LES CONVERTIBLES À LA CROISÉE DES CHEMINS Yannick SMALDORE
Le combat aéromobile repose sur deux éléments essentiels : la flexibilité opérationnelle, qui exploite parfaitement les capacités de vol stationnaire de l’hélicoptère, et la rapidité de déploiement, qui se heurte malheureusement à sa vitesse et à son autonomie limitées. L’idée des convertibles est presque aussi vieille que celle des hélicoptères elle-même. Il a cependant fallu attendre les années 2000, et l’entrée en service chaotique du V-22 Osprey, pour que ce rêve de tacticien devienne une réalité. Vingt ans après les premières commandes d’appareils de série, quel est le retour d’expérience (RETEX) sur le V-22 ? À l’heure des doctrines anti-a2/ad (1), les hélicoptères convertibles peuvent-ils s’imposer en tant que remplaçants des hélicoptères conventionnels, ou se contenteront-ils de les suppléer pour certaines missions critiques ?
Dès la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les militaires occidentaux ont imaginé des flottes d’appareils de transport tactique capables d’opérer avec toutes les performances d’un avion, tout en pouvant décoller et atterrir verticalement à la manière d’un hélicoptère. De nombreuses formules ont été étudiées au fil des années, mais elles se révélèrent généralement coûteuses, très complexes, et peu adaptées aux doctrines de combat de l’époque. Les États-unis, cependant, continuèrent d’expérimenter les appareils convertibles tout au long de la guerre froide, notamment les solutions de rotors basculants, ou tiltrotors, particulièrement prometteuses sur le plan des performances dynamiques. L’avionneur Bell est très vite devenu le spécialiste de ces hélicoptères convertibles, avec le XV-3 de 1955 dans un premier temps, puis avec son XV-15. Ce démonstrateur, qui a volé pour la première fois en 1977, a été le premier convertible capable de conjuguer décollage vertical, vitesse de croisière élevée et rayon d’action important. De quoi permettre à Bell, associé à Boeing, de développer un convertible véritablement opérationnel : le V-22 Osprey.
Le choix du convertible ne présente pas que des avantages, particulièrement lors des déploiements massifs et des combats asymétriques de la dernière décennie. La configuration du V-22 en fait une machine extrêmement complexe, ses coûts et sa charge de maintenance se rapprochant de ceux d’un jet de combat.
LE DÉVELOPPEMENT HASARDEUX DU V-22
Reprenant la configuration générale du XV-15, à plus grande échelle, le prototype du V-22 effectue son premier vol en 1989. En configuration opérationnelle, l’appareil pèse 27 t au décollage, et peut emporter une trentaine d’hommes en armes. Avec une vitesse maximale de 560 km/h, il est deux fois plus rapide et endurant que les hélicoptères alors en service. Derrière ces performances exceptionnelles se cachent cependant un programme hautement critiqué, et un appareil tactique qui ne fait toujours pas l’unanimité. Il faut dire que la phase de
Photo ci-dessus :
Essais en vol du V-280 Valor. L’appareil permet de répondre au segment médian du programme FVL. (© Bell)
conception et de maturation du concept a été émaillée de nombreux scandales. Les crashs durant le développement ont notamment fait 30 victimes. Face aux risques d’abandon répétés, quelques responsables industriels et militaires ont tenté de cacher les difficultés techniques du programme et la dangerosité des prototypes. Les scandales qui en ont résulté continuent aujourd’hui de ternir la réputation de l’appareil.
Il faut dire que le choix du convertible ne présente pas que des avantages, particulièrement lors des déploiements massifs et des combats asymétriques de la dernière décennie. La configuration du V-22 en fait une machine extrêmement complexe, ses coûts et sa charge de maintenance se rapprochant plus de ceux d’un jet de combat de dernière génération que de ceux d’un hélicoptère de manoeuvre rustique. L’appareil ayant intégré des escadrons d’hélicoptères déjà surmenés par le rythme des opérations, il a très vite souffert de la comparaison avec ses prédécesseurs. Une situation d’autant plus délicate que, pour le prix d’un unique Osprey, le corps des Marines pouvait s’acheter deux CH-53, des appareils de manoeuvre lourds très prisés sur le terrain.
Si les mécaniciens des Marines, et de L’USAF dans une moindre mesure, ont vivement critiqué cet appareil et sa maintenance numérisée peu intuitive, les hommes et femmes sur le terrain, tout comme les planificateurs de mission, ont été peu à peu séduits par ses capacités révolutionnaires. Plus encore que sa vitesse, c’est surtout son autonomie qui a modifié en profondeur l’utilisation tactique de l’aéromobilité. Concrètement, ses performances permettent aux unités qui l’exploitent d’augmenter leur tempo opérationnel et d’agrandir leurs zones d’intervention, sans augmenter pour autant leurs contingents, faisant bien souvent de l’osprey un vecteur plus régional que tactique.
L’OSPREY À L’ÉPREUVE DU FEU
Si L’US Army a finalement rejeté le concept de convertible, jugé trop complexe et pas assez flexible pour ses besoins, le corps des Marines a très tôt envisagé de remplacer ses hélicoptères de transport médians par le nouvel Osprey, particulièrement bien adapté aux doctrines d’emploi des corps
Année après année, le palmarès au combat du C/MV-22 s’étoffe, et l’appareil prouve régulièrement sa capacité à se déployer rapidement pour réaliser avec un soutien minimal des opérations autrefois considérées comme risquées et longues à organiser.
expéditionnaires, notamment sur le théâtre Pacifique. L’USAF, de son côté, a opté pour le CV-22B à l’autonomie accrue pour soutenir les forces spéciales, mais aussi pour réaliser des opérations d’évacuation et de recherche et sauvetage au combat (CSAR). Après avoir rejeté le HV-22 de CSAR, L’US Navy a finalement choisi le CMV-22B pour remplacer les avions de liaison C-2 à bord de ses porte-avions. Actuellement, malgré un intérêt marqué de la part des militaires indiens, israéliens, sud-coréens, mais aussi britanniques, le Japon est le seul client à l’exportation du V-22, 17 appareils ayant été commandés pour des opérations amphibies et des missions humanitaires.
Le premier déploiement opérationnel du MV-22 a eu lieu en 2007 en Irak, pour des missions de transport, puis d’assaut. Progressivement, il a été déployé sur tous les théâtres d’opérations. En Irak, malgré d’importants problèmes de maintenance, il s’est rapidement distingué pour ses qualités techniques et pour la protection qu’il offre à ses équipages. Capable d’opérer sur de longues distances et à haute altitude, il a été utilisé lors de nombreuses missions d’assaut et opérations spéciales en Afghanistan – au cours desquelles L’USAF en a perdu un. Par la suite, les V-22 ont été déployés régulièrement en Afrique, intervenant notamment en 2011 lors de la récupération d’un équipage de F-15 éjecté en Libye. Deux ans plus tard, trois CV-22 furent endommagés pendant une évacuation de ressortissants au Soudan du Sud. Déployés au Koweït, les MV-22B assurèrent la permanence opérationnelle CSAR pour le compte de la coalition opérant contre Daech. En janvier 2017, un MV-22B a été contraint de se poser en urgence au Yémen, lors du raid controversé sur Yakla. De la même manière, L’USAF a dû abandonner un CV-22 en Syrie en septembre dernier. Dans les deux cas, les appareils ont été détruits par l’aviation américaine. Année après année, le palmarès au combat du C/MV-22 s’étoffe, et l’appareil prouve régulièrement sa capacité à se déployer rapidement pour réaliser avec un soutien minimal des opérations autrefois considérées comme risquées et longues à organiser. Au-delà des opérations de combat, l’osprey est régulièrement déployé dans le cadre d’opérations humanitaires, aussi bien en Haïti qu’aux Philippines, au Népal, au Liberia ou encore au Honduras.
En matière d’attrition, malgré une phase de test particulièrement dramatique, le V-22 de série présente des taux de perte comparables à ceux des autres appareils en service au sein de L’USMC. Depuis son entrée en service opérationnel, moins d’une dizaine ont été complètement perdus, dont trois au combat. Ce qui donne un taux d’attrition très honnête, d’autant plus si on considère le V-22 comme un hélicoptère de première ligne plutôt que comme un appareil de transport.
Avec un peu plus de 200 unités livrées, le V-22 ne représente qu’une infime partie des capacités héliportées américaines. Mais il en
incarne la facette la plus technique et la plus stratégique, après seulement une décennie d’opérations. Ainsi, sur le plan opérationnel, le bien-fondé de l’hélicoptère convertible semble avoir été démontré. Et la montée en puissance progressive du F-35B et de la classe America, les compagnons naturels du MV-22B, devrait encore accentuer cette impression. Polyvalents et performants, les appareils convertibles devraient ainsi jouer un rôle majeur au sein des futures doctrines américaines, notamment dans le combat multidomaine et dans les stratégies de contournement des bulles A2/AD. Malheureusement, si la formule du convertible présente des avantages indéniables, la cellule de base du V-22, complexe et coûteuse, s’avère mal adaptée à une généralisation du concept.
Sur le seul segment Jmr-medium, plus de 3000 Apache et Black Hawk doivent être remplacés dans l’arm y, sans même compter les besoins des Marines.
VERS UNE GÉNÉRALISATION DES CONVERTIBLES ?
Percer ou contrer les systèmes A2/AD adverses sera au coeur des futures guerres de haute intensité, et l’aéromobilité n’échappera pas à ce paradigme. C’est ce que cherche à démontrer le concept de Multi-domain Battle (MDB) dévoilé conjointement par L’US Army et les Marines à l’automne 2017. Pour l’army, les combats futurs se dérouleront dans un monde « comprimé » par l’augmentation de la portée et de la vitesse des différents effecteurs. La conduite des opérations futures devrait donc reposer sur de nouveaux vecteurs aéromobiles plus rapides, plus endurants, plus mobiles et plus discrets, capables de contrer les défenses adverses pour converger sur l’adversaire. Le programme Future Vertical Lift (FVL) a été conçu afin de fournir aux forces américaines les hélicoptères Joint Multi-role (JMR), des vecteurs aériens de différentes tailles qui partageraient certains de leurs équipements et systèmes de mission pour en réduire le coût et en simplifier la maintenance opérationnelle. Sur le seul segment Jmr-medium, plus de 3000 Apache et Black Hawk doivent être remplacés dans l’army, sans même compter les besoins des Marines.
Si les militaires s’interrogent encore sur la configuration à adopter pour leurs futurs JMR, les grands groupes industriels ne manquent pas de propositions afin d’investir le marché très prometteur des appareils médians. Rompant le partenariat instauré avec Bell sur le V-22, Boeing s’est ainsi allié à l’autre grand fournisseur de L’US Army, Sikorsky, afin de proposer une configuration d’hélicoptère hybride. Avec ses rotors contrarotatifs et son propulseur arrière, le SB-1 Defiant devrait atteindre 460 km/h et avoir un rayon d’action d’environ 500 km, tout en offrant une maniabilité accrue par rapport au Black Hawk. Face à eux, Bell s’est associé à Lockheed Martin(2) afin de proposer un hélicoptère convertible de troisième génération, le V-280 Valor, qui a effectué son premier vol en décembre 2017, coiffant ainsi au poteau le consortium concurrent.
Fort de son expérience sur les convertibles, Bell propose avec son V-280 un appareil particulièrement convaincant, qui gomme les principaux défauts du V-22. Exit, donc, les groupes motopropulseurs qui basculent intégralement : sur le Valor, les moteurs restent fixes et seuls les rotors basculent, ce qui diminue les efforts mécaniques et supprime la projection de gaz brûlant vers le sol, si pénalisante pour l’osprey. La voilure en flèche inversée et à dièdre positif disparaît également au profit d’une aile droite plus légère, ce qui permet de supprimer le lourd et complexe boîtier de transmission jusqu’ici intégré au caisson central de voilure. Bien plus simple techniquement, et particulièrement léger pour sa taille, le V-280 Valor se présente comme un convertible de la classe des 15 t en charge, capable d’embarquer 14 soldats équipés en plus de l’équipage, et pouvant être armé de roquettes, missiles ou canons. La nouvelle configuration des moteurs autorise un embarquement latéral des troupes et le déploiement d’armes de sabord. Avec une vitesse de croisière de 520 km/h et une autonomie de combat comprise entre 900 et 1 400 km, la proposition de Bell dépasse les spécifications du programme Fvl-medium (3).
Conscient de son avance technique et de la maturité de sa proposition, Bell considère son V-280 bien plus comme un prototype que comme un démonstrateur technologique. La société entend ainsi proposer une accélération du programme FVL, et estime qu’une introduction rapide de son nouveau convertible permettrait d’économiser le coût des programmes de modernisation des Apache et Black Hawk, menés par ses concurrents. Pour compléter son offre et viser le marché des Marines, Bell propose également un drone convertible médian, le V-247 Vigilant, censé combler l’ensemble des besoins capacitaires exprimés par L’USMC dans son programme MUX(4). Reprenant une partie des éléments structurels développés pour le V-280, le V-247 se présente comme un drone de 13 t en charge, capable de mener aussi bien des opérations de transport que des missions de reconnaissance et de soutien aérien. Selon les porte-parole de Bell, investir aujourd’hui dans de nouveaux vecteurs permettrait de réaliser d’importantes économies à long terme, un argument pertinent au vu de la bosse budgétaire que devra affronter la défense américaine dès le milieu des années 2020.
LES CONVERTIBLES EN EUROPE : LE NOUVEAU FOSSÉ CAPACITAIRE ?
Rien ne permet d’affirmer, aujourd’hui, que les hélicoptères convertibles remplaceront à terme les hélicoptères conventionnels. Même si les étoiles s’alignent parfaitement pour Bell, convertibles et hélicoptères conventionnels continueront pendant au moins quelques décennies de se partager la vedette sur les théâtres d’opérations. Pourtant, très rapidement, les hélicoptères convertibles ou hybrides vont devenir le fer de lance de toutes les opérations majeures menées par les États-unis. En réaction, les systèmes de déni d’accès s’adapteront, ce qui rendra d’autant plus périlleuse l’utilisation d’hélicoptères conventionnels pour entrer en premier sur un théâtre d’opérations.
Or, en Europe, le segment des hélicoptères hybrides et convertibles semble totalement
En Europe, le segment des hélicoptères hybrides et convertibles semble totalement délaissé par le secteur militaire, ce qui n’est pas sans rappeler l’incroyable inertie des vingt dernières années dans le domaine des drones MALE.
délaissé par le secteur militaire, ce qui n’est pas sans rappeler l’incroyable inertie des vingt dernières années dans le domaine des drones MALE. La situation est d’autant plus potentiellement dommageable que les besoins expéditionnaires des grandes puissances européennes, France, Royaume-uni et Italie en tête, requièrent des moyens relativement semblables à ceux des forces américaines, à bien moindre échelle. Pis encore, il ne s’agit pas non plus d’un manque de maîtrise technologique ou de motivation industrielle, l’europe étant au contraire en avance sur les technologies hybrides et convertibles destinées au marché civil. Le convertible AW609, développé par le seul Leonardo depuis le retrait de Bell du programme, devrait recevoir sa certification fin 2019, après une longue et dramatique phase de développement. Airbus, de son côté, a réalisé plusieurs années de tests et battu tous les records de vitesse avec son hybride X3, qui sert de base au développement du futur Racer. Pour les militaires européens, et français en particulier, le coche pourrait être manqué pour bien d’autres raisons, malheureusement prévisibles. En l’absence d’une véritable stratégie nationale et de doctrines attenantes, les militaires établissent traditionnellement leurs besoins en fonction de leurs propres RETEX, ce qui permet d’obtenir du matériel relativement adéquat. Malheureusement, à l’heure des contractions budgétaires et des programmes menés sur plusieurs décennies, cette façon de penser ne permet aucune anticipation, ni aucune adaptation aux évolutions doctrinales adverses. Ainsi, entre 2025 et 2040, lorsque les Valor ou Defiant entreront en service dans L’US Army afin de relever les Black Hawk pour le demi-siècle à venir, les forces françaises seront en train de réceptionner leurs nouveaux Airbus H160, des hélicoptères très performants, mais conventionnels, sélectionnés en se basant sur les seuls RETEX français, ceux des conflits libyen et malien alors fort lointains. Peut-être les RETEX français des prochaines années mettront-ils en avant la même chose que ceux déjà obtenus par les forces américaines depuis une décennie, à savoir un besoin accru en portée et en vitesse pour contrer les menaces à venir. Il sera alors trop tard pour modifier en profondeur le programme H160, ce qui impliquera de créer un nouveau programme afin de développer une version militaire du Racer ou, plus probablement, d’acheter sur étagère une solution américaine. À l’heure où le drone MALE RPAS s’efface de plus en plus derrière les commandes européennes de Reaper, et alors que Français et Allemands évoquent du bout des lèvres la réduction des commandes D’A400M au profit du C-130J américain, on constate que l’incapacité à anticiper la stratégie des moyens à moyen et long terme conduit à multiplier les trous capacitaires, avec des conséquences parfois dramatiques sur le terrain, tout en fragilisant le tissu industriel européen.
Notes
(1) Anti Access/area Denial : systèmes de déni d’accès, notamment antiaérien à longue portée.
(2) Ironiquement, Lockheed Martin a entre-temps racheté Sikorsky, le concurrent de Bell sur le JMR.
(3) Les convertibles disposent d’une meilleure autonomie que les hélicoptères hybrides. Ces derniers revendiquent cependant un avantage en maniabilité, ce que conteste Bell.
(4) Marine Air-ground Task Force (MAGTF) Unmanned Aircraft System (UAS) Expeditionary.