à pouvoir «entrer en premier», mais le contexte budgétaire n’est pas favorable. Les volumes disponibles sont quant à eux faibles. Sera-t-il possible, en la matière, de remonter en puissance ?
Corentin Brustlein : La France possède des savoir-faire et des capacités d’entrée en premier qu’aucun autre pays en Europe ne maîtrise, qui se fondent à la fois sur ses investissements passés, sur ses expériences opérationnelles et sur certains éléments structurels, notamment décisionnels. Développer ce type d’aptitude a pris du temps et requis des dépenses substantielles, car entrer en premier dans un espace contesté est une tâche complexe et risquée. Si certaines des briques capacitaires sur lesquelles repose cette aptitude trouvent leur origine dès la guerre froide, beaucoup sont apparues après avoir tiré les leçons de la guerre du Golfe et des opérations dans les Balkans. Celles-ci avaient laissé entrevoir le fossé technologique séparant la France des États-unis, se traduisant, dans un contexte de guerres limitées, par de nombreux domaines de dépendance opérationnelle et par une perte d’influence sur la conduite des opérations multinationales. Le développement et l’acquisition de missiles de croisière, de structures de commandement multinationales, ou encore de satellites de communication et d’observation se sont inscrits dans cette logique.
Mais ce modèle est mis en tension sous le triple effet du renforcement des capacités de contestation à disposition des adversaires potentiels – et notamment de déni d’accès et d’interdiction (A2/AD) –, de l’insuffisance chronique des crédits de défense depuis la fin de la guerre froide qui s’est accompagnée non pas d’une révision à la baisse des ambitions, mais du maintien de celles-ci et, plus encore, de l’intensification du rythme opérationnel des forces au-delà du niveau d’ambition fixé. Les résultats en sont bien connus : vieillissement des parcs d’équipements, augmentation des coûts de maintien en condition opérationnelle, programmes de modernisation sans cesse repoussés, préparation opérationnelle des forces rognée par les besoins de protection du territoire national ou focalisée sur les missions prioritaires du moment, mais peinant à maintenir des savoir-faire requis pour des scénarios d’affrontement du fort au fort.
Toute remontée en puissance digne de ce nom exigera un effort budgétaire important et durable – et au minimum le respect avec constance de la trajectoire adoptée vers les 2 % du PIB à l’horizon 2025. Elle devrait viser à la fois le développement d’une nouvelle génération de systèmes et équipements critiques pour conserver l’aptitude française à entrer en premier au-delà de l’horizon 2035 – Système de Combat Aérien Futur (SCAF),
Ce modèle est mis en tension sous le triple effet du renforcement des capacités de contestation à disposition des adversaires potentiels – et notamment de déni d'accès et d'interdiction (A2/AD) –, de l'insuffisance chronique des crédits de défense depuis la fin de la guerre froide accompagnée du maintien des ambitions e t de l'intensification du rythme opérationnel des forces.
Photo ci-dessus :
Le Rafale est encore loin d'avoir atteint tout son potentiel. Le tandem «information/ munitions» sera central dans son évolution future. (© A. Daste/dassault Aviation)
guerre électronique offensive et défensive, successeur éventuel du porte-avions Charles de Gaulle, etc. –, mais aussi l’acquisition de séries plus nombreuses de certains équipements (artillerie, missiles de croisière, ravitailleurs, etc.), afin de pouvoir à nouveau jouer sur la masse et la saturation.
Avec la fin du missile antiradar Martel, l’armée de l’air ne dispose plus de capacité SEAD spécifique, mais peut en revanche s’appuyer sur le couplage entre des missiles AASM tirés sur les coordonnées fournies par le SPECTRA. Est-ce suffisant ? Faut-il redévelopper une capacité SEAD ?
Il existe bien des manières de neutraliser les défenses aériennes adverses, que l’on s’appuie sur des capacités génériques ou sur des systèmes d’armes spécifiques à cette mission. La France avait en effet par le passé développé une panoplie assez complète de moyens SEAD, associant missiles antiradars à guidage passif et nacelles d’attaque électronique pour le brouillage, de manière à garantir ses chances de pénétrer des espaces aériens défendus par les systèmes sol-air de l’époque. Progressivement, ces systèmes ont été retirés des forces, car ils ne permettaient plus de contrer efficacement des défenses sol-air dont la portée et la résistance aux contre-mesures électroniques embarquées avaient été grandement renforcées, et étaient servies par des radars dont les faisceaux étaient de plus en plus agiles, et donc difficiles à brouiller.
Depuis, l’armée de l’air s’est réorientée vers la « DEAD », la destruction des défenses aériennes adverses, qui requiert non seulement des munitions à guidage de précision, mais aussi une large gamme de capteurs ISR permettant de localiser et d’identifier les différents composants des batteries de défenses sol-air avant de les frapper. En France, la conduite de telles missions s’appuie sur une compréhension fine de l’ordre de bataille électronique adverse et donc sur une prise de risque calculée. Les développements technologiques récents du côté des défenses tendent à menacer tant la faisabilité des missions SEAD, qui visent en priorité la neutralisation des radars adverses, que celle des missions DEAD telles qu’elles sont envisagées par la France : difficulté à localiser les cibles généralement mobiles, portée trop faible des munitions air-sol,
Il apparaît prioritaire de préparer l'avenir en investissant en particulier dans certains segments tels que le renseignement électromagnétique et la guerre électronique défensive et offensive, la guerre cybernétique ou des drones à faible surface équivalente radar.
doutes sur les capacités d’autoprotection du Rafale face aux menaces modernes, etc. Plutôt que d’envisager un retour en grâce des missiles antiradars, il apparaît prioritaire de préparer l’avenir en investissant en particulier dans certains segments tels que le renseignement électromagnétique et la guerre électronique défensive et offensive, la guerre cybernétique ou des drones à faible surface équivalente radar. Ce type de développement semble permettre à l’armée de l’air de pérenniser sa capacité à entrer en premier face à la plupart des menaces actuelles. Mais, en cas de confrontation aux systèmes les plus performants, de type S-400, d’autres approches pourraient être requises en complément, notamment miser sur la ruse et la saturation par un recours à des salves de missiles de croisière ou à des drones leurres tels que les MALD et MALD-J utilisés par L’US Air Force – le problème de la quantité d’effecteurs posant en retour celui du volume du porteur.
L’une des réponses aux problématiques contre-a2/ad évoquées par des auteurs américains tiendrait dans l’accélération du rythme de la bataille, notamment par l’usage de missiles hypersoniques – dont certains, comme le HIFIRE, sont déjà testés. L’option est-elle crédible ?
Plusieurs États s’intéressent déjà aujourd’hui à l’hypervélocité. Aux États-unis, on tente de perfectionner à la fois les technologies du superstatoréacteur et celles des planeurs hypersoniques. La Russie, la Chine ou la France investissent également dans l’hypervélocité, mais le font pour des raisons différentes. Les États-unis y voient en effet en priorité un moyen de renforcer leur supériorité conventionnelle pour être à même de déstabiliser des postures de déni d’accès en frappant certains noeuds critiques (centres de commandement, radars transhorizon, etc.), mais aussi de conduire des missions contreforces rapides face à une puissance nucléaire régionale. La France, la Russie et la Chine y voient avant tout un moyen de crédibiliser leur force de dissuasion nucléaire face au renforcement prévu et possible des défenses antimissiles balistiques de leurs adversaires potentiels – celles des États-unis pour Moscou et Pékin et celles de Moscou et Pékin pour Paris.
Toutefois, en plus d’être extraordinairement complexes à maîtriser, les technologies de propulsion hypersonique afficheront selon toute vraisemblance un coût unitaire extrêmement élevé. Aussi, la frappe hypersonique à longue portée devrait-elle rester une capacité de niche, articulée autour de
l’acquisition d’un nombre réduit d’effecteurs. Ceux-ci pourraient sans doute tenir un rôle central dans une campagne américaine visant à percer une posture de déni d’accès, en s’attaquant par exemple aux capacités d’alerte avancée, de détection et de ciblage naval transhorizon, aux lanceurs de missiles sol-air et sol-mer très longue portée, etc. Mais les capacités de frappe hypersonique s’ajouteraient alors à la longue liste des enablers disponibles, aux côtés par exemple de la furtivité radar ou des sous-marins nucléaires d’attaque. Pour la France comme pour les États-unis, la vitesse ne pourrait être qu’un ingrédient du succès, qui exigera en parallèle de savoir jouer simultanément sur l’aveuglement de l’adversaire, sur le nombre et surtout sur la ruse.
Les débats autour des postures de type A2/AD montrent une focalisation sur les menaces posées par les SAM avancés et l’interdiction maritime, mais la question de l’interdiction des voies terrestres est finalement peu évoquée. Est-ce à dire que l’action terrestre/aéroterrestre est l’avenir des postures contre-a2/ad ?
La thématique du déni d’accès, à la fois comme stratégie d’avantage comparatif des puissances régionales et comme préoccupation américaine, s’inscrit dans une ère d’opérations expéditionnaires. Elle est une réponse à un enseignement de «Desert Storm » : laisser une puissance interventionniste se déployer librement dans un pays contigu, c’est s’exposer à une défaite cuisante. L’intérêt pour le déni d’accès se fonde ainsi sur l’exploitation des faiblesses relatives d’une
Pour la France comme pour les États-unis, la vitesse ne pourrait être qu'un ingrédient du succès, qui exigera en parallèle de savoir jouer simultaném ent sur l'aveuglement de l'adversaire, sur le nombre et surtout sur la ruse.
posture expéditionnaire au cours de la phase de transit, de positionnement régional ou de l’entrée en premier – lenteur et prévisibilité relatives, montée en puissance progressive sur le théâtre, vulnérabilité logistique, rupture de milieu, etc. – pour décourager ou désorganiser une projection de forces. La prédominance des dimensions navale et aérienne est liée à cette volonté d’empêcher qu’une force terrestre se constitue sur un territoire contigu et, pour ce faire, de contester la liberté d’action qui permettrait le déploiement d’une telle force. Lorsqu’il y a rupture de milieu et que l’entrée en premier vise un environnement non permissif, les forces terrestres apparaissent condamnées à ne tenir qu’un rôle secondaire, au moins au cours de la phase initiale et à l’exception des forces spéciales. Ce rôle pourra toutefois devenir essentiel dans un second temps, selon l’ambition de l’opération et la nature de l’effet stratégique recherché visà-vis de l’adversaire.
Néanmoins, la mise en oeuvre efficace d’une stratégie d’interdiction ne requiert pas pour autant une rupture de milieu. Au cours des dernières années, et en particulier après l’annexion de la Crimée et la déstabilisation par la Russie de l’est ukrainien, une attention plus grande a été accordée aux capacités russes d’interdiction terrestre. Moscou peut ainsi combiner des systèmes sol-air de longue, moyenne et courte portées, des feux sol-sol et air-sol dans la profondeur et des capacités complémentaires (notamment la guerre électronique) pour constituer des bulles d’interdiction aéroterrestres. Celles-ci lui permettraient non seulement de protéger son propre territoire, mais également de menacer les approches de celui-ci, et ce jusqu’à plusieurs centaines de kilomètres dans la profondeur des territoires contigus, voire de projeter de telles bulles sur des théâtres d’intervention extérieurs, comme c’est partiellement le cas en Syrie. Un adversaire étatique substantiel peut ainsi s’appuyer sur une large gamme de moyens d’interdiction sol-sol tels que des missiles balistiques de courte portée (SS-21 ou SS-26 russes), des lance-roquettes multiples et autres feux sol-sol, des moyens de minage, etc. S’il est ainsi relativement aisé pour une puissance régionale de créer un environnement terrestre contesté dans son voisinage immédiat (jusqu’à quelques dizaines de kilomètres), seuls des pays comme la Russie, la Chine ou la Corée du Nord sont susceptibles de conduire de
véritables stratégies d’interdiction terrestre s’appuyant sur des feux sol-sol, voire air-sol, massifs, visant des noeuds logistiques et de communication.
Contrer de telles postures impliquerait en priorité pour les forces terrestres et aériennes de conquérir la supériorité des feux, par les effets conjugués du nombre et des performances des feux sol-sol, par l’excellence des moyens de contre-batterie, par la capacité à se prémunir des capteurs déportés adverses par la lutte antiaérienne et anti-drones, tout en tentant de maintenir des capacités d’observation du dispositif adverse. Le durcissement des infrastructures fixes critiques, l’enfouissement des lignes de communication, les moyens de guerre électronique, la mise en place de postes de commandement très mobiles, voire de systèmes de défense active face aux projectiles longue portée de tous types (missiles balistiques et de croisière, roquettes, etc.) peuvent également tenir un rôle important pour contrer ces menaces.
Avant l’opération « Serval », plusieurs auteurs prophétisaient la fin des opérations aéroportées. Mais force est aussi de constater qu’elles sont centrales dans les concepts de Joint Force Entry. Face à un environnement A2/AD, le risque, militaire comme politique, peut-il être pris de perdre un A400M ou un C-130 et sa centaine de parachutistes ?
À mon sens, l’entrée en premier ne s’effectue pas seulement dans des
Le concept d'opération des troupes aéroportées repose sur la surprise avec laquelle celles-ci peuvent fondre sur l'objectif en exploitant la troisième dimension. Or l'effet de surprise devient de plus en plus difficile à atteindre – pour ne pas dire impossible – face à un adversaire disposant de capacités de surveillance – et de défense – de son espace aérien et de ses approches.
environnements fortement contestés, par exemple protégés par une posture de déni d’accès : l’entrée en premier peut aussi concerner des environnements semi-permissifs. Le rôle pouvant être assigné aux troupes aéroportées dépend en premier lieu du degré de permissivité de l’environnement : pour le dire vite, elles conservent un rôle crucial dans certaines opérations d’entrée en premier, sauf celles conduites face à des postures A2/AD sophistiquées. Dans le cadre d’une entrée en premier dans un environnement semi-permissif, caractérisé par une opposition sporadique, généralement de nature irrégulière, les opérations aéroportées gardent toute leur pertinence, et offrent des possibilités uniques d’enveloppement, de déstabilisation du dispositif opératif adverse et de capture rapide d’emprises critiques – qu’il s’agisse d’installations portuaires ou aéroportuaires, de noeuds de communication ou logistiques, etc.
La situation est bien sûr très différente dès lors qu’il s’agit de pénétrer un espace contesté, non permissif, pour y réaliser une mise à terre en profondeur. Le concept d’opération des troupes aéroportées repose sur la surprise avec laquelle celles-ci peuvent fondre sur l’objectif en exploitant la troisième dimension. Or l’effet de surprise devient de plus en plus difficile à atteindre – pour ne pas dire impossible – face à un adversaire disposant de capacités de surveillance – et de défense – de son espace aérien et de ses approches, que ce soit grâce à des avions d’alerte avancée et de gestion de la bataille aérienne ou grâce à des radars au sol, parfois capables de détecter et de suivre des plates-formes aériennes non furtives à plusieurs centaines de kilomètres des frontières. Par essence, les avions de transport ont une imposante signature radar et sont lents,
et donc exposés aux défenses aériennes. Pénétrer des espaces défendus en vue d’y conduire un largage reviendrait dans ce cas à prendre un risque effarant. Cela ne signifie pas que les unités aéroportées n’aient pas de rôle à tenir face à des adversaires significatifs en mesure de constituer des bulles d’interdiction, mais ce rôle est conditionné par la capacité à rendre au préalable l’environnement plus permissif, en réduisant le degré de contestation par des missions de destruction ou neutralisation des défenses aériennes, des frappes conventionnelles sur les centres de commandement, des manoeuvres de diversion, etc.
Dans une optique contre-a2/ad, la mise en synergie de différents types de forces – spéciales, aériennes, artillerie, etc. – exige une coordination pour le moins resserrée. A-t-on, selon vous, accordé suffisamment d’importance au commandement/contrôle et aux communications ?
L’importance de ces fonctions est reconnue, mais la prendre pleinement en compte est difficile et coûteux pour les appareils militaires. D’un côté, la synergie requise pousse les États-unis à penser à la mise en place de systèmes de commandement et de communication multidomaines, franchissant les barrières de l’interarmes, de l’interarmées, voire du multinational. Ce type d’architecture, que certains appellent « Combat Cloud », est censé être à la fois redondant, résilient et autorégénérant, et
Les architectures de type « Combat Cloud » apparaissent vouées à être insuffisantes face à des adversaires majeurs dont les stratégies de déni d'accès comporteront un volet informationnel sophistiqué. Le modèle de guerre moderne occidental est si dépendant des flux informationnels que les perturber est devenu un axe prioritaire d'investissement des forces armées russes ou chinoises.
permettre d’établir des passerelles de manière décentralisée entre plates-formes de types variés concourant au même objectif, tant pour accroître la réactivité des forces que pour maintenir une capacité d’action dans l’hypothèse où la connectivité avec les systèmes C2 centraux serait perturbée. Mais les architectures de type «Combat Cloud » apparaissent vouées à être insuffisantes face à des adversaires majeurs dont les stratégies de déni d’accès comporteront un volet informationnel sophistiqué. Le modèle de guerre moderne occidental est si dépendant des flux informationnels que perturber ceux-ci est devenu un axe prioritaire d’investissement des forces armées russes ou chinoises. Il pourrait s’avérer impossible de maintenir une connectivité permanente au « Combat Cloud » dans un environnement de guerre électronique avancée, dans lequel de larges bandes de fréquences seraient susceptibles d’être brouillées ou manipulées par l’adversaire. C’est notamment pour se prémunir contre ce type de risque que les armées investissent le champ des systèmes autonomes et de l’intelligence artificielle, qui offrent des pistes de réponse, soit en maintenant ou rétablissant une forme de connectivité par le contournement du brouillage adverse, soit en permettant à des platesformes automatisées d’agir au contact de l’adversaire sans dépendre pour ce faire de flux informationnels extérieurs.
Note
(1) Corentin Brustlein, « L’entrée en premier et l’avenir de l’autonomie stratégique », Focus stratégique, no 70, novembre 2016.
Propos recueillis par Joseph Henrotin, le 16 septembre 2017