L’ARMÉE DE TERRE AU DÉFI DE LA NOUVELLE LOI DE PROGRAMMATION MILITAIRE
Entretien avec Florent de SAINT VICTOR, spécialiste des questions de défense et auteur du blog Mars attaque
Il faut rappeler que l’accélération du programme SCORPION ne concerne que l’étape 1, notamment les véhicules médians (variantes du Griffon et du Jaguar) et une première couche d’infovalorisation autour de Contact (SICS).
Photo ci-dessus :
Un VBCI durant l’opération «Sangaris». L’enjeu principal est maintenant le renouvellement des capacités médianes. (© Armée de Terre)
LLa Loi de Programmation Militaire (LPM) semble privilégier l’armée de Terre, en donnant un sérieux coup d’accélérateur à la concrétisation du programme SCORPION. Cela suffira-t-il à un renouvellement des capacités de l’armée de Terre ?
Florent de Saint Victor : Chaque exercice comme une LPM et les déclinaisons annuelles est affaire de priorités, de compromis et de choix (donc de renoncements, au moins temporaires), entre le souhaitable et le réalisable. Comme le disait avec mesure le chef d’état-major de l’armée de l’air, le général André Lanata, en commission de la Défense à l’assemblée nationale il y a quelques semaines, il ne s’agit pas de « s’inscrire dans une logique de concurrence entre les armées, consistant à comparer les scores de ceux qui se seraient mieux ou moins bien débrouillés dans cet exercice de LPM ». Néanmoins, il est raisonnable de relever que la modernisation de l’armée de Terre est bien lancée, notamment avec l’accélération des livraisons du programme SCORPION d’ici à 2025 et la mise en adéquation des cibles terminales entre les équipements et les effectifs de l’armée de Terre. Et cela, pour l’une des composantes du système de forces terrestres les plus sollicitées durant les actuelles opérations, qui ne sont rien de moins que la raison d’être même des armées, où, il faut le rappeler, elle est la première à payer le prix du sang. Ce qui oblige. Il ne faut cependant pas minorer l’effort annoncé dans d’autres composantes, pas moins sollicitées : ravitaillement en vol, patrouilleurs légers, etc.
Il est courant de catégoriser ces exercices de planification budgétaire et calendaire en termes de lois de production (dont les armées ne voient pas immédiatement les effets, avec des phases plus ou moins longues de développement), ou de lois de livraison, avec des volumes variables. Voire de lois d’attente, avec un saupoudrage, relativement courant jusque-là, pour préserver l’ensemble, c’est-à-dire les capacités industrielles, opérationnelles et d’innovation, en faisant le choix de ne pas choisir en attendant des jours meilleurs. Bien qu’utiles, ces catégories n’en restent pas moins trop globalisantes pour décrire avec précision les conséquences, entre régénération, modernisation et préparation du futur. Et il s’agira de prendre élément par élément du système, en relevant que, pour l’armée de Terre du moins, la LPM qui s’annonce semble être surtout une loi de livraison permettant de renouveler en partie les capacités.
Ainsi, au-delà du delta temporel entre la prise de décision des commandes et les livraisons effectives, avec pour l’armée de Terre de forts enjeux à court terme de respect des calendriers pour la réception des nouveaux matériels à un niveau satisfaisant, il faut rappeler que l’accélération du programme SCORPION ne concerne que
l’étape 1, notamment les véhicules médians (variantes du Griffon et du Jaguar) et une première couche d’infovalorisation autour de Contact (SICS). Elle ne concerne que peu d’autres sujets pas moins importants comme les tirs au-delà de la vue directe, l’extension de l’infovalorisation et de la géolocalisation, la robotique, où de forts investissements sont nécessaires pour ne pas se faire distancer, ou les équipements d’environnement : moyens du génie avec le Module d’appui au Contact (MAC), franchissement avec le Système de Franchissement Léger (SYFRAL), variantes des futurs Véhicules Blindés d’aide à l’engagement (VBAE), etc. Elle laisse aussi de nombreuses interrogations sur le maintien et la modernisation des capacités dites lourdes (aussi bien les plates-formes que les capteurs, senseurs et armements) ; l’aérotransport, dont les hélicoptères (la vénérable Gazelle a encore des années de service devant elle), faiblesse commune aux trois armées; l’appui-feu sol-sol et sol-air dans la profondeur alors que les autres forces auront fort à faire dans leurs milieux propres contestés; les forces spécialisées, notamment au coeur de l’échelon de découverte de SCORPION, qui, dans leur multiplicité, font en partie la particularité et la force des forces terrestres (renseignement, montagne, amphibie, aéroportée, etc.), avec des capacités aujourd’hui parfois embryonnaires sans effets de masse (guerre électronique, etc.) bien qu’elles doivent opérer dans des environnements fortement concurrencés et abrasifs (cyber, combats en zone urbaine, etc.), face à l’acquisition de technologies nivelantes.
Le spectre des achats prévus pour l’armée de Terre est large. Existe-t-il un secteur qui vous semble déconsidéré ou qui, à tout le moins, mériterait plus d’attention ?
Au-delà des points déjà évoqués ci-dessus, qui pourraient conduire à l’émergence dans les années à venir de nouvelles ruptures plus ou moins temporaires de capacités (il suffit
Parmi les facteurs de supériorité opérationnelle, qui sous-tendront des changements capacitaires, deux sur huit sont très directement liés à la question du format : la masse et l’endurance.
de voir par exemple le nombre de retraits de service par an de certains hélicoptères de reconnaissance ou de manoeuvre), le point relativement spécifique à l’armée de Terre, qui fonde une partie de sa supériorité sur le nombre, demeure les équipements dits «de cohérence», appellation bien plus représentative que celle parfois employée de «petits équipements». Ils sont nécessaires au quotidien, en opérations comme en préparation opérationnelle, sur le territoire national comme en opérations extérieures, aux combattants des armes dites de mêlée comme les armes d’appui ou de soutien. Ils ont pour caractéristiques de coûter peu, d’être visibles auprès du plus grand nombre, d’avoir des conséquences bien concrètes au quotidien pour apporter la supériorité dans certaines phases du combat, et de nécessiter un véritable effort de rattrapage des sous-investissements passés. L’anglicisme marketing de « quick wins » s’y applique en partie, cet ensemble d’actions impliquant plusieurs éléments, menées dans un laps de temps court, permettant des résultats visibles à faible coût, et avec des moyens généralement en place ou facilement accessibles. Avec des effets de redynamisation sur des personnels pouvant osciller entre routine, résignation et pessimisme. Il s’agit d’obtenir un paquetage individualisé, moderne, et complet : vêtements, chaussures, gilets de protection, optronique, moyens radio, armement (fusil de précision, pistolet, etc.), mini-drones, capteurs déportés, moyens d’ouverture d’itinéraire, de franchissement, lots de bord complets, etc., tout en étant
évolutif, un certain nombre de besoins étant difficilement prévisibles à court terme, du fait de l’émergence de nouvelles technologies et de nouvelles solutions, qui demandent une forte réactivité, des ressources financières volantes, non déjà fléchées, utilisables avec des procédures agiles rendant possible l’adaptation à la main des utilisateurs finaux.
La Force Opérationnelle Terrestre (FOT) à 77 000 hommes semble acceptée en bonne et due forme par le niveau politique. Mais, dans le même temps, il faut aussi constater que les opérations engagées durent plus longtemps que prévu… La structure de force va-t-elle en souffrir ?
Au-delà de critiques qui peuvent être légitimes sur le fait que le document prospectif Action Terrestre Future (ATF) d’orientation des besoins en forces terrestres et en forces aéroterrestres est surtout le rattrapage de décennies de confort tactique et opératif, ce dernier tente, de manière réaliste, d’emmener l’armée de Terre vers un horizon de moyen/ long terme. Parmi les facteurs de supériorité opérationnelle décrits, qui sous-tendront des changements capacitaires (hommes, équipements, doctrine, entraînement, etc.), deux sur les huit sont très directement liés à la question du format : la masse et l’endurance (les autres l’étant plus indirectement : la compréhension, la coopération, l’agilité, la force morale, l’influence et la performance du commandement). C’est à ces besoins que la structure et l’organisation «Au Contact» de l’armée de Terre, notamment avec une FOT renforcée, répondent, entre les divisions et les piliers spécialisés, qu’il s’agit aujourd’hui, étant lancés, de consolider, en ne s’interdisant pas d’en faire un horizon dépassable, en cas d’évolution de l’environnement.
Si, aujourd’hui, il existe sans nul doute encore une suractivité opérationnelle des hommes et des matériels (forces spéciales un temps en limite d’adhérence en termes de niveau d’activité, usure des canons des camions CAESAR, autorelèves exigeantes à tenir pour certaines capacités et soutiens, etc.), il s’agit bien de répondre à la quadrature du cercle entre les moyens finançables – et, point important, finançables dans la durée (de manière pérenne) –, et les ambitions, l’éternelle question de la stratégie, qui n’est jamais définitivement tranchée, mais à adapter au gré des circonstances. Sachant que les effets de masse et de durée, au-delà des questions de préservation ou de reconquête de l’autonomie peuvent, aujourd’hui comme hier, être amplifiés par un appel à l’autre, à des relais de croissance pour prendre une comparaison économique : Assistance Militaire Opérationnelle (AMO) qui a aujourd’hui un commandement en propre, le COM AMOT, après des décennies d’usage et parfois de réapprentissage à intervalles réguliers, l’intégration d’alliés (avec de nombreuses déclinaisons possibles : binomage, jumelage, partenariats, etc.), etc. Autant d’ajouts qui ne s’improvisent ni dans leurs choix ni dans leurs formalités, et pour lesquels il est nécessaire d’être entraînés et disposés à le faire.
Le modèle de la DARPA est transposé en France comme un mod èle très centralisateur, ce qu’il n’est pas totalement.
La numérisation est devenue un enjeu majeur, déjà au coeur de la démarche SCORPION, mais qui trouve également un prolongement plus large avec une thématique de l’innovation et la création d’une « DARPA à la française ». Ce modèle de la DARPA vous semble-t-il pertinent ? N’en fait-on pas trop autour de la numérisation ?
Le modèle de la Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA) et de ses déclinaisons semble être devenu un absolu en France, et même en Europe (fonds Joint European Disruption Intitiave). Et pourtant, il ne s’agit que d’une agence parmi bien d’autres rattachées au Département de la Défense américain, avec un budget annuel géré par
une centaine de directeurs de programmes (plus de 250 programmes en cours) représentant plus du triple de l’ensemble de l’effort de recherche et développement du ministère de la Défense (3,1 milliards de dollars en 2018 contre 720 millions d’euros en études amont). Des programmes, dont la plupart sont à des niveaux de maturité technologique (TRL ou Technology Readiness Levels) très bas, qui sont menés au quotidien par une diversité d’acteurs : centres de recherches d’industriels, laboratoires universitaires, laboratoires rattachés aux différentes composantes (pour le coup, de vrais avantages, en plus des ateliers en propre des forces qui permettent l’adaptation en boucle courte). Le modèle de la DARPA est transposé en France comme un modèle très centralisateur, ce qu’il n’est pas totalement, et qui, s’il était pris de manière trop absolue, ne serait pas assez proche des besoins immédiats, conduisant à évincer un peu plus du processus d’innovation ceux qui sont pourtant les premiers concernés : les utilisateurs finaux.
Et ce, qu’il s’agisse de remontée de problèmes nécessitant des réponses, d’orientation des axes de recherches, de dispersion financière (qui n’atteindra le milliard d’euros qu’en milieu de LPM pour les études amont), d’inertie structurelle en rajoutant une couche de coordination des coordinateurs sans supprimer d’autres couches existantes ; le tout sans renforcer les capacités déléguées propres, parfois embryonnaires, des armées (Section Technique de l’armée de Terre – STAT), sans mettre en place de task forces projetables de compétences clés (des facilitateurs avec des expertises techniques, financières, contractuelles, etc.) aptes à suivre la gestion de programmes en boucle courte, sans proximité entre opérationnels et industriels dans les phases d’expérimentation 360° autour de laboratoires tactiques Terre (battle labs en anglais) avec de nouvelles procédures de prêts, d’acquisitions à des fins de tests, etc.
Il s’agira bien d’apporter de manière concomitante, en équilibrant court et long terme, sans faire l’impasse sur l’un ou l’autre, des réponses aux besoins. Et cela s’applique autant pour l’innovation dans le domaine des matériaux (notamment en matière de protection, de camouflage, etc.), la consommation d’énergie, le transport de charges lourdes que pour la numérisation, secteur qui est le théâtre d’une certaine schizophrénie puisqu’on veille à la fois à l’utiliser au mieux (et l’apprentissage est plus qu’encore en cours) et à s’en passer, entre bonnes pratiques sur les réseaux et développement de la capacité à travailler en mode dégradé (s’orienter avec une carte et sans GPS, perdre les liaisons montantes et descendantes, etc.). Enfin, la haute technologie ne se concentre pas uniquement sur l’infovalorisation, et l’homme augmenté dans toute sa globalité, pensé par l’usage et l’usager, n’est pas uniquement l’ajout de couches numériques, dont l’emploi est pour le moment encore sous-optimal (excès de stockage d’informations inexploitées, outils employés en-deçà de leur potentialité, segmentation non intégratrice des métiers, logique propriétaire avec une architecture peu modulaire et peu ouverte ne facilitant pas l’adaptation, etc.).
De votre point de vue, la crise de l’été dernier autour de la démission du CEMA Pierre de Villiers a-t-elle laissé des traces, notamment dans la manière dont les forces appréhendent la probabilité d’exécution effective de la LPM ?
Ce qui est pris n’est plus à prendre; chat échaudé craint l’eau froide ou autres euphémismes autour d’un optimisme raisonnable peuvent évidemment convenir. Il ne s’agit pas de refaire le match, ou de croire que, parce que cela s’est passé hier, cela se reproduira forcément demain, mais il faut noter que les récentes annonces, qui devront être transposées en décisions, s’apparentent à une forme de victoire posthume de l’ancien CEMA. Les 2% sont durablement inscrits comme un minimum à atteindre, le plus tôt possible, avec une inflexion budgétaire sensible. Une tendance qui n’enlève rien à bien des points de vigilance : le niveau du report de charges année après année, la réinternalisation progressive et à terme totale des surcoûts des opérations extérieures, l’engagement financier post-mandature actuelle, la clause de revoyure (en 2021) prévue l’année précédant les plus importantes marches d’escalier (2023) de hausse des crédits, des choix structurants dont l’avenir dira s’ils sont réellement finançables dans les faits au-delà des premières estimations, etc. Notamment des choix programmatiques, peu agiles, avec des programmes type « cathédrales industrielles », à forts risques, qui monopolisent année après année, et pour des décennies, les capacités d’investissement, laissant finalement peu de marge de manoeuvre pour des réponses rapides, l’enjeu pourtant face au durcissement de l’environnement stratégique.
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La haute technologie se concentre pas uniquement sur l’infovalorisation, et l’homme augmenté dans toute sa globalité, pensé par l’usage et l’usager, n’est pas uniquement l’ajout de couches numériques, dont l’em ploi est pour le moment encore sous-optimal.
Propos recueillis par Joseph Henrotin, le 7 mai 2018