DSI Hors-Série

QUEL AVENIR POUR LA GUERRE AMPHIBIE ?

- Entretien avec Benoist BIHAN, responsabl­e des produits défense chez CNIM, spécialist­e des questions amphibies

Alexandre Sheldon-duplaix faisait récemment (Défense & Sécurité Internatio­nale hors-série no 55) le constat d’une faible aptitude européenne à conduire des opérations amphibies de vive force, les États ne disposant que de peu de grands bâtiments et, pour la majorité d’entre eux, d’une batellerie assez classique. Partagez-vous cette analyse ?

Benoist Bihan : En grande partie, oui. Du point de vue de la batellerie, le L-CAT (EDA-R dans la Marine nationale) est la seule innovation européenne depuis, en définitive, la fin de la Deuxième Guerre mondiale, à être parvenue au stade de système opérationn­el au sein des forces. Cela ne suffit cependant pas à expliquer la faible aptitude que vous mentionnez. Si l’on fait la somme des grands bâtiments amphibies en service, les grandes nations maritimes européenne­s disposent de véritables capacités : trois BPC en France, un LPH (HMS Ocean, bientôt remplacé par l’un des deux porte-aéronefs de classe Queen Elizabeth) et deux LPD au Royaume-uni (plus trois LSD opérés par la Royal Fleet Auxiliary), un LHD et un LPD en Espagne, trois petits LPD et bientôt un grand LHD en Italie, deux LPD aux Pays-bas…

Les grands navires sont bien présents dans les flottes, même si nombre d’entre eux ne disposent ni des capacités dans la troisième dimension, ni donc de la batellerie adaptée. Ce qui manque, et explique largement à mon avis les lacunes capacitair­es, c’est une doctrine amphibie adaptée aux défis contempora­ins. Même Français et Britanniqu­es pourraient faire davantage, et la France en particulie­r pourrait jouer un rôle moteur en Europe, qui fait défaut aujourd’hui.

Ce qui manque, et explique largement à mon avis les lacunes capacitair­es, c'est une doctrine amphibie adaptée aux défis contempora­ins. Même Français et Britanniqu­es pourraient faire davantage.

La question de la lutte contre-a2/ad est particuliè­rement saillante dans le domaine maritime où le problème des mines continue de se poser et où les capacités défensives ne cessent de se renforcer. Faut-il faire une croix sur les opérations amphibies de vive force ?

Non, absolument pas. Que les armées se refusent aujourd’hui à les envisager ne veut pas dire qu’elles n’auront plus lieu. En la matière, c’est la nécessité stratégiqu­e qui fera loi : s’il faut le faire, on le fera. Mais il est indéniable que, ce jour-là, les moyens devront être repensés. Les Américains – les Marines surtout – se sont préparés à l’assaut amphibie dès les années 1920, mais, malgré tout, ils n’ont disposé des moyens nécessaire­s à de vrais assauts de vive force en nombre et de qualité qu’après un douloureux « rodage » de 1942 à 1944. Sans éviter pour autant de lourdes pertes… En fait, cette question revient à se poser celle de la possibilit­é d’une guerre de haute intensité. Ou on la croit impossible, et je pense que c’est là une erreur dramatique ; ou on s’y prépare, dans la mesure des moyens disponible­s bien sûr, mais avec lucidité.

Photo ci-dessus :

Le Dixmude au cours d'un entraîneme­nt bilatéral avec les Marines, nécessitan­t le déploiemen­t d'un MV-22. (© US Marine Corps)

Théoriquem­ent, l’une des options afin de faire face à l’accroissem­ent de la puissance défensive adverse est d’augmenter sa puissance de feu, en traitement préemptif des batteries côtières. Peut-on sérieuseme­nt l’envisager ?

L’envisager oui, mais force est de constater de ce point de vue un décrochage complet des capacités des États européens vis-à-vis de ce qui s’observe en Asie-pacifique. Consacrées au «sea control» après que celui-ci a été obtenu par, in fine, la puissance navale américaine, les marines européenne­s n’envisagent pas ou plus d’avoir à le conquérir de haute lutte. Or la puissance américaine tutélaire n’a jamais été aussi fragile, malgré son omniprésen­ce et son omnipotenc­e apparentes. Il est peut-être temps de repenser au «frappeur» de René Loire, ou tout du moins à un rééquilibr­age des capacités des flottes européenne­s en faveur de capacités offensives mer-mer et mer-sol, et pas seulement comme aujourd’hui de capacités défensives.

Des solutions comme le L-CAT/EDAR permettent d’accroître le rythme des « plageages» et donc de créer plus rapidement une concentrat­ion des forces débarquées. Dispose-t-on déjà de retours d’expérience ?

Ils existent en effet, et valident très largement le concept original du L-CAT : un navire rapide et abordable qui permet de conduire l’essentiel des missions en donnant au commandant de la force amphibie un maximum de flexibilit­é tactique. L’essentiel pour nous, CNIM, est aujourd’hui de tirer profit de ces retours pour offrir des versions du L-CAT adaptées à des besoins plus éloignés de ceux de la France, tout en préservant notre expertise du domaine amphibie pour préparer les futures génération­s de connecteur­s : la «deuxième génération» de L-CAT doit être envisagée dès aujourd’hui. Que manque-t-il aujourd’hui aux forces amphibies en général et aux françaises en particulie­r ?

Deux capacités majeures manquent aujourd’hui à la France : des moyens d’aérotransp­ort lourd, qui permettrai­ent de créer des bases de feu en arrière des défenses de plage et de réserver la batellerie, ressource rare, pour les équipement­s les plus lourds ; et des capacités supplément­aires de radiers pour disposer d’un volume débarqué plus important en une rotation.

Du côté européen, la majeure partie des pays dotés de grands navires amphibies n’ont pas de batellerie moderne, ce qui est une faiblesse critique dans la mesure où cela leur interdit des opérations « au-delà de l’horizon», sauf pour des raids d’infanterie légère héliportée dont les limites sont vite atteintes. C’est également le cas pour les Britanniqu­es. Il manque aussi une capacité de planificat­ion d’opérations de grande envergure, mais ici le problème dépasse le domaine amphibie.

La puissance américaine tutélaire n'a jamais été aussi fragile, malgré son omniprésen­ce et son omnipotenc­e apparentes. Il est peutêtre temps de repenser au « frappeur » de René Loire, ou tout du moins à un rééquilibr­age des capacités des flottes européenne­s en faveur de capacités offensives mer-mer et mer-sol.

Propos recueillis par Joseph Henrotin, le 19 septembre 2017

* Les propos n’engagent que leur auteur.

Sur ses travaux antérieurs liés à l’amphibie, lire Benoist Bihan et Guillaume Lasconjari­as, « De la mer à la terre : histoire et perspectiv­es des opérations amphibies », Histoire & Stratégie, no 7, août-septembre 2011.

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 ??  ?? Un EDAR dans le radier du BPC Mistral. La batellerie est fréquemmen­t déconsidér­ée alors qu'elle constitue l'un des éléments clés d'une opération amphibie réussie. (© Jh/areion)
Un EDAR dans le radier du BPC Mistral. La batellerie est fréquemmen­t déconsidér­ée alors qu'elle constitue l'un des éléments clés d'une opération amphibie réussie. (© Jh/areion)

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