LE RÔLE STRATÉGIQUE DES FORCES TERRESTRES
Entretien avec Élie TENENBAUM, coordinateur du Laboratoire de Recherche sur la Défense (LRD) de L'IFRI
Par leur persistance, les forces terrestres sont particulièrement aptes à jouer un rôle dissuasif : elles forment un obstacle « adhésif » qui ne peut se dérober à une agression et engage donc fortement celui qui les a déployées à réagir en cas d’attaque.
LLe Focus stratégique que vous avez publié aborde la question des forces terrestres sous un angle nettement moins tactique que celui auquel on les cantonne trop vite. Comment réintroduisez-vous cette dimension stratégique ?
Élie Tenenbaum : L’un des points de départ de la réflexion ayant conduit à cette étude était le constat que, sur le plan de la nomenclature en tout cas, il existait en France, comme dans les autres grandes puissances militaires, des forces aériennes stratégiques, une force océanique stratégique, mais pas de forces terrestres stratégiques. Bien entendu, cette question d’appellation est directement liée au fait nucléaire et à la manière dont ce dernier a considérablement influencé, et restreint, le champ de la stratégie au sein du monde militaire, et ce alors même que le terme était, paradoxalement, de plus en plus utilisé dans le monde civil.
Depuis 1945, le terme « stratégique » a donc été réservé aux capacités franchissant un certain seuil de destruction et un certain rayon d’action – typiquement les armes nucléaires et les moyens de frappe dans la profondeur – dont l’emploi, par leur impact déterminant, était réservé au politique. Parce qu’elles ne disposent pas de tels systèmes d’armes, les forces terrestres ont perdu le titre de « forces stratégiques». Or, si la dissuasion qui met en oeuvre ces capacités occupe une place centrale dans notre architecture de défense et de sécurité nationale, elle n’en demeure pas moins insuffisante à réaliser tous ses objectifs. Et pour cause, il existe, en plus de la dissuasion, quatre autres « fonctions stratégiques » (intervention, protection, prévention, connaissance et anticipation) définies par les livres blancs de 2008 et 2013 et réaffirmées par la Revue stratégique de 2017, dans la réalisation desquelles les forces terrestres jouent un rôle irremplaçable du fait des attributs qui leur sont propres : la persistance qui est aussi liée à l’acceptation du risque, le contrôle discriminant du terrain, l’interaction avec un environnement humain complexe.
Même en ce qui concerne la dissuasion – dont l’acception, en France tout du moins, est intrinsèquement liée à la force de frappe nucléaire –, les forces terrestres, toutes conventionnelles qu’elles soient, offrent une contribution bien particulière. Elles permettent entre autres de renforcer la crédibilité d’une posture en donnant une expression matérielle à la détermination du politique à mettre en oeuvre une riposte en cas d’agression. C’est cette logique de tripwire («détonateur») qui a conduit L’OTAN à déployer l’enhanced Forward Presence (EFP) dans les États baltes, afin de renforcer la crédibilité de la dissuasion face à la Russie. Par leur persistance, les forces terrestres sont particulièrement aptes à jouer un tel rôle : elles forment un obstacle «adhésif» qui ne peut se dérober à une agression et engage
donc fortement celui qui les a déployées à réagir en cas d’attaque. Les quatre battlegroups de L’EFP, d’un peu plus d’un millier d’hommes chacun, parmi lesquels se trouvent des représentants d’une quinzaine d’états membres, ne peuvent évidemment pas s’opposer à une invasion massive, mais ils ôtent toute certitude à un adversaire potentiel quant à sa capacité à maintenir la guerre à une échelle limitée.
L’expérience opérationnelle des deux premières décennies de « guerre contre le terrorisme » a largement démontré que la suprématie opérationnelle dans les milieux fluides n’a pas su ffi, tant s’en faut, pour garantir un succès stratégique, ni parfois même opératif.
Cette réévaluation du rôle stratégique des forces terrestres conduit-elle à revoir leur relation avec les autres domaines ? Est-ce à dire que le «moment fluide» où primaient les conceptions de stratégie aérienne et navale est dépassé – si tant est qu’il ait existé ?
Il s’agit d’un vieux débat théorique qui traverse toute la littérature stratégique et géopolitique. Déjà Thucydide avait vu dans le conflit entre Sparte et Athènes l’opposition entre puissance terrestre et puissance maritime. Le schéma a ensuite été répété à l’envi par les historiens et stratégistes : Mahan s’est fait le théoricien du Sea Power tandis que Mackinder voyait dans le Heartland eurasiatique la clé de l’hégémonie mondiale, avant que Spykman ne revienne mettre en valeur le Rimland océanique l’entourant. Les théoriciens de la puissance aérienne se sont eux aussi positionnés en alternative à la victoire sur terre, perçue au lendemain de la Première Guerre mondiale comme coûteuse et indécise. Le fait est que, selon les configurations géographiques, les données politiques, le rapport de force militaire et technologique, la prévalence d’un domaine sur un autre ne cesse de varier, et nul ne saurait affirmer la supériorité de l’un sur les autres sans se voir rapidement démenti.
Il existe néanmoins des «moments» propices à tel ou tel domaine. Avec les progrès considérables des technologies de l’information à partir des années 1970 et leur application à l’élaboration d’un complexe reconnaissance-frappe capable d’employer la puissance de feu à distance de sécurité, l’idée occidentale d’un champ de bataille transparent et d’une prévalence des «espaces fluides» (air, mer, espace exoatmosphérique et, de façon plus discutable, champ cyber électronique) a émergé. An crée dans le triomphe de l’airpower américain au-dessus de l’irak en 1991, la Révolution dans les Affaires Militaires (RMA) et plus encore la Transformation imaginée par Donald Rumsfeld au début des années 2000 véhiculaient l’idée que les forces terrestres devaient être réduites à la portion congrue : des forces légères ou spéciales, interopérables, dont la seule fonction était d’engranger les résultats stratégiques de la puissance aéromaritime.
Néanmoins, l’expérience opérationnelle des deux premières décennies de «guerre contre le terrorisme » a largement démontré que la suprématie opérationnelle dans les milieux fluides n’a pas suffi, tant s’en faut, pour garantir un succès stratégique, ni parfois même opératif. Après avoir attentivement observé nos modes d’action dans les années 1990, nos adversaires, même les moins bien dotés, ont appris à limiter, voire à neutraliser, une partie des effets induits par la maîtrise des espaces communs. En Afghanistan, en Irak, comme en Libye ou au Sahel, on a assisté à une appropriation efficace des procédés de dispersion, de dissimulation («désilhouettage»), d’imbrication (tactique ou stratégique ), de durcissement ou de dématérialisation des moyens de communication et de commandement. Les combattants irréguliers ont partout amélioré leurs capacités à se soustraire à nos moyens de renseignement, de surveillance et de ciblage.
En montant en gamme dans leurs arsenaux avec l’acquisition de technologies nivelantes militaires (moyens sol-air courte ou très courte portée, antinavires, etc.) ou duales (réseaux sociaux, géolocalisation, drones, brouillages amateurs, etc.), les adversaires «hybrides» sont même parvenus, ici et là, à gêner considérablement les déploiements de nos moyens. Cette dynamique
de rattrapage est encore plus évidente dans le haut du spectre : bénéficiant des investissements sino-russes dans le domaine de l’interdiction tous azimuts, le phénomène de l’émergence militaire annonce aujourd’hui la multiplication des zones d’exclusion, totale ou partielle, dans lesquelles nos forces aériennes, navales, voire cyber et spatiales, ne pourront plus pénétrer, ou en tout cas plus aussi facilement. L’augmentation de ce « coût d’entrée» étant souvent suffisant pour nous dissuader d’intervenir dans un certain nombre de cas.
Ce nouvel environnement, qui est marqué par la contestation généralisée des espaces communs, rétablit un juste équilibre interarmées et rend à la puissance terrestre la place qui lui revient. Nous pourrons de moins en moins nous passer de cette composante fondamentale pour mener à bien nos opérations.
Dans une logique expéditionnaire, les forces terrestres ne sont-elles pas trop dépendantes des lignes de communication aériennes ou maritimes pour avoir une amplitude manoeuvrière stratégique ?
Dès lors que la projection de force implique une rupture de milieu, les forces terrestres sont évidemment dépendantes de leurs partenaires issus des autres domaines et milieux. Mais au-delà du seul accès au théâtre, c’est l’ensemble des pans de l’action terrestre qui a été « interarméisé », et ce depuis le début de la stratégie d’offsets, développée aux États-unis
Face à la contestation croissante des espaces communs à laquelle nous assistons, les synergies qui constituaient depuis vingt ans la grande force des Occidentaux pourraient devenir leur plus grande faiblesse : que seraient les forces terrestres américaines sans les avions JSTARS et AWACS, sans les communications satellites, le ravitaillement naval et l’appui-feu aérien ?
depuis la fin des années 1970. La dépendance des forces terrestres aux effets interarmées a donc été organisée comme un instrument au service de la liberté d’action, de l’économie des moyens et de la concentration des efforts. La maîtrise des espaces communs étant perçue comme un préalable – voire un présupposé – à toute intervention terrestre, il pouvait sembler logique que, une fois l’accès au théâtre garanti, les forces aériennes et navales pussent se consacrer à appuyer les troupes au sol. Les lignes de communication n’ont pas été les seules concernées : l’ensemble des armes d’appui et de soutien ont largement été externalisées : l’appui-feu a en grande partie été confié aux forces aériennes grâce à l’amélioration du Close Air Support, se traduisant par la réduction drastique des tubes d’artillerie ; l’appui-mobilité est évidemment concerné lui aussi, la confiance dans la maîtrise de la troisième dimension permettant de se dispenser de certains moyens de franchissement, sans même parler de l’ appui renseignement, désormais massivement fourni par un ISR aérospatial, etc.
Pendant ce temps, d’autres puissances n’ont pas développé de telles dépendances : les forces terrestres russes, chinoises et d’autres encore ont conservé des moyens qui peuvent apparaître comme redondants avec les appuis susceptibles d’être délivrés depuis les autres domaines. Mais cette redondance est également une sécurité, lorsque ces moyens interarmées sont menacés. Aussi n’est-il pas surprenant que ce soient les mêmes pays qui développent les moyens d’interdiction de zone et de déni d’accès et qui conservent en même temps les forces terrestres les plus robustes. Face à la contestation croissante des espaces communs à laquelle nous assistons, les synergies qui
constituaient depuis vingt ans la grande force des Occidentaux pourraient devenir leur plus grande faiblesse : que seraient les forces terrestres américaines sans les avions JSTARS et AWACS, sans les communications satellites, le ravitaillement naval et l’appui-feu aérien ? Non pas que ces derniers puissent être entièrement neutralisés, mais une contestation assez forte de l’espace aéromaritime pourrait créer des effets d’éviction de nature à les rendre considérablement moins disponibles. La contestation grandissante des espaces communs impose donc de repenser en profondeur la relation des forces terrestres aux autres composantes. Nous étions habitués à distinguer les forces menantes (supported) et les forces concourantes (supporting), les premières étant consommatrices d’effets interarmées tandis que les secondes en sont productrices. Les forces terrestres s’étaient jusqu’alors presque toujours placées dans la première catégorie : bénéficiant des appuis aériens, navals, spatiaux et électroniques, elles en étaient aussi dépendantes, dans une position parfois délicate de « demandeuses ». La contestation croissante va signifier qu’elles ne pourront plus compter à l’avenir sur un soutien aussi systématique des autres composantes, qui seront occupées à acquérir ou à maintenir leur supériorité dans leur propre milieu.
Quels sont selon vous les plus grands défis attendant l’armée de Terre dans les années à venir, des points de vue organique et matériel ?
La remise en cause probable de la suprématie militaire occidentale dans les espaces fluides va imposer deux grandes catégories de défi aux forces terrestres. D’une part, les enjeux liés à l’autonomie. Les redondances capacitaires qui avaient naguère été fustigées comme constituant des doublons et identifiées comme se prêtant à des «économies d’échelle» interarmées doivent désormais être réhabilitées comme autant de «sécurités » garantissant la résilience et l’autonomie des forces. Sur le plan offensif, cela devrait se traduire par un effort en matière d’appui-feu organique, et notamment d’artillerie de campagne, de façon à pouvoir pallier l’éventuelle indisponibilité de moyens de Close Air Support, mais aussi en matière d’appui-mobilité avec, par exemple, l’accroissement de la flotte d’hélicoptères lourds (carence bien connue de l’aviation légère de l’armée de Terre), le maintien et l’expansion des moyens de franchissement du génie, etc.
Sur le plan défensif, l’autonomie confine à l’accroissement de la résilience et de la survivabilité des forces terrestres. Cela passera nécessairement par le renforcement de la défense sol-air à l’échelon GTIA, voire SGTIA, mais aussi par le durcissement des systèmes d’information et de communication face à la menace cyber et électromagnétique. Ce dernier point est évidemment crucial à l’heure de la numérisation et de la mise en place de SCORPION. Si ce super-programme offre d’innombrables perspectives d’optimisation des moyens et de renouvellement de la manoeuvre à l’échelon tactique, voire opératif, il faut se garder qu’il n’ouvre la voie à de nouvelles vulnérabilités. Il n’y a qu’à regarder l’usage que les Russes ont pu faire du brouillage et de la guerre électronique en Ukraine pour imaginer l’impact d’une telle contestation de la domination informationnelle sur une armée aussi numérisée que le sera la force interarmes SCORPION. L’avènement du cyber à l’échelon tactique ajoute une couche logique à la menace électromagnétique, et multiplie encore les risques d’intoxication ou de manipulation de l’information. D’autre part, il faut amorcer une réflexion autour d’une manoeuvre multidomaine dans laquelle les forces terrestres peuvent produire à leur tour des effets interarmées, et contribuer ainsi à accroître la liberté d’action des forces aériennes et navales. Cela peut être d’ores et déjà le cas par exemple par le recours à la frappe d’artillerie dans la profondeur, capable, le cas échéant, de menacer par la terre une capacité de déni d’accès dirimante dans les autres domaines. C’est donc vers une nouvelle répartition des tâches que les forces terrestres doivent s’orienter, en coopération et non plus en rivalité avec les autres armées. À terme, le combat multidomaine doit ainsi pouvoir parvenir à un niveau de fluidité interarmées, sinon aussi naturel, du moins aussi nécessaire que le combat interarmes l’est devenu au sein même des forces terrestres.
L’avènement du cyber l’échelon tactique ajoute une couche logique à la menace électromagnétique, et multiplie encore les risques d’intoxication ou de manipulation de l’information.