DES DRONES CONTRE LES DISPOSITIFS A2/AD
Les dernières années ont indubitablement été marquées par la montée en puissance des drones dans les ordres de bataille, et par la diversification des missions qui leur sont confiées. Dans un contexte de lutte contre les dispositifs A2/AD, ces derniers sont appelés à jouer un rôle important, sinon essentiel.
En tant qu’instrument ISR, le drone joue un rôle de première importance dans la lutte contre-a2/ad, en permettant de nourrir les différents cycles du renseignement. Cette mission est historique. Dès les années 1960, le drone est ainsi utilisé en appui de la désignation d’artillerie, en France comme ailleurs. Reste cependant que la donne, pour l’instant assez permissive, risque de changer. Dans l’hypothèse d’un conflit où les plates-formes MALE (Moyenne Altitude, Longue Endurance) se trouveraient face à un dispositif antiaérien comprenant plusieurs couches, il est probable qu’elles seraient rapidement éliminées. La capacité disparaîtrait d’autant plus rapidement que peu de machines sont disponibles en Europe. La question reste posée pour les HALE (Haute Altitude, Longue Endurance), dont les capteurs permettent des orbites plus éloignées des menaces.
LE RENOUVEAU DU DRONE DE LEURRAGE
Reste que l’on ne peut réduire la catégorie des drones aux utilisations qui en sont faites depuis ces vingt dernières années. Leurs missions peuvent également être de servir d’appâts. Leur usage par les Israéliens, en 1982, a ainsi été déterminant dans la réussite de la destruction du dispositif syrien dans la plaine de la Bekaa(1). À vrai dire cependant, elle ne constitue pas un cas unique. Dès les années 1950, L’US Air Force s’est ainsi interrogée sur sa capacité à pénétrer l’espace aérien soviétique, qui a rapidement bénéficié d’une sanctuarisation partielle, là aussi avec différents types de missiles antiaériens se couvrant mutuellement. Si l’une des réponses a été de développer des missiles permettant de conserver les bombardiers à distance de sécurité, une autre approche a constitué à embarquer des drones-leurres. Ainsi, de 1960 à 1978, les B-52 américains embarquaient en soute deux drones ADM-20 Quail (2), servant de leurres autopropulsés et largués une fois la pénétration dans l’espace aérien hostile réalisée. Les petits appareils reproduisaient la signature des B-52, mais embarquaient aussi des leurres infrarouges.
En 1991, la logique avait été poussée plus avant avec le largage de drones ADM-141 TALD (Tactical Air Launched Decoy) par les appareils de L’US Navy. Le système était d’abord un planeur, mais L’ADM-141C I-TALD a été doté d’un petit réacteur. Ces petits engins (2,34 m de long pour 180 kg) ont constitué des leurres efficaces, nombre de radars irakiens se verrouillant dessus, permettant ensuite de
“(2,34
Les ADM-141 TALD m de long pour 180 kg) ont constitué des leurres efficaces, nombre de radars irakiens se verrouillant dessus, permettant ensuite de les traiter avec des missiles antiradiations. Photo ci-dessus :
Deux MQ-9 et un MQ-1 américains. Les drones MALE sont intéressants en tant que plates-formes portecapteurs, mais il est probable qu'ils soient rapidement éliminés dans l'hypothèse d'une lutte contre-a2/ad. (© DOD)
les traiter avec des missiles antiradiations. La formule a été conservée pour la conception de la génération suivante, L’ADM-160 MALD (Miniature Air Launched Decoy), au milieu des années 1990. S’il conservait une longueur similaire, sa masse était cependant réduite à 45 kg, ce qui permettait d’accroître le nombre d’engins emportés. Le programme fut annulé en 2001, L’US Air Force estimant que sa portée et son endurance étaient insuffisantes.
L’année suivante, une nouvelle compétition fut lancée, qui permit de concevoir L’ADM-160B, opérationnel depuis 2010 et dont la masse est passée à 115 kg. En contrepartie, une fois lancé, son endurance est de 45 minutes et sa portée de 920 km. Comme pour son prédécesseur, sa trajectoire peut être programmée et il embarque des répétiteurs radars. Outre une masse plus importante, son inconvénient est également son coût : plus de 300000 dollars l’unité. Une nouvelle évolution est intervenue avec L’ADM-160C MALD-J (Jamming), opérationnel depuis 2012 et toujours en cours de livraison pour les forces américaines. Doté d’équipements de brouillage radar, il conserve également sa fonction de leurrage. Dans tous les cas de figure, la rationalité de ces systèmes est la saturation des systèmes radars adverses. Mais la plateforme, désormais éprouvée, pourrait servir à d’autres missions. Une variante du MALD dotée d’un radar millimétrique, d’un imageur infrarouge et de liaisons de données a ainsi été proposée. Équipée d’une petite charge explosive, elle permettrait de créer une nuée de « chasseurs-tueurs » de lanceurs missiles.
LES NOUVEAUX CHASSEURS-TUEURS
À ce moment, la distinction entre le drone et le missile de croisière est ardue. C’est d’autant plus le cas que ces derniers ont eux aussi connu des évolutions, principalement par une capacité à patrouiller une zone donnée, avant, si une cible est détectée, d’attaquer. L’installation de liaisons de données permet ainsi au Tomahawk d’être expédié sur une zone pour ensuite être projeté «en cas de besoin» sur une cible. En Israël, le missile Delilah – lui-même issu d’un leurre autopropulsé – a une capacité similaire, mais est doté d’un imageur infrarouge et d’une caméra TV. Il peut donc agir comme un drone à proprement parler et, avec 187 kg et un encombrement réduit (une longueur de 1,15 m), présente néanmoins une portée de 250 km. Il peut être lancé depuis des plates-formes aussi bien terrestres que navales et aériennes. Ce type de rationalité se rapproche également du Harpy (détection et attaque de radars) et du Harop (multicible, avec une boule optronique), lancé depuis le sol. On note par ailleurs que ces deux derniers systèmes ont connu une certaine diffusion (3).
Cette capacité à rôder – et durant ce temps, à recueillir des informations – a également été investiguée par MBDA, avec le Fire Shadow. Simple, relativement rustique, l’engin doit constituer la réponse à la demande britannique d’un engin tous-temps capable de rôder au-dessus d’une zone de bataille et d’être lancé contre son objectif « à la demande » (programme Indirect Fire Precision Attack, d’un montant de 500 millions de livres). Pour la British Army, il s’agit ainsi de pouvoir traiter des objectifs « time sensitive » plus rapidement que par l’artillerie ou l’aviation, à un coût peu élevé. L’engin doit ainsi pouvoir voler six heures au-dessus d’une zone donnée ou couvrir d’une traite une distance de 100 km (4). Il peut alors être « activé » par un opérateur au sol ou encore via les informations transmises par un engin tel que le drone MALE Watchkeeper. Lancé depuis des camions, il pourrait également l’être depuis des M-270 MLRS, le diamètre du missile ayant été arrêté en fonction de cette contrainte. Il avait également été question de pouvoir le lancer depuis les silos de lancement verticaux des destroyers de Type-45. Le système a été acheté par l’armée britannique.
La logique de la nuée de drones permettant de saturer les radars adverses et, le cas échéant, de conduire des frappes n’a donc échappé ni au monde industriel ni aux forces. Reste cependant qu’une telle approche rencontre rapidement la limite de son coût. L’espoir de MBDA, lorsqu’il travaillait sur le Fire Shadow, était d’obtenir un coût unitaire inférieur à celui d’une «roquette» GMLRS. De facto, l’intégration d’une charge explosive, mais surtout de capteurs et des liaisons de données associés, fait sensiblement augmenter le prix. Il n’en demeure pas moins que la recherche a évolué, débouchant sur de nouvelles conceptions de l’emploi des drones. Il s’agit bien d’une « occupation aérienne » par le couplage de technologies robotiques et d’appareils pilotés. L’occupation n’est cette fois-ci plus le fait d’appareils télécommandés et assurant une persistance aérienne – à
La logique de la nuée de drones permettant de saturer les radars adverses et, le cas échéant, de conduire des frappes n'a donc échappé ni au monde industriel ni aux forces. Reste cependant qu'une telle approche rencontre rapidement la limite de son coût.
l’instar des drones MALE actuels –, mais d’engins plus petits, réensemençant les espaces aériens au fur et à mesure du passage des appareils de combat.
LES EFFETS DE LA MARSUPIALISATION
Plusieurs goulets d’étranglement technologiques ont récemment été dépassés (capacité de calcul et miniaturisation), augurant d’une marsupialisation aérienne. La logique est alors celle de la mise en oeuvre de drones depuis des avions, voire depuis… d’autres drones. Le principe avait rapidement été évoqué dans le cas des P-8 Poseidon de patrouille maritime. Des drones High Altitude ASW (HAASW) Unmanned Targeting Air System (UTAS) dotés d’un détecteur d’anomalie magnétique auraient été éjectés depuis les tubes destinés aux bouées acoustiques, permettant de mener des actions ASM. Le contrat pour leur développement a été confié à BAE Systems en janvier 2015. Par ailleurs, l’intégration de drones sur des appareils de combat intéresse également L’US Air Force. En l’occurrence, ils sont éjectés depuis les lance-leurres de F-16 et de F/A-18. Cette option a été testée en Alaska durant l’été 2015. Une fois lancés, les drones sont stabilisés par parachute avant que leur voilure ne se déploie, de même que de petites hélices. L’expérience, menée sous les auspices du Strategic Capabilities Office du Pentagone, doit permettre de valider un certain nombre de concepts liés aux microdrones. Le Perdix, d’une masse d’environ 500 g, est doté d’ailes souples en fibre de carbone, de sorte qu’un lance-leurres ALE-47 pourrait en lancer trente. Doté d’une propulsion électrique, le
La DARPA américaine travaille sur un concept de mise en oeuvre de myriades de drones – pour le moment appelés « Gremlins » – lancés depuis des C-130, des appareils de combat, des bombardiers ou d'autres drones.
petit drone dispose de ses propres contrôles de vol et est destiné à fonctionner en essaim. Si ses missions précises n’ont pas été dévoilées, il est question de leurrage, mais aussi de recueil de renseignements. Le programme est surtout un démonstrateur, dont les essais se poursuivent, mais la mise en service d’une version opérationnelle n’est pas inenvisageable. Les concepteurs, en l’occurrence, insistent sur le fait que les technologies mobilisées sont toutes disponibles et que le principal effort s’effectue au niveau de l’intégration.
Avec la taille d’une canette de boisson, le Perdix présente logiquement un certain nombre de limites quant à ses fonctions, qui pourraient cependant être dépassées par l’utilisation d’un autre vecteur qu’un avion de combat. La DARPA américaine travaille ainsi sur un concept de mise en oeuvre de myriades de drones – pour le moment appelés « Gremlins » – lancés depuis des C-130, des appareils de combat, des bombardiers ou d’autres drones. Une fois leur mission accomplie, les Gremlins seraient récupérés par un C-130 en vue d’un reconditionnement et d’une réutilisation dans les 24 heures, chacun pouvant servir 20 fois. Ils seraient destinés à des missions ISR de même qu’à des missions de frappe ou encore de ravitaillement (5).
La première phase du programme portait sur le lancement et la récupération. La deuxième, lancée en mars 2017 et confiée à General Atomics, porte sur les charges utiles des drones. Le mode opératoire envisage un lancement hors de portée des systèmes de défense aérienne, une pénétration de l’espace défendu et un temps de patrouille d’une heure, avant la récupération par C-130. La portée du drone serait de 480 km. Concrètement, les Gremlins seraient surtout affectés à des missions ISR, permettant de localiser les cibles adverses dans des environnements peu permissifs. Leur configuration générale, plus proche du missile de croisière que de l’avion, et surtout leur nombre permettraient ainsi d’offrir une couverture informationnelle
relativement dense et résiliente. Le programme n’est cependant encore que celui d’un démonstrateur, mais tout semble indiquer qu’il pourrait rapidement basculer vers une production en série.
LE RETOUR DU DRONE DE COMBAT
Enfin, une autre piste, plus traditionnelle, n’a pas été totalement abandonnée : celle de L’UCAV (Unmanned Air Combat Vehicle). Ces derniers ont perdu de leur attrait ces dernières années. Ainsi, L’US Navy n’envisage plus qu’une fonction de soutien pour son MQ-25 Stingray – qui sera d’abord affecté au ravitaillement en vol avant, éventuellement, d’être adapté au lancement de munitions. L’US Air Force n’a aucun projet, tandis que les annonces russes ou chinoises semblent porter plus sur des démonstrateurs que sur des appareils devant déboucher sur de réelles capacités opérationnelles. En France, L’UCAV est loin de faire l’unanimité dans les forces, dès lors que les formules actuellement retenues ne lui offrent qu’une faible manoeuvrabilité. Son aptitude à suivre des Rafale, par exemple, est questionnable.
Kratos a proposé le XQ-222 Valkyrie. L'engin doit répondre à un programme de L'US Air Force lancé en 2016, le Low Cost Attritable Aircraft Technology (LCAAT).
En revanche, le monde industriel continue de proposer des projets. C’est notamment le cas de Kratos, une firme américaine qui a proposé le XQ-222 Valkyrie. L’engin doit répondre à un programme de L’US Air Force lancé en 2016, le Low Cost Attritable Aircraft Technology (LCAAT). Concrètement, il s’agit d’un drone de combat doté d’une petite soute à armement et dont la mission est de servir de « remorque à munitions volante » accompagnant les raids d’appareils pilotés. Le drone n’est donc pas intégralement autonome, ce qui permet de réduire son coût, estimé entre 2 et 3 millions de dollars. Évoluant dans le haut supersonique, il peut franchir plus de 5500 km et, grâce à sa configuration, est manoeuvrant. L’appareil est évidemment réutilisable, mais son faible coût garantit que d’éventuelles pertes ne seront pas un problème.
L’usage de tels drones offre évidemment des possibilités de combinaisons, en leur permettant d’entrer en avance de phase sur un raid et de disperser des MALD-J, par exemple, ou encore des Perdix. En l’occurrence, Kratos s’est spécialisé dans les grands drones servant, jusqu’ici, de cibles, à l’instar du BQM-167. C’est sur la base de ce dernier que la firme a conçu un autre appareil plus petit, le Mako, également capable de mener des missions de frappes. Contrairement au Valkyrie qui décolle et atterrit classiquement, le Mako est lancé avec l’aide de fusées, avant que
son réacteur ne prenne le relais. Il pourrait être capable de manoeuvrer sous 12 G. Avantage de la formule retenue, l’intégration de ces drones n’a pas à se faire dans un cadre plus vaste, du point de vue des communications. Ils bénéficient en effet d’une liaison de données avec les appareils pilotés qui les accompagnent, leurs évolutions déterminant automatiquement celles des drones. L’intervention humaine se produit alors au niveau du ciblage et du largage des armes, exactement comme si les munitions embarquées sur le drone l’étaient sur l’avion qu’il suit. En l’occurrence, ce mode de fonctionnement a déjà été testé avec succès.
LE GOULET
DES COMMUNICATIONS
Travailler de la sorte permet d’éviter l’épineuse question des réseaux. Certes, l’usage de drones de tous types permet de compenser la perte de masse des forces aériennes. Mais ces drones ont aussi à accomplir des missions nécessitant de forts volumes de bande passante. Qui sait quel sera le volume de données généré par des milliers de drones de toutes tailles et d’appareils de combat opérant dans un environnement A2/AD ? Et ce, en sachant que plusieurs types de réseaux seront probablement à interconnecter?
L'US Air Force teste depuis peu un nouveau type de pod devant servir de système d'interconnexion, le Talon HATE.
Cette question des communications soulève également, par contrecoup, celle de leur fiabilité ou des mesures à adopter si un drone connecté aux différents réseaux mis en oeuvre venait à être récupéré par l’adversaire. Pratiquement cependant, la question n’est pas restée sans réponse. L’US Air Force teste ainsi depuis peu un nouveau type de pod devant servir de système d’interconnexion, le Talon HATE (la signification de l’acronyme n’a pas été révélée).
Le système joue au niveau tactique le même rôle que le Battlefield Airborne Communications Node (BACN) sur le plan opératif(6) et se présente sous la forme d’un pod installé en position ventrale sous un F-15C. Assez massif, il permet de fusionner et de «traduire» les informations provenant des différentes liaisons de données actuellement utilisées, pour ensuite les redistribuer, y compris aux navires et aux unités terrestres – mais joue aussi un rôle de capteur pour le F-15C qui l’embarque(7). C’est notamment lui qui permettra aux appareils de 4e et de 5e génération de communiquer sans problème (8). Testé avec succès en mai 2017, il ne semble pour l’instant pas encore en production. La question, évidemment, reste celle de la résilience du système et des volumes de données qu’il permettra de faire passer.
Notes
(1) Voir l’article de J. Henrotin sur la question dans ce hors-série.
(2) Jusqu’à huit pouvaient être embarqués par bombardier.
(3) Inde et Azerbaïdjan pour le Harop; Inde, Corée du Sud, Turquie et Chine pour le Harpy. La Chine semble avoir développé sa propre version du Harpy. Le Delilah pourrait, par ailleurs, intéresser le Vietnam.
(4) La demande initiale portait sur 10 heures d’endurance et 150 km de portée.
(5) On note au passage que l’usage de concept de C-130 porteurs de drones n’est pas nouveau : dès la fin des années 1960, des DC-130 avaient été utilisés pour des missions de reconnaissance ou encore pour le largage de drones cibles – qu’il ne récupérait cependant pas.
(6) Le système est déployé sur des WB-57 de la NASA, les EQ-4B et des E-11A. Il est opérationnel depuis 2010. (7) Le pod est doté, à la pointe avant, d’un capteur IRST. (8) Ce qui rend d’ailleurs l’argument d’un Rafale « incompatible avec la 5e génération» non pertinent : L’US Air Force sera, bien avant les forces OTAN, confrontée à la question des relations entre appareils de 4e et de 5e génération.