L’ARMÉE NATIONALE LIBYENNE : UN ESSAIM DE MILICES AUTOUR D'UNE ARMÉE RÉGULIÈRE
UN ESSAIM DE MILICES AUTOUR D’UNE ARMÉE RÉGULIÈRE
Arnaud DELALANDE
Près de quatre ans après la scission des deux gouvernements qui a mené les régions orientale et occidentale à une guerre civile et deux ans après la signature de «l’accord politique libyen» négocié par L’ONU à Skhirat, au Maroc, qui a confirmé la Chambre des représentants en tant que Parlement internationalement reconnu en Libye et institutionnalisé un Gouvernement d’accord national (GNA) avec un Conseil présidentiel, la Libye n’est toujours pas un État stabilisé. La plupart des factions belligérantes y sont fragmentées, chacune d’entre elles ayant son propre agenda.
Le bras armé de la Chambre des représentants est l’armée nationale libyenne, commandée par le maréchal Khalifa Haftar, qui n’est, en fait, qu’un regroupement de milices autour d’un noyau d’armée régulière, représentant une force de 25000 hommes environ.
Après avoir opéré en Tunisie, le Premier ministre, Fayez el-serraj, et quelques autres membres du GNA sont arrivés à Tripoli fin mars 2016. Après une année de présence dans la capitale, Fayez el-serraj a échoué à réunir les différentes factions. La Chambre des représentants, déplacée à Al-bayda et Tobrouk en septembre 2014, a refusé de cautionner le GNA. Le Gouvernement de salut national a démissionné et remis le pouvoir au Congrès général national le 1er avril 2016, mais s’est reformé six mois plus tard à la suite de la prise de contrôle du bâtiment du Haut Conseil d’état par une faction opposée à Tripoli.
L’accord politique libyen était censé expirer deux ans après un vote de confiance par la Chambre des représentants, mais comme il n’a pas encore été approuvé par celle-ci, certains considèrent qu’il est toujours en vigueur. Le bras armé de la Chambre des représentants est l’armée nationale libyenne (ANL), commandée par le maréchal Khalifa Haftar, qui n’est, en fait, qu’un regroupement de milices autour d’un noyau d’armée régulière, représentant une force de 25 000 hommes environ. Elle ne forme pas un bloc solide et cohérent. Chaque milice a son agenda et ses ambitions. Il n’est pas rare que des unités de L’ANL s’affrontent entre elles pour diverses raisons (possession de terrains, arrestation d’un ou plusieurs de leurs membres, trafic, etc.). La cohésion de l’ensemble est fragile ; aussi, la récente hospitalisation du maréchal Haftar à Paris et l’incertitude quant à son état de santé menacent-elles à tout moment de faire éclater cette armée…
L’ARMÉE NATIONALE LIBYENNE « RÉGULIÈRE »
Les forces terrestres régulières du maréchal Khalifa Haftar sont composées de plusieurs dizaines d’unités – deux brigades d’infanterie mécanisée ; une brigade de chars ; trois brigades d’artillerie; une brigade des forces spéciales ; deux « Forces Rada de dissuasion », regroupement plusieurs brigades ; et environ une centaine d’unités de taille plus ou moins importante de type brigades,
bataillons d’infanteries, bataillons légers, gardes-frontières, forces de sécurité – avec un total d’environ 7000 membres. Dresser un inventaire complet de l’ensemble de ces unités relève du défi et seules un tiers d’entre elles environ ont pu être identifiées, car elles ont été plus ou moins actives sur le terrain. En septembre 2017, le président de la Chambre des représentants, Aguila Saleh, a ordonné la création de quatre zones militaires couvrant la partie centrale et la majeure partie de la côte ouest de la Libye :
• la zone militaire du golfe de Syrte, avec
son siège à Ajdabiya ;
• la zone militaire de Misrata, dont le siège
est à Khoms ;
• la zone militaire de Tripoli, dont le siège
est à Suq al-khamis ;
• la zone militaire d’az-zawiyah, dont le
siège est à Sabratha.
Cette annonce fut assez symbolique puisque seule une partie de la première, la zone du golfe de Syrte, est entre les mains de L’ANL. Elle s’étend de Syrte à l’ouest jusqu’à Sidi Abdelati, à une soixantaine de kilomètres
au nord d’ajdabiya. Sa limite sud est Zillah. Il
existe deux autres zones militaires : une qui s’étend du sud de la zone centrale (golfe de Syrte) aux frontières sud du pays et la zone
orientale de Benghazi à Tobrouk.
ZONE MILITAIRE DU GOLFE DE SYRTE
Les 276e et 302e brigades d’infanterie ainsi que la 210e brigade d’infanterie mécanisée sont déployées dans une zone située entre Syrte et Nofalia afin de surveiller les militants de l’état islamique (EI) qui mettent régulièrement en place des checkpoints, mènent des patrouilles de sécurité et attaquent L’ANL depuis août 2017. Mohammed Dawood alGabsi, le commandant de la 302e – une unité salafiste également appelée « brigade Al
Jawareh » – a été tué par un véhicule équipé
d’un engin explosif improvisé (VBIED) en janvier 2018 à Benghazi.
La protection des terminaux pétroliers relève de la 152e brigade d’infanterie mécanisée qui est soutenue par les 308e et 298e brigades d’infanterie. Cette dernière
est dirigée par Naji al-maghrabi, qui a quitté Benghazi, et est arrivée dans la zone du croissant pétrolier, sous commandement militaire central, en décembre 2017. Les deux unités mécanisées (210e et 152e) sont équipées de véhicules blindés récents Nimr et APC Panthera T6. La 106e brigade d’infanterie, également appelée «bataillon salafiste Sabel as-salam» et dirigée par Abdulrahman Hashim al-kilani, de la région sud de Koufra, a participé aux combats de Benghazi et est également déployée dans la zone des terminaux pétroliers. En janvier 2018, six de ses membres ont été tués dans une embuscade dans l’oasis de Jaghboub dans le sud-est du pays.
En octobre 2017, le brigadier Mohammed
ben Nayel, commandant de la zone militaire sud, a annoncé la création d’une nouvelle unité Rada, dirigée par le lieutenant Mohamed
Hamed al-senussi al-buishi et basée à Ajdabiya, pour la nouvelle région militaire centrale. Cette unité est composée des 304e et 519e brigades – cette dernière équipée de jeeps KADDB Iris et D’APC Ratel-20. Quatre
membres de la 304e ont été tués par un VBIED de L’EI le 29 mars 2018. Quelques jours plus
tard, le maréchal Khalifa Haftar a ordonné la création d’une nouvelle unité de L’ANL à Bani Walid. La 27e brigade d’infanterie légère fera partie de la zone militaire du golfe de Syrte (ou centrale) et sera dirigée par Abdullah al-warfali, de la tribu locale de Warfala. La brigade des Martyrs d’az-zawiyah est un bataillon
d’élite qui a longtemps combattu à Benghazi, notamment dans le district de Ganfouda qui a été repris en janvier 2017. Après les affrontements du Fezzan en avril suivant, certains éléments de cette force dirigée par le brigadier Jamal al-zahawi avaient quitté Benghazi
pour attaquer la base aérienne d’al-joufra.
La protection des terminaux pétroliers relève de la 152e brigade d’infanterie mécanisée qui est soutenue par les 308e et 298e brigades d’infanterie.
ZONE MILITAIRE ORIENTALE
L’ANL compte deux brigades d’artillerie – la 321e et la 322e (intégrée à la 106e brigade d’infanterie) – qui sont actuellement engagées dans les combats à Derna contre les militants du DMSC (Conseil de la choura des moudjahidines de Derna). Six ou sept petits bataillons jouent le rôle de gardes-frontières, mais ont également des tâches de sécurité, notamment les 415e (ex-108e), 471e (ex-71e), ainsi que la 501e brigade qui est une unité de reconnaissance chargée de la protection et de la sécurisation de l’aéroport international de
Tobrouk et de la base aérienne Gamal Abdel Nasser. En avril 2018, plusieurs brigades ont fait mouvement vers Derna en vue de la bataille annoncée pour la reconquête de la ville. Il s’agit des 106e, 128e, 155e et 166e brigades d’infanterie et de la brigade Tariq bin Ziyad.
LES FORCES SPÉCIALES
La 17e brigade des forces spéciales («Thunderbolt») – également connue sous le nom de « brigade des forces spéciales d’al-saiqa » – est l’unité des forces spéciales de L’ANL et est composée d’environ 5000 parachutistes, forces paramilitaires et commandos. C’est une ancienne unité d’élite formée en 1964 et qui fut l’une des premières unités militaires à faire défection en février 2011. En mai 2014, le colonel Wanis Abou Khamada, chef des forces spéciales, s’est rangé du côté des troupes du maréchal Haftar pour combattre les milices islamistes lors du début de l’opération « Dignité ».
En 2016, la brigade Al-saiqa a été chargée de reprendre les districts de Ganfouda, Sabri et Suq al-hout à Benghazi. En août 2017, la Cour pénale internationale a émis un mandat d’arrêt contre Mahmoud Mustafa al-werfalli, un commandant de la brigade Al-saiqa, pour des exécutions de masse dans la région de Benghazi. À la fin du mois de décembre, les forces spéciales de L’ANL a annoncé que les opérations militaires étaient achevées à Benghazi, malgré l’existence de poches de résistance dans la ville.
ZONE MILITAIRE SUD
La principale unité de la zone sud est la force «Rada» («dissuasion») pour le sud, sous le commandement du brigadier Mohammed ben Nayel et formée en septembre 2017 par le regroupement des 12e, 116e et 181e brigades d’infanterie. La 12e brigade d’infanterie était basée dans la région du Fezzan. Elle est considérée comme la force principale de la «branche sud» de L’ANL, mais suit généralement son propre agenda. La brigade se compose principalement de combattants de l’al-maqarba et d’autres tribus installées à Wadi al-shati, du Ghaddadfa et des Toubous. La plupart de ces tribus étaient d’anciens loyalistes de Kadhafi. La base aérienne de Brak al-shati, située à Wadi al-shati, à environ 70 km au nord de Sebha, a été capturée sans combat, le 7 décembre 2016, par la 12e brigade d’infanterie. Mais le site, une ancienne base d’entraînement de feu la force aérienne libyenne, était en mauvais état. Le 26 décembre 2016, des affrontements ont éclaté entre la 3e Force de
Misrata et la 12e brigade d’infanterie près de la base aérienne de Tamanhint, située à 30 km au nord-est de Sebha. La 12e brigade a pris Gwairat al-mal à la 3e Force qui était déployée depuis le début de 2014 comme une « force de maintien de la paix» dans le Fezzan pour assurer un semblant de paix, sécuriser les champs pétrolifères, expulser ses rivaux de Zintan et empêcher L’ANL de mettre un pied dans le sud. La 12e brigade a capturé la base aérienne de Tamanhint en mai 2017, quelques jours après l’attaque de la base aérienne de Brak al-shati qui a laissé environ 140 militaires de L’ANL et civils tués. Ben Nayel a démissionné quelques jours après l’attaque en assumant sa part de responsabilité pour ne pas avoir pu éviter ce massacre.
En août 2017, la 131e brigade d’infanterie a perdu neuf soldats, dont son commandant, Ali al-ghadbane, à un poste de contrôle de L’EI près d’al-fugha, entre Sebha et Zillah, où la brigade est déployée. Le 20 février 2018, L’ANL a créé trois unités supplémentaires : la 205e brigade de chars (intégrée à la 6e brigade Awlad Sulayman), la 311e brigade d’artillerie et la 138e brigade d’infanterie.
MILICES AUXILIAIRES
Le maréchal Haftar peut également compter sur environ 12000 membres de milices auxiliaires, dont plusieurs unités soudanaises issues des milices du Darfour et tchadiennes. Le déploiement des groupes armés de l’armée de Libération du Soudan/minni Minawi (ALS/MM) a débuté en mars 2015 dans les zones d’ubari, d’al-waw et d’al-wig. Ils ont d’abord rejoint les brigades dirigées par les Toubous dans le sud de la Libye et, plus tard, Benghazi. En mars 2016, ils avaient gagné leur autonomie et joué un rôle clé dans la capture et la protection des installations pétrolières par L’ANL. Certains commandants de L’ALS/MM soudanais ont été reçus à Marj à la mi-octobre 2016. Début 2017, certains commandants de terrain de L’ALS/MM ont décidé de se retirer de Libye en raison de niveaux de rémunération insuffisants et de crainte de répercussions politiques. Le 8 mars 2018, un véhicule suicide équipé d’un engin explosif improvisé (SVBIED) a explosé sur un poste de contrôle de L’ANL au sud-est d’ajdabiya. Trois personnes ont été blessées : un soldat de la 152e brigade d’infanterie mécanisée et deux Soudanais, probablement de la milice ALS/MM.
L’armée de libération du Soudan/al-nour est également engagée aux côtés de L’ANL avec 1 500 combattants à mi-2016. Le groupe tchadien Rassemblement des forces pour le changement (RFC) a commencé à opérer dans le sud-est de la Libye à la fin de
l’année 2015. Il aurait été impliqué dans des attaques contre des convois de trafiquants de drogue. Apparemment, il a été déployé dans le croissant pétrolier, aux côtés de L’ANL. Celle-ci peut également compter sur environ 500 membres du clan d’al-furjan, ainsi que sur un nombre indéterminé de gardes des installations pétrolières (PFG) mécontents du remplacement à leur tête d’ibrahim Jadhran par le nouveau commandant Idriss Saleh Abou Khamada.
ZONE MILITAIRE D'AZ-ZAWIYAH LES BRIGADES DE ZINTAN
Les forces de la ville occidentale de Zintan ont joué un rôle crucial pendant la guerre de 2011, et se sont déployées à la fois à Tripoli et dans la région méridionale du Fezzan. Expulsées des deux zones en 2014, elles ont construit une force bien entraînée et équipée, avec environ 2500 soldats, et contrôlent une ancienne base aérienne de Kadhafi à Alwatiya (également appelée Uqba Ibn Nafa). Elle a été capturée par L’ANL le 9 août 2014. Les Zintanis sont regroupés principalement dans les monts Jabal Nafusah et dans la plaine côtière de Jafarah. Ils ont une relation tendue avec le maréchal Haftar depuis 2012, bien qu’ils fassent officiellement partie de L’ANL. Leurs forces étaient composées de la brigade Al-sawaiq (devenue 55e brigade d’infanterie fin 2017) dirigée par Isam al-trabulsi, de la brigade al-qaqa (qui n’existe plus depuis fin 2017) dirigée par Othman Maligta, et de la brigade Al-madani dirigée par Ibrahim almadani. Elles détiennent encore Saif al-islam al-kadhafi. À celles-ci pouvaient être ajoutées la 4e brigade d’infanterie, dirigée par le brigadier Bashir Najih, dans la ville d’aziziyah, dans le district de Wershefana, et la 26e brigade d’infanterie dans la région de Zahra, au sud de Tripoli. Le 1er novembre, la 4e brigade d’infanterie a été attaquée par des forces loyales à Osama al-juwaili, le commandant du Conseil militaire des révolutionnaires de Zintan créé en 2011 : 28 personnes ont été tuées, dont 14 combattants de L’ANL. Al-juwaili a été ministre de la Défense de la Libye en 2011 et 2012. Le Conseil militaire de Zintan n’est ni un opposant actif ni un proche allié du maréchal Khalifa Haftar, mais il a bénéficié du réseau logistique de L’ANL et des efforts d’acquisition d’armes. Les 4e et 26e brigades ont été dissoutes quelques semaines après ces combats.
Le groupe tribal des Awlad Sulayman a profité des changements dans la structure du pouvoir tribal local pour prendre en charge les services de sécurité de Sebha et les activités de trafic régional. Cela a amené le groupe à entrer en conflit avec les Toubous et les Touaregs, qui contrôlaient traditionnellement les voies de contrebande transfrontalières.
GROUPES ARMÉS TRIBAUX
Après la révolution de 2011, le groupe tribal des Awlad Sulayman a profité des changements dans la structure du pouvoir tribal local pour prendre en charge les services de sécurité de Sebha et les activités de trafic régional. Cela a amené le groupe à entrer en conflit avec les Toubous et les Touaregs, qui contrôlaient traditionnellement les voies de contrebande transfrontalières. Le résultat fut une guerre ouverte à Sebha en 2012 et 2014. L’un des principaux commandants d’awlad Sulayman à l’époque était Ahmad al-utaybi. En mai 2016, la brigade Awlad Sulayman (devenue 6e brigade) a été engagée dans la bataille de Syrte aux côtés des milices d’al-bunyan al-marsous. Le 20 février 2018, Al-utaybi s’oppose à l’intégration de la 6e brigade à L’ANL comme le souhaite le maréchal Haftar, déclarant que la loyauté de sa brigade va au ministère de la Défense du gouvernement de Tripoli. Quelques jours plus tard, il est remplacé par le général de brigade de L’ANL Khalifa Abdulhafith Khalifa.
L'ÉQUIPEMENT
L’équipement est assez disparate au sein des brigades. Certaines unités sont très bien équipées, avec du matériel récent, comme les 298e, 21e, 106e, 302e, 210e, 321e brigades et, bien sûr, les forces spéciales Al-saiqa. En avril 2016, L’ANL a réceptionné une cargaison qui comprenait 93 véhicules blindés de transport de troupes (75 véhicules de type Panthera T6 et 18 véhicules de type Tygra en provenance Émirats arabes unis) et 549 véhicules blindés et non blindés (dont 195 camionnettes Toyota Land Cruiser). En Libye, les pick-up Toyota HZJ 79 sont encore plus importants que les véhicules blindés, car ils peuvent être facilement équipés de diverses armes : mitrailleuses de calibre 12,7 mm et 14,5 mm et canons sans recul de calibre 106 mm. Le matériel ancien de l’ère Kadhafi reste néanmoins majoritaire, notamment les chars T-54/55, lance-roquettes multiples BM-21 Grad, obusiers automoteurs, etc.