LE GÉNIE EN BANDE SAHÉLO-SAHARIENNE : LA POURSUITE DE LA TRANSFORMATION DE L’ARME
L’arme du génie poursuit sa transformation permanente au fil des réformes et des nouveaux engagements de l’armée de Terre. Lors d’un article publié en septembre 2016 dans les colonnes de DSI (1), nous avons étudié cette dynamique à l’oeuvre, au regard des évolutions connues par le 19e Régiment du Génie (RG) de Besançon entre 1992 et 2016. Avec l’engagement des forces françaises en Bande Sahélo-saharienne (BSS), nous pouvons poursuivre cette observation pour essayer de mieux cerner les évolutions contemporaines de l’arme.
Dans le cadre de la réforme « Au Contact » (2015), le 19e RG joue un rôle particulier au sein d’une nouvelle architecture des moyens du génie. Deux divisions sont mises sur pied à Marseille et à Besançon, qui englobent chacune trois des six brigades interarmes subsistant, mais aussi un régiment de génie, qui devient à ce titre élément organique divisionnaire. Six régiments de génie du niveau brigades interarmes sont conservés et deux deviennent des Régiments du Génie d’appui Divisionnaire (RGAD) : les 19e RG et 31e RG. Les appuis spécialisés sont regroupés au sein de quatre pôles capacitaires (appui au déploiement, énergie, franchissement et contre-minage). Dans le cadre de cette nouvelle organisation, les régiments du génie des brigades interarmes reçoivent pour mission principale l’appui de leur brigade d’appartenance. Le nombre de leurs compagnies de combat est porté à quatre par création ou transfert. Ces régiments de brigade conservent leurs compagnies de commandement, d’appui et les sections affectées aux milieux spécifiques.
Le 13e RG conserve, en outre, sa compagnie de contre-minage et le 6e RG reçoit une compagnie de franchissement transférée du 3e RG. Ces éléments spécialisés ont vocation à appuyer les régiments d’appui divisionnaire ou de brigade en fonction des besoins opérationnels. Les régiments du génie divisionnaires, dont le 19e RG, reçoivent pour mission d’appuyer la manoeuvre divisionnaire ou celle des brigades organiquement dépourvues de génie (brigade aéromobile ou logistique) ou de renforcer les régiments du génie des brigades interarmes. Ils contribuent aux travaux de création ou de protection d’infrastructures par main-d’oeuvre militaire, selon une planification déterminée au niveau national. D’un point de vue structurel, le 19e RG a transféré sa 3e compagnie de combat au 13e RG à Valdahon et intègre en contrepartie une Compagnie d’aide au Déploiement Opérationnel (CADO) en provenance du 6e RG qui a encore élargi sensiblement son spectre capacitaire. Rapidement, cette nouvelle organisation connaît l’emploi opérationnel intense. La BSS, où toutes les principales composantes du 19e RG (combat, travaux lourds, ADO) ont été engagées en 2017, agit ainsi comme un révélateur.
Les régiments du génie divisionnaires, dont le 19e RG, reçoivent pour mission d’appuyer la manoeuvre divisionnaire ou celle des brigades organiquement dépourvues de génie (brigade aéromobile ou logistique) ou de renforcer les régiments du génie des brigades interarmes.
DE L’HINDOU KOUCH À L’ADRAR, LA GUERRE SANS FIN DES SAPEURS
« Ubique » («Partout») et « We make and we break » (« Nous construisons et nous détruisons ») sont les deux devises des sapeurs australiens. Elles pourraient tout aussi bien s'adapter au 19e RG, en ce qui concerne son engagement dans la BSS. Depuis 2013, il déploie chaque année ses sapeurs d'afrique au Mali. L'investissement numérique est important. Jusqu'à présent, 772 sapeurs ont rejoint ce pays pour des séjours de durées variables. L'année 2017 représente un pic d'activité, avec 248 sapeurs du 19e RG présents sur place pour un total de 450 personnels du génie. L'ensemble des spécialités du régiment étaient déployées au Sahel. Alors que les effectifs tendent partout à décroître, le 19e RG est désormais l'une des rares unités à bénéficier d'une présence continue sur ce théâtre majeur. Comment expliquer une telle continuité ?
L'écho des accrochages de la « zone verte » en vallée de Tagab s'éteint à peine que la France relance l'action dans un nouveau territoire. Les soldats français qui pénètrent au Mali en janvier 2013 sont les mêmes que ceux qui ont affronté les talibans. Le terrain change et la géographie commande. L'afghanistan était plutôt synonyme de combats débarqués et de mouvements limités sur un terrain très cloisonné. Au Mali, dans un premier temps, les sapeurs entreprennent de longues progressions en véhicule, suivies de fouilles fructueuses, parfois bien davantage qu'en Kapisa. Les affrontements, très violents au début de l'opération «Serval» (2013-2014), tendent bientôt à se faire plus rares. Simultanément, les Groupes Armés Terroristes (GAT) s'adaptent, usant de plus en plus massivement des Engins Explosifs Improvisés (EEI). Depuis l'avènement de l'opération « Barkhane », les opérations montrent un véritable «minage de protection » à base D'EEI et d'engins industriels (2) (en particulier dans les gorges de l'adrar des Ifoghas). Les GAT sont dans une logique d'interdiction de certains itinéraires, et non plus seulement de harcèlement. Petit à petit, ils font évoluer leur mode de production vers des engins de plus en plus sophistiqués. À cet égard, ils bénéficient souvent d'un transfert de compétences depuis le Moyen-orient, via la Libye.
L'EEI est désormais un mode d'action privilégié par les GAT, employé seul ou combiné avec une embuscade – ce qui est notamment le cas au centre du Mali. Sur le terrain, la mission des unités de combat du génie consiste à ouvrir les itinéraires pour neutraliser les EEI ou les mines. La doctrine de lutte contre les EEI de L'OTAN s'appuie sur trois piliers, dont celui de la neutralisation des engins (defeat the device) (3). À ces missions d'ouverture s'ajoutent les opérations de fouille opérationnelle, qui s'en prennent aux caches de l'ennemi(4). Elles permettent de priver l'adversaire de ses ressources – munitions, composants D'EEI, appareils numériques, cartes SIM, etc. – qui, une fois exploitées par le laboratoire spécialisé (Counter-ied Exploitation Laboratory – CIEL), permettront de neutraliser les réseaux responsables des attaques (pilier « Attack the Network »). Les sapeurs de combat retrouvent les réflexes acquis en Afghanistan. Ces savoir-faire doivent être mis en oeuvre sur un territoire beaucoup plus vaste(5) et avec des contraintes différentes imposées par le terrain. La Kapisa et la Surobi, barrées par les montagnes de l'hindou Kouch et de faible superficie, présentaient des routes
Les groupes armés terroristes sont dans une logique d’interdiction de certains itinéraires, et non plus seulement de harcèlement. Petit à petit, ils font évoluer leur mode de production vers des engins de plus en plus sophistiqués.
régulièrement empruntées et peu d’itinéraires de «variantement», démultipliant ainsi les effets du minage. Dans les grandes étendues désertiques du Mali, les pistes possibles autour de la transsaharienne sont beaucoup plus nombreuses. Lorsque les colonnes de l’opération «Serval», puis de « Barkhane », remontent vers le nord du Mali, ces routes deviennent bien plus théoriques.
La menace EEI, de plus en plus prégnante, conduit au renforcement des capacités de combat du génie en 2016-2017. D’une section pour chaque bataillon interarmes, la «Force» est passée à quatre, soit un total de huit sections de combat déployées au premier semestre. En volume, c’est deux fois plus qu’en Afghanistan au plus fort de l’engagement français. Pour répondre à cette exigence, le 19e RG, régiment d’appui de la 1re division, projette sa 2e compagnie de combat sous très court préavis en 2017. À ces renforts s’est également ajouté un module adapté sur Système d’ouverture d’itinéraire Miné (SOUVIM) de la 6e compagnie du 13e RG. Il rejoint les deux équipes «drones du génie» (DROGEN) déjà présentes, complétant le panel des capacités de l’arme sur
D’une section pour chaque bataillon interarmes, la «Force» est passée à quatre, soit un total de huit sections de combat déployées au premier semestre. En volume, c’est deux fois plus qu’en Afghanistan au plus fort de l’engagement français.
ce théâtre. Pour la première fois, l’armée française déploie en intégralité les maillons d’une chaîne nationale de lutte contre les EEI. Aux côtés des équipes de spécialistes des armements, des explosifs et des relevés de police scientifique (ou WIT pour Weapon Intelligence Teams)(6), elle emploie un laboratoire de campagne national (le CIEL) qui permet de synthétiser de hauts niveaux d’expertise dans des domaines variés : chimie, électronique…
Trois niveaux d’analyse des «incidents EEI» permettent l’identification des acteurs impliqués, leur mise en relation avec un événement quelconque et la recherche des modes d’action particuliers de l’ennemi. L’adoption, en mars 2018, de la loi de
programmation militaire 2019-2025 renforce les possibilités offertes aux laboratoires pour procéder à des relevés ADN et alimenter la base de données BIOPEX de la Direction du Renseignement Militaire (DRM). Ils sont autorisés à « procéder à des opérations de relevés signalétiques et à des prélèvements biologiques, limités aux seuls prélèvements salivaires, destinés à permettre l’analyse d’identification de l’empreinte génétique sur des personnes dont il existe des raisons précises et sérieuses de penser qu’elles présentent une menace pour la sécurité des forces ou des populations civiles, et non plus seulement sur des personnes décédées ou capturées (7) ». Cet aspect de « l’attaque des réseaux » est également un attribut des régiments divisionnaires, où se trouvent en priorité les sapeurs affectés à ces postes très spécifiques.
AU MALI, L’IMPORTANCE DE LA SAUVEGARDE-PROTECTION
« Les fortifications que d’autres auraient mis plusieurs jours à construire, vous les avez bâties en un seul. » C’est ainsi qu’hadrien parlait à ses légionnaires, à Lambèse, dans les Aurès (Algérie). Cette citation est toujours valable. Au Sahel, la France prévoit de rester plusieurs années(8), ce qui nécessite des installations adaptées, dont la réalisation doit être assurée très rapidement. La sauvegarde-protection figure parmi les priorités de la force. Face à un ennemi qui cherche à frapper de loin, en utilisant très régulièrement les tirs indirects – mortiers (9), roquettes, etc. –, le cloisonnement des installations, l’édification de protections efficaces autour des points sensibles d’un camp et la simple enceinte de celui-ci doivent être réalisés rapidement. L’ébauche de ces dernières relève des Sections Travaux Sommaires (STS) (10), qui pratiquent l’appui au déploiement d’urgence (11). Le besoin de s’installer durablement est une conséquence de la décision de prolonger l’opération « Serval » par « Barkhane ».
Pour répondre à cet impératif, l’armée de Terre mobilise ses deux Compagnies d’appui au Déploiement Lourd (CADL) du génie. Depuis 2014, elles sont présentes de façon continue au Sahel. Appartenant au 19e RG, les 51e et 52e CADL interviennent dans le cadre de l’appui au stationnement. La réalisation de plates-formes stables et résistant à un emploi intensif et aux dures conditions climatiques (passages répétés de véhicules lourds, action très abrasive du sable et du vent, violence de la saison des pluies avec son cortège d’inondations éclair, etc.), sur lesquelles les Plates-formes Désert Relais (PFDR) (12) de la force vont pouvoir s’établir, est de leur ressort. L’amélioration et l’extension des défenses passives des emprises françaises sont aussi de leur responsabilité. Leurs renforcements et entretiens sont des enjeux constants. L’action des CADL est complétée par le travail des CADO. Plus particulièrement chargées des travaux d’infrastructures, ces unités, présentes dans chacun des deux régiments divisionnaires, participent directement à l’amélioration des conditions de vie des troupes déployées. Cette question est cruciale dans la BSS où elles peuvent être extrêmes pour les soldats. La construction de bungalows climatisés à Gao, qui remplaceront avantageusement les tentes utilisées jusque-là, participe de cette logique d’installation dans la durée. Les évolutions de la situation sécuritaire
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Trois niveaux d’analyse « incidents EEI » permettent l’identification des acteurs impliqués, leur mise en relation avec un événement quelconque e t la recherche des modes d’action particuliers de l’ennemi.
ont également amené le commandement français à envisager un nouveau champ d’action pour les unités d’appui au déploiement. Il devient nécessaire de renforcer les emprises de l’armée malienne. Peu adaptées à une défense solide, elles sont souvent soumises aux raids des GAT. Les capacités variées du génie en matière d’organisation du terrain peuvent jouer un rôle déterminant, à condition que ses moyens puissent être acheminés sur les sites. Cet emploi intensif
Les évolutions de la situation sécuritaire ont amené le commandement français à envisager un nouveau champ d’action pour les unités d’appui au déploiement. Il devient nécessaire de renforcer les emprises de l’armée malienne. Peu adaptées à une défense solide, elles sont souvent soumises aux raids des groupes armés terroristes.
pourrait se poursuivre, puisque la réorientation en cours de l’effort vers le centre du Mali est également susceptible de nécessiter la création de nouvelles PFDR, ce que seules les CADL sont capables de réaliser.
LA BSS : UN NOUVEAU CREUSET POUR LE GÉNIE ?
L’opération «Barkhane» conduit les sapeurs à mettre en oeuvre une très large part de leur spectre capacitaire. Avec près de 500 sapeurs projetés en permanence, le Sahel pourrait bien devenir un nouveau creuset pour l’arme, et met en lumière les atouts des régiments divisionnaires. Leurs savoir-faire étendus permettent une action globale sur la quasi-totalité des domaines d’action du génie, tout en offrant une capacité de commandement adaptée. Le durcissement de la lutte contre les EEI comme le besoin de durer sur le théâtre conduisent à une sollicitation permanente de ces unités, seules à regrouper en leur sein autant de
spécialités diverses. Dans le contexte d’emploi actuel de l’armée de Terre, l’efficience des sapeurs repose plus que jamais sur le triptyque : formation, qualification, expérience opérationnelle cumulée. L’importance des engagements actuels des unités de l’armée de Terre, le renouvellement important des militaires du rang, s’accompagnent de besoins de formations qualifiantes, parfois longues et pointues, de plus en plus nombreuses et difficiles à mettre en oeuvre. Les compagnies et les bureaux opérations et instructions des régiments ont parfois de grandes difficultés à concilier tous les impératifs. C’est un problème qui n’est pas spécifique au génie. Mais là où un régiment d’infanterie peut sans doute plus facilement organiser une séance d’instruction sur un jour de repos de l’opération « Sentinelle », cela devient plus compliqué pour les armes d’appui. Un parcours contre-eei ne s’installe pas facilement au fort de Vincennes.
Avec le Sahel se pose la question de la qualification des sapeurs, en particulier dans la lutte contre les mines et les engins explosifs improvisés.
Contrairement à l’afghanistan, le temps passé à « l’entraînement de la force » en interarmes, premier pilier de la lutte contre les EEI, est moins important. Avec le Sahel se pose aussi la question de la qualification des sapeurs, en particulier dans la lutte contre les mines et les engins explosifs improvisés. Leur neutralisation est le travail des artificiers spécialisés du génie (NEDEX-EOD), qui demeurent une denrée rare. Deux équipes sont projetées dans la BSS, sur un territoire très grand où les capacités de transport par hélicoptère sont comptées. Après l’afghanistan, la question se pose à nouveau de décentraliser certaines interventions en donnant des qualifications complémentaires aux sous-officiers pour fluidifier la manoeuvre et gagner des délais (commandement no 1 pour les sergents afin de leur permettre d’intervenir sur certaines munitions, capacité de destruction D’EEI dans un cadre strict de mise en application). Ces dispositions font l’objet de discussions au sein de l’arme et la recherche d’un équilibre entre «autonomie» et «prise de risque» est un souci constant du commandement. La nouvelle loi de programmation militaire 2019-2025, centrée sur les hommes et le renouvellement des équipements, permettra sans doute d’apporter quelques réponses.
Notes
(1) Christophe Lafaye, « Le génie ou la transformation permanente (1992-2016) », Défense & Sécurité Internationale, no 125, septembre-octobre 2016.
(2) Tous les sapeurs passés en bande sahélo-saharienne connaissent la PRBM 3, mine antichar belge difficilement détectable et très utilisée par les groupes armés terroristes. (3) Les deux autres piliers sont l’entraînement (Train the force) et la lutte contre les réseaux responsables de la pose des engins explosifs improvisés.
(4) Les caches découvertes sont diverses : site ponctuel (où un transporteur dépose un EEI qui sera récupéré par l’utilisateur), grosses caches logistiques (où peuvent être enterrés au milieu du désert plusieurs centaines de kilos de composants)…
(5) La Kapisa a une superficie de 1 852 km². Elle est à mettre en parallèle avec les 822000 km² environ de l’azawad, territoire qui correspond très grossièrement à la moitié nord du Mali et qui constituait, jusqu’en 2017, la zone d’action principale de l’armée française au Mali. (6) WIT, équipes de quatre personnes chargées du recueil, de la préservation et de la primo-analyse de tout indice ou de tout élément D’EEI, après une attaque ou sur un site fouillé.
(7) Article 23 du projet de loi de programmation militaire 2019-2025. Cette disposition souhaite renforcer la sécurité des forces armées sur les théâtres extérieurs ainsi que celle des populations, améliorer la lutte contre la menace et aider à la décision. Il est précisé que cette mesure contribuera à faciliter l’application par les armées du principe de distinction, prévu par le droit international humanitaire.
(8) Le 15 novembre 2017 dans Le Monde, le général Bruno Guibert, commandant la Force interarmées Barkhane, précisait que la France allait passer à une « mission de contrôle de zone dans la durée ».
(9) En 2017, les GAT ont montré une réelle maîtrise de l’usage des mortiers, faisant preuve d’une précision redoutable.
(10) Présentes dans chacune des compagnies d’appui de tous les régiments du génie.
(11) Elles peuvent aussi appuyer directement un GTIA en opération, en créant de petites enceintes temporaires par des levées de terre. Elles utilisent alors leurs moyens les plus légers.
(12) Plates-formes désert relais : équivalent des FOB d’afghanistan, ce sont les grandes bases françaises établies au Mali.