« WE SIMPLY HAVE TO DESTROY THE IRAQI AIR DEFENCE SYSTEM. » LA COALITION FACE À LA DÉFENSE ANTIAÉRIENNE IRAKIENNE
« WE SIMPLY HAVE TO DESTROY THE IRAQI AIR DEFENCE SYSTEM (1) »
L’opération «Desert Storm» est régulièrement citée comme l’un des exemples les plus aboutis en matière de campagne aérienne. Tirant parti des dernières innovations techniques telles que la furtivité et la précision et d’une réflexion innovante emmenée par le colonel John Warden, la coalition parvient à vaincre l’armée irakienne en seulement 42 jours. Pourtant, cette armée de Saddam Hussein, avec ses effectifs pléthoriques, fait craindre aux coalisés de lourdes pertes(2), ce qui explique le déploiement massif qui se met en place entre août 1990 et janvier 1991 (3). Par ailleurs, les opérations doivent débuter par une campagne aérienne stratégique ciblant les centres vitaux du régime baasiste et donc passer à travers l’un des réseaux de défense aérienne les plus denses au monde.
LA DÉFENSE AÉRIENNE IRAKIENNE : UN RÉSEAU DENSE ET MODERNE, MAIS LIMITÉ
Durant les années 1980, la défense aérienne irakienne s’est profondément réformée. Le raid israélien sur les installations nucléaires d’osirak en 1981, mais surtout la guerre contre l’iran, a poussé à une importante modernisation de son réseau. Pour cela, l’irak fait notamment appel à la société française Thomson-csf qui développe un système de command and control spécifique qui doit se connecter à de l’armement soviétique. Le système est baptisé KARI, soit Irak à l’envers. Comme l’ensemble des forces armées irakiennes, la défense aérienne se caractérise par une forte centralisation. Un Centre national de la défense aérienne est établi au coeur de Bagdad et le pays est quant à lui divisé en quatre secteurs, chacun sous la responsabilité d’un commandement local, dans lesquels sont réparties les stations d’interception. Lorsqu’un appareil ennemi est repéré par une station, l’information est transmise au commandement local qui transmet à son tour au centre national. Ce dernier choisit alors la mesure à adopter et les ordres redescendent la chaîne. Les communications sont redondantes et utilisent à la fois du filaire et du micro-ondes. De plus, chaque centre est construit dans un abri renforcé.
Pour les effecteurs, l’irak dispose de matériels essentiellement soviétiques. Des SA-2 et SA-3 forment la couche haute. La défense à moyenne portée est assurée par des SA-6 mobiles. Enfin, la défense à courte portée se compose de SA-8, SA-9, SA-13 et Roland de fabrication française (l’irak en compte 250). Ces derniers systèmes ne sont pas tous connectés à KARI. À la veille de « Desert Storm», l’irak aligne 7000 missiles sol-air à guidage radar, 9 000 à guidage infrarouge auxquels s’ajoutent entre 7 000 et 10 000 canons antiaériens de tous calibres, principalement
À la veille de « Desert Storm», l'irak aligne 7000 missiles sol-air à guidage radar, 9000 à guidage infrarouge auxquels s'ajoutent entre 7000 et 10000 canons antiaériens de tous calibres, principalement destinés à être employés pour des tirs de barrage.
Photo ci-dessus :
Deux F-4G Wild Weasel américains dotés de missiles AGM-88. L'appareil a été particulièrement utilisé dans les opérations contre l'irak. La variante, opérationnelle depuis 1978, résulte de la conversion de 134 F-4E. (© US Air Force)
destinés à être employés pour des tirs de barrage(4). Cet ensemble offre une défense aérienne multicouche, robuste et redondante. Bagdad, qui regroupe l’essentiel des centres de commandement, présente après Moscou le réseau de défense antiaérienne le plus dense au monde (5).
À ce réseau, il faut ajouter les forces aériennes irakiennes. Celles-ci possèdent alors environ 700 appareils, de troisième et de quatrième génération. Ses unités de défense aériennes se composent principalement de MIG-25, de MIG-29 et de Mirage F-1 et se structurent autour d’une doctrine d’emploi d’inspiration soviétique : le centre national de défense aérienne, via KARI, transmet directement les consignes aux équipages et l’initiative est très peu valorisée. Les meilleures unités sont celles qui opèrent sur Mirage F-1, mais elles sont principalement spécialisées dans les missions d’attaque au sol. En outre, la doctrine irakienne ne prévoit d’employer les intercepteurs qu’une fois la principale vague adverse arrêtée par la défense sol-air. En 1991, les éléments de l’armée de l’air irakienne sont répartis sur 24 bases aériennes, généralement bien protégées, et sur 30 terrains secondaires (6).
Toutefois, la défense aérienne irakienne présente des faiblesses. Si, en théorie, KARI doit pouvoir suivre 120 cibles en même temps, la rigidité et la centralisation de la hiérarchie irakienne diminuent sensiblement ce nombre. Par ailleurs, la défense aérienne est structurée pour faire face à des raids limités, c’est-à-dire entre 30 et 40 appareils, principalement en provenance d’israël et d’iran. Ainsi, le dispositif irakien est surtout tourné vers l’ouest et vers l’est. Le nord et le sud sont moins bien protégés. À partir du mois d’août 1990, ce dernier flanc est renforcé, mais les nouvelles installations ne sont que très peu connectées à KARI au moment où débute l’offensive de la coalition.
LA PLANIFICATION DE « DESERT STORM », LE RÔLE PRÉPONDÉRANT DE LA PUISSANCE AÉRIENNE
L’armée de Saddam Hussein envahit le Koweït dans la nuit du 1er au 2 août 1990, prenant par surprise la communauté internationale. L’administration américaine, qui n’a pas cru les avertissements de ses services de renseignement, condamne fermement son ancien allié. Dans un premier temps, il s’agit pour les États-unis de défendre l’arabie saoudite d’une potentielle invasion. Toutefois, le président George Bush et son équipe demandent à ce qu’une option offensive soit rapidement proposée.
Le Central Command (CENTCOM) travaille depuis 1989 sur le scénario d’une invasion de l’arabie saoudite par l’irak(7), baptisé Oplan 1002-90. Ce plan en trois phases correspond aux principes de la doctrine de l’airland Battle, qui domine les forces américaines depuis les années 1980 et prévoit (en troisième phase) une large contre-offensive aéroterrestre. Mais ce plan, pour être appliqué, nécessite de mobiliser une grande quantité d’hommes et de matériels en Arabie saoudite avec une montée en puissance qui doit s’étaler sur plusieurs semaines, voire plusieurs mois. Par ailleurs, dès le 2 août, le vice-président Dick Cheney demande au général Norman Schwarzkopf, commandant en chef du CENTCOM, de lui proposer une « option aérienne » avec notamment la possibilité d’effectuer des frappes de représailles en Irak. Toutefois, les propositions faites par le CENTCOM ne conviennent pas au général Schwarzkopf (8), qui décide alors de se tourner vers l’état-major de L’US Air Force.
La tâche est finalement confiée à un colonel de L’US Air Force qui dirige une petite cellule nommée Checkmate, spécialisée dans le wargaming et située au Pentagone : John Warden. Cet officier s’est déjà fait remarquer dans L’USAF pour ses travaux novateurs sur la campagne aérienne, publiés dans un ouvrage et largement diffusés dans l’institution (9). John Warden et son équipe présentent le 10 août un premier briefing au général Schwarzkopf, qui se montre enthousiaste. L’opération est alors baptisée «Instant Thunder», en opposition à « Rolling Thunder » exécutée lors de la guerre du Vietnam et dont les résultats ont été largement décevants : contrairement à l’approche graduelle de « Rolling Thunder », « Instant Thunder » repose sur une exécution intense et omnidirectionnelle.
Ce plan prévoit quatre phases : une campagne aérienne stratégique contre des objectifs situés en Irak; l’acquisition de la supériorité aérienne au-dessus du Koweït; une campagne aérienne contre les forces militaires irakiennes qui occupent le Koweït ; une offensive aéroterrestre au Koweït. Jusqu’au 17 janvier 1991, il connaît plusieurs modifications, mais demeure relativement semblable dans sa structure. Pour John Warden et son équipe, il s’agit de démontrer que l’arme aérienne peut s’avérer décisive en paralysant la capacité de combat de l’ennemi. Outre le fait de reposer sur un concept opérationnel innovant, le plan du colonel Warden tire profit des dernières avancées techniques dont bénéficie L’USAF : munitions de précision,
La défense aérienne irakienne présente des faiblesses. Si, en théorie, KARI doit pouvoir suivre 120 cibles en même temps, la rigidité et la centralisation de la hiérarchie irakienne diminuent sensiblement ce nombre.
furtivité des appareils, guerre électronique et missiles antiradiations. Initialement, « Instant Thunder » prévoit de frapper 84 cibles en Irak et au Koweït. Ce nombre évolue au fur et à mesure des révisions pour atteindre 218 au mois d’octobre (10). Ces cibles sont réparties en 12 «sets». L’opération, rebaptisée entretemps «Desert Storm», prévoit d’attaquer massivement le système de défense aérienne irakien dès les 15 premières minutes. Selon le colonel Warden, la campagne stratégique devrait durer six jours (avec 700 sorties par jour en moyenne), ce qui est perçu comme bien trop optimiste par le général Charles Horner, qui commande l’ensemble des éléments aériens du CENTCOM à Riyad (11). Finalement, John Warden est officiellement écarté de la planification de « Desert Storm » (12), mais il parvient à rester très actif depuis Checkmate à Washington, en particulier sur toute la phase 1, à laquelle il accorde la plus grande importance, sinon la seule. Par ailleurs, une partie de son équipe, qui comprend notamment le lieutenant-colonel David Deptula, reste à Riyad et entretient des liens constants avec Checkmate.
Pour leurrer les défenses irakiennes, le colonel John Warden a l’idée d’employer des drones dont la signature radar est proche de celles des appareils américains. La tactique n’est pas nouvelle et a déjà été employée par les Israéliens contre les Syriens en 1982. Pour l’assaut initial, il est donc décidé d’avoir recours à des drones BQM-74 qui doivent pousser les Irakiens à activer leur radar, rendant ainsi ces derniers vulnérables aux missiles AGM-88 HARM des Wild Weasel.
La planification de la phase 2 est plus consensuelle et L’US Navy y joue par ailleurs un rôle important. En effet, la marine américaine dispose depuis le milieu des années 1980 d’un service de renseignement spécialisé dans les défenses antiaériennes : le Strike Projection Evaluation and Anti-air Research (SPEAR). Or, ce service est parvenu à prendre contact avec des ingénieurs français de Thomson-csf, qui leur ont fourni les plans détaillés de KARI (13). De plus, les systèmes SA-2 et SA-3 sont bien connus des services américains, qui les étudient de près depuis les années 1970. Pour cette phase 2, 26 sites SAM ont été identifiés au Koweït (14).
Quant à la phase 3, elle fait également l’objet de discussions, car les opinions divergent sur le taux de pertes à infliger aux forces irakiennes. John Warden pense que les unités au Koweït seront inopérantes à partir d’un taux de 50%, mais le temps nécessaire pour parvenir à ce taux n’est pas estimé de la même manière par tous les planificateurs (certains parlent de 23 jours, d’autres de 17). La version définitive du plan de la campagne aérienne est approuvée le 20 décembre 1990. Les phases 1, 2 et 3 devront être exécutées simultanément. Sur l’ensemble des 4 phases, John Warden estime que les pertes aériennes amies s’élèveront à 146 : 40 pour la phase 1, 5 pour la phase 2, 35 pour la phase 3 et 66 pour la phase 4.
« Desert Storm », prévoit d'attaquer massivement le système de défense aérienne irakien dès les 15 premières minutes.
« DESERT STORM » : LE SYMBOLE DE LA SUPRÉMATIE AÉRIENNE AMÉRICAINE
L’un des premiers objectifs de la campagne aérienne est donc l’acquisition de la supériorité aérienne. Dans la nuit du 16 au 17 janvier, c’est l’une des principales missions confiées aux appareils de la coalition. Toutefois, la première mission SEAD de « Desert Storm » est une opération menée par des hélicoptères, regroupés dans une task force nommée Normandy. Huit hélicoptères AH-64, un UH-60 Blackhawk et deux MH-53 Pave Low
– qui utilisent le nouveau GPS – détruisent deux sites radars à la frontière saoudienne vers 2 heures du matin. Quelques minutes plus tard, un F-117 largue la première bombe de la campagne, détruisant une station d’interception, puis une deuxième sur un centre de commandement régional de la défense aérienne. Ces deux actions rendent partiellement aveugle le flanc sud de l’espace aérien irakien. À 3 heures du matin (l’heure d’expiration de l’ultimatum), deux F-117 bombardent Bagdad. La première vague de frappes est menée par une trentaine de F-117 et leurs 54 missiles Tomahawk qui ciblent les principaux centres de commandement de l’armée irakienne. En cinq minutes, une vingtaine d’installations sont détruites. Cette première vague est immédiatement suivie par des frappes de B-52 qui ont décollé 11 heures plus tôt depuis la base aérienne de Barksdale, en Louisiane. Leurs 35 missiles de croisière détruisent plusieurs centres de communication ainsi que des relais électriques. En outre, une quarantaine de drones-leurres BQM-74 sont envoyés au-dessus de la capitale irakienne. Dans la première heure, environ 200 missiles HARM sont tirés, anéantissant une quinzaine de sites radars et plusieurs sites SAM.
Au cours des 24 premières heures de « Desert Storm », ce sont ainsi près de 700 appareils qui pénètrent en territoire irakien. Pour cette première offensive, la supériorité aérienne a été acquise au-dessus du théâtre d’opérations dès la première heure. À partir du sixième jour, le commandement considère qu’un « sanctuaire » est établi au-dessus de 10 000 pieds. Le général Schwarzkopf déclare le 27 janvier que la coalition est désormais maîtresse du ciel irakien et du ciel koweïtien.
La concentration de la puissance de feu sur la défense aérienne ennemie, dès les premières heures de l’engagement, a eu des effets opérationnels décisifs(15). Les planificateurs de « Desert Storm » ont su mettre à profit les dernières évolutions techniques, mais également les dernières innovations en matière doctrinale et organisationnelle. Si l’efficacité des missions SEAD est peu discutée, ce n’est toutefois pas le cas de la campagne aérienne stratégique dont les effets ont été sujets à un intense débat (16). Pour L’USAF, qui s’apprête à vivre sa plus importante réforme depuis sa création, la guerre du Golfe valide les principes qu’elle soutient depuis longtemps et qui vont servir de socle à son nouveau modèle de force (17). De manière plus large, « Desert Storm » consacre la domination militaire occidentale, et surtout américaine, au lendemain de la guerre froide. Une domination dans laquelle la puissance aérienne tient une place de premier plan et qui va pousser les autres armées, en particulier russe et chinoise, à orienter leur stratégie des moyens vers des systèmes antiaériens de plus en plus performants.
La première mission SEAD de «Desert Storm» est une opération menée par des hélicoptères, regroupés dans une task force nommée Normandy. Huit hélicoptères AH-64, un UH-60 Blackhawk et deux MH-53 Pave Low – qui utilisent le nouveau GPS – détruisent deux sites rad ars à la frontière saoudienne vers 2 heures du matin.
Notes
(1) Phrase prononcée lors d’un briefing réalisé le 10 août 1990 par le colonel John Warden devant le général Norman Schwarzkopf lorsque ce dernier lui a demandé comment il comptait faire en sorte que l’aviation opère librement au-dessus du Koweït. John Andreas Olsen, John Warden and the Renaissance of American Air Power, Potomac Books, Washington D.C., 2011, p. 174.
(2) Le Pentagone estime que les pertes s’élèveront à 30000 soldats pour la coalition. Ce chiffre inclut les morts et les blessés.
(3) Un déploiement qui est par ailleurs conforme à la doctrine Powell, qui exige un rapport de force «écrasant» sur l’ennemi.
(4) Corentin Brustlein, Étienne de Durand et Élie Tenenbaum, La suprématie aérienne en péril : Menaces et contre-stratégies à l’horizon 2030, La Documentation française, Paris, 2014, p. 41.
(5) Benjamin Lambeth, The Transformation of American Air Power, Cornell University Press, New York, 2000, p. 110.
(6) Ibid., p. 15.
(7) Ce qui tend à démontrer que le comportement de Saddam Hussein à l’égard de ses voisins à la suite de la guerre Iran-irak inquiétait déjà les responsables militaires américains.
(8) Sa cellule de planification lui a notamment proposé des options de frappes nucléaires limitées contre les barrages au nord de l’irak ; propositions immédiatement rejetées par le général Schwarzkopf. John Andreas Olsen, op. cit., p. 146.
(9) Pour un aperçu de la carrière de John Warden et de son influence au sein de L’USAF, voir : Tony Morin, « Le dernier des prophètes », Penser les ailes françaises, no 34, octobre 2016, p. 63-81.
(10) Au total, il y aura 42000 objectifs bombardés durant toute la campagne. Thomas A. Keaney et Eliot A. Cohen, Gulf War Air Power Survey: Summary Report, United States Government Printing, Washington D.C., 1993, p. 71.
(11) Le fait que l’ensemble des moyens aériens d’un théâtre d’opérations soient regroupés dans un commandement unique est une première dans l’histoire de la guerre aérienne. Jérôme de Lespinois, « La guerre du Golfe et le renouveau de la puissance aérienne », Guerres mondiales et conflits contemporains, no 244, 2011/4, p. 63-80.
(12) Les deux hommes se sont rencontrés pour un briefing le 20 août à Riyad (où est basé le commandement des éléments Air de CENTCOM). L’accueil fait au colonel Warden a été particulièrement glacial et il a été contraint de repartir rapidement pour Washington.
(13) Marvin Pokrant, Desert Storm at Sea, Greenwood Publishing, 1999.
(14) John Andreas Olsen, op. cit., p. 212.
(15) Jérôme de Lespinois, op. cit., p. 63-80.
(16) Pour le politologue Robert Pape, les frappes de décapitation n’ont pas rempli leurs objectifs. Robert Pape, Bombarder pour vaincre : puissance aérienne et coercition dans la guerre, La documentation française, Paris, 2011 (trad.), 1re éd. 1996.
(17) Jérôme de Lespinois, op. cit., p. 80.