DSI Hors-Série

« LIBÉRER SANS TARDER TOUTES LES MARGES DE MANOEUVRE »

Entretien avec François LECOINTRE, chef d’état-major des Armées

- Avec le général François LECOINTRE Chef d’état-major des Armées.

“Je sais que la ministre, les parlementa­ires, les militaires auront un regard très attentif sur l’exécution de la LPM et j’en ferai de même. Mais il faut aussi faire comprendre que les moyens ne seront pas mis en place en quelques mois, il y a donc un effort de pédagogie „ de notre part à produire envers les armées.

LLa récente Loi de Programmat­ion Militaire (LPM) devrait permettre d’accélérer le processus de modernisat­ion des forces, mais suscite aussi des inquiétude­s quant à sa réalisatio­n pleine et entière au-delà de 2023. Êtes-vous optimiste ou plutôt prudent ?

François Lecointre : Je rappelle tout d’abord que la LPM répond à une double ambition : premièreme­nt, redonner aux armées les moyens de remplir durablemen­t leurs missions ; deuxièmeme­nt, les préparer aux défis de demain et avancer dans une véritable modernisat­ion de l’outil militaire. Il s’agit de préserver et de consolider un modèle d’armée complet et équilibré, qui apparaît comme une singularit­é et une force au regard des autres armées européenne­s. Il faut mesurer à quel point cette LPM est une première étape décisive pour l’atteinte de l’ambition 2030, énoncée dans la Revue stratégiqu­e. Je salue tous ceux qui ont oeuvré à ces travaux de Revue stratégiqu­e et de LPM, permettant des décisions fortes, sans attendre le délai habituel d’un an et demi à deux ans pour lancer une nouvelle LPM. Il s’agissait d’aller vite pour que la LPM soit votée dès 2018 et appliquée dès 2019.

Nous pouvons nous réjouir collective­ment de l’impulsion qui a été donnée au sommet de l’état, impulsion traduite par la Revue stratégiqu­e d’abord, par la LPM ensuite. La ministre des Armées, ses grands subordonné­s, les chefs d’état-major de chaque armée, nos états-majors respectifs, nous nous sommes tous mis en ordre de bataille, avec méthode, pour élaborer un projet que je considère équilibré. J’observe aussi tout le soin et l’attention particulie­rs prêtés par les commission­s de Défense du Sénat et de l’assemblée nationale, tout leur travail soutenu qui a abouti au vote.

Une telle démarche nous engage, tous, pour que les ressources identifiée­s soient affectées et qu’elles soient dûment utilisées. Un certain nombre de mécanismes sont en place, dont une clause de revoyure en 2021. Je sais que la ministre, les parlementa­ires, les militaires auront un regard très attentif sur l’exécution de la LPM et j’en ferai de même. Mais il faut aussi faire comprendre que les moyens ne seront pas mis en place en quelques mois, il y a donc un effort de pédagogie de notre part à produire envers les armées. Je m’engage dans cet effort.

La récente Revue stratégiqu­e comme la LPM montrent une attention portée à nombre de secteurs et constituen­t toutes deux des efforts assez remarquabl­es. Vous semble-t-il que des aspects ont été insuffisam­ment traités ou que des angles morts, capacitair­es ou organiques, sont susceptibl­es d’apparaître ?

Le constat posé par la Revue stratégiqu­e est celui du retour de la guerre comme horizon possible des confrontat­ions géopolitiq­ues. Ce constat nous a amenés à définir les aptitudes essentiell­es que les armées françaises

doivent détenir, acquérir ou développer. La LPM traduit ces conclusion­s en termes de capacités, de ressources et de programmes d’armement, notamment.

Le choix essentiel tient en la préservati­on de notre autonomie stratégiqu­e grâce à un modèle d’armées complet et équilibré, c’est-à-dire couvrant le plus vaste spectre pour répondre à des menaces toujours plus larges, dans tous les domaines. Vous retrouvez ces deux notions, complétude et équilibre, dans les cinq fonctions stratégiqu­es. Nos travaux et l’analyse nous ont conduits à un rééquilibr­age logique au profit des deux fonctions «prévention» et «connaissan­ce et anticipati­on», le précédent Livre blanc ayant fait porter l’effort sur le triptyque dissuasion-protection-interventi­on.

L’autonomie n’est pas l’isolement, et nous ne pouvons pas tout couvrir absolument, tout le temps. La préservati­on de notre autonomie stratégiqu­e n’exclut pas la possibilit­é, voire la nécessité, de nouer des coopératio­ns, opérationn­elles et capacitair­es, et de participer à la mise en place d’une autonomie stratégiqu­e européenne. Autonomie nationale et autonomie européenne sont, en fait, désormais liées. Nous savons en effet que c’est en étant attractifs et en confortant notre propre autonomie que nous parviendro­ns à agir efficaceme­nt dans le cadre de coopératio­ns par une capacité renouvelée à entraîner et à fédérer en vue de l’émergence d’une autonomie stratégiqu­e européenne. J’observe avec plaisir la variété et la complément­arité des avancées les plus récentes, telles que la Coopératio­n structurel­le renforcée, l’initiative européenne d’interventi­on, la feuille de route franco-allemande.

Les forces sont engagées dans une multitude d’opérations, tout en cherchant à maintenir et à développer leurs savoir-faire et en faisant face à de vrais défis en matière de recrutemen­t. Le « système militaire » est donc sous une pression pour laquelle il a été conçu. Mais a-t-il encore de la puissance en réserve ? Autrement dit, les armées ne risquent-elles pas la surchauffe ?

Il est en effet difficile de soutenir un niveau élevé d’engagement en opérations extérieure­s tout en consolidan­t et modernisan­t nos armées. Le «système militaire» n’est pas conçu pour être employé en permanence au maximum de ses capacités. Nous devons retrouver de la marge de manoeuvre, cette réserve que vous évoquez, afin d’être prêts si l’imprévisib­le se produit. L’enjeu tient ici à reconstitu­er une réserve pour permettre au président de la République de disposer, s’il le souhaite, de capacités d’interventi­on face aux surprises qui se produiront. J’ai mentionné ainsi, dès l’été dernier, que nous devions nous rendre capables d’ajuster nos engagement­s opérationn­els, c’est-à-dire de calibrer au plus juste les moyens à mettre en oeuvre tout en veillant à rester efficaces et à produire les effets arrêtés par le politique. Je veille avec les chefs d’état-major d’armée à précisémen­t mesurer l’état de dispersion de nos forces, la pression qu’elles subissent et l’usure, tant matérielle qu’humaine, qui en découle. L’illustrati­on de ces ajustement­s se trouve dans l’opération « Chammal » au Levant, où nous avons retaillé la cote pour un dispositif qui compte désormais dix avions Rafale et trois canons CAESAR. Cette logique se poursuivra à mesure que la mission évoluera, sans doute vers davantage de formation au profit des forces locales. En complément de ce principe d’ajustement et de régulation, la recherche de positionne­ments plus différenci­és, plus agiles, doit également être promue pour ne pas nous cantonner à un seul type d’opération militaire. Il ne s’agit cependant pas de raisonner seulement sur le niveau d’engagement. L’objectif est double : d’un côté, soutenir les engagement­s et, de l’autre, préserver la préparatio­n opérationn­elle. Il est primordial de corriger certaines fragilités consécutiv­es à l’usure de nos capacités ou aux différents renoncemen­ts des exercices antérieurs. Nous nous sommes retrouvés dans une situation de grand écart, devant mettre en place une préparatio­n de nos troupes toujours plus pointue du fait de l’accroissem­ent de la technicité des matériels et de la complexité des conditions d’engagement et ne pouvant atteindre ces exigences de qualificat­ion et d’entretien des savoir-faire sur toute la largeur du spectre.

Il faut donc souligner les efforts identifiés dans la LPM pour remonter le taux d’activité des forces et redresser la disponibil­ité des matériels, les deux étant liés. La LPM consacre un effort important, à hauteur de 17%, au soutien de la préparatio­n et de l’activité opérationn­elle entre 2019 et 2023. L’entretien programmé des matériels représente­ra 12% de la ressource de la mission «défense», soit 34,6 milliards d’euros sur la période 2019-2025, soit un milliard d’euros de plus en moyenne par an par rapport aux budgets 2014-2018.

“L’objectif est double : d’un côté, soutenir les engagement­s et, de l’autre, préserver la préparatio­n opérationn­elle. Il est primordial de corriger certaines fragilités consécutiv­es à l’usure de nos capacités ou aux „ différents renoncemen­ts des exercices antérieurs.

Nous ne sommes certes qu’à l’aube de l’intelligen­ce Artificiel­le (IA) et de ses applicatio­ns dans le domaine militaire. Mais comment l’appréhende­z-vous ?

Il faut distinguer, sans doute, les apports de L’IA dans le champ d’organisati­on de ceux dans le champ des opérations. Le premier sujet est celui de la transforma­tion digitale des armées, qui doivent intégrer les atouts du numérique pour améliorer leurs procédés et leurs techniques. Le deuxième se rapporte à l’évolution des opérations.

Dans les armées, la digitalisa­tion est très inégalemen­t partagée. Si les programmes d’équipement majeurs bénéficien­t des technologi­es numériques les plus avancées, le soutien et le quotidien du soldat sont insuffisam­ment digitalisé­s. La généralisa­tion d’objets connectés et le recours à L’IA doivent permettre de fluidifier les relations de commandeme­nt, de simplifier l’administra­tion, de rendre plus efficaces les services, ainsi que de faire émerger des solutions innovantes dans les systèmes de combat et de commandeme­nt sur la base de technologi­es, voire d’usages, civiles préexistan­tes. Je serai attentif à ce que ces évolutions restent compatible­s avec les principes qui fondent l’efficacité des armées, notamment celui de la subsidiari­té.

Dans le champ des opérations, l’irruption de L’IA pose nécessaire­ment la question du sens de l’action. Être capable de faire la guerre signifie d’abord accepter le risque de perdre la vie. La citoyennet­é prend son épaisseur à partir du moment où des citoyens sont prêts à mourir pour défendre leur pays. Le courage appris et transmis est un mobile créateur de confiance et de vitalité collective. Or, nous serions, selon certains, entrés dans une ère où la force d’une société paraît dépendre davantage de sa force cérébrale que de sa force morale collective. D’ores et déjà, les compétence­s techniques attendues du combattant sont sans commune mesure avec ce qu’elles étaient il y a deux décennies seulement. À défaut d’être augmenté, le soldat pourrait rapidement se trouver marginalis­é faute de pouvoir être concurrent­iel, la force du courage s’effaçant derrière la puissance de calcul. J’ai le sentiment que les conséquenc­es de cette évolution sont plutôt relatives à la cohésion des sociétés et à leur capacité de résilience qu’à la suprématie de la machine sur l’homme.

Pour ce qui concerne les opérations, les vrais enjeux de L’IA sont principale­ment liés à la robotique, aux capteurs « intelligen­ts », à la simulation pour l’appui aux opérations, et pas, au moins pour le moment, aux systèmes d’armes. La robotique apporte des solutions notamment dans le domaine du soutien (portage, ouverture d’itinéraire, surveillan­ce…). L’IA permet également de modéliser le comporteme­nt d’entités adverses sur le terrain. Il est ainsi possible de réaliser des simulation­s des entités adverses, d’anticiper le déroulemen­t d’une opération et de détecter les écarts par rapport aux prévisions grâce aux données issues des capteurs installés sur différents vecteurs (terrestres, avions, drones, navires, satellites).

L’IA permet également de répondre à l’impératif d’autonomie et de subsidiari­té des unités sur le terrain grâce à des capteurs capables de traiter et d’analyser par eux-mêmes l’informatio­n, évitant du même coup tout phénomène de saturation. Elle n’est donc pas à envisager comme une « superpuiss­ance en devenir », mais comme une réserve d’opportunit­és qu’il s’agit de saisir dans un cadre bien défini dont l’homme ne peut être absent.

Nous faisons face à une pluralité de risques et de menaces. Laquelle est celle méritant, selon vous, l’attention la plus soutenue ?

Le système internatio­nal se caractéris­e par l’instabilit­é et l’incertitud­e, contexte dans lequel il est particuliè­rement délicat et sans doute dangereux de se focaliser sur une menace plus qu’une autre. Bien sûr, l’irruption brutale du terrorisme sur le territoire national et son cortège de crimes ont frappé les opinions et appelé une réponse de l’état, qui dépasse le seul cadre militaire. Mais la dégradatio­n sensible du contexte sécuritair­e et géopolitiq­ue mondial, avec la volonté d’un certain nombre d’acteurs de s’affranchir de l’ordre multilatér­al internatio­nal, appelle tout autant l’attention. Parallèlem­ent, nous observons une forme de diversific­ation des modes d’expression de la violence mis au service de stratégies totales. Ces phénomènes sont facilités par

La généralisa­tion d’objets connectés et le recours à L’IA doivent permettre de fluidifier les relations de commandeme­nt, de simplifier l’administra­tion, de rendre plus efficaces les services, ainsi que de faire émerger des solutions innovantes dans les systèmes de combat et de commandeme­nt sur la base de technologi­es, „ voire d’usages, civiles préexistan­tes.

l’accessibil­ité des technologi­es modernes à fort pouvoir nivelant qui profite à de très nombreux acteurs.

L’enjeu de la conflictua­lité à laquelle nous sommes confrontés est bien celui de l’hybridité généralisé­e chez nos adversaire­s et compétiteu­rs, étatiques ou non. Concrèteme­nt, ils recherchen­t la saisie permanente d’opportunit­és, avec ce que cela comporte d’incertitud­es et de déstabilis­ations : actions par « proxy » interposé, offensives restant en deçà du seuil de déclenchem­ent d’hostilité, actions de type terroriste­s, infiltrati­ons « cyber », provocatio­ns ou gesticulat­ions. D’où une exigence pour nous d’agilité, sur l’ensemble du spectre de ces risques et dans tous les domaines, sans succomber à l’illusion que la maîtrise de l’immatériel constituer­ait la réponse ultime.

Face à cette pluralité de risques et de menaces, la France doit conserver sa capacité d’agir et de décider seule pour défendre ses intérêts, et donc son autonomie d’appréciati­on. C’est pourquoi il faut saluer l’effort placé dans la LPM sur la fonction stratégiqu­e de la connaissan­ce et de l’anticipati­on, qui se traduit d’abord par la mise en place d’une posture permanente de renseignem­ent stratégiqu­e et par un renfort de moyens. Sur la période 2019-2023, la ressource annuelle moyenne consacrée au renseignem­ent et à la cyberdéfen­se augmente de 53 % par rapport à la précédente LPM.

Sur le plan des effectifs, le domaine du renseignem­ent va bénéficier d’une augmentati­on de 1500 postes pour répondre aux besoins de défense de notre pays et aux nouveaux défis liés à la mutualisat­ion des capacités et à l’arrivée de nouveaux matériels. Ceux-ci seront répartis entre les besoins propres des armées et ceux de la Direction Générale de la Sécurité Extérieure (DGSE) avec laquelle une coordinati­on importante est consolidée. Sur le plan des équipement­s, trois systèmes supplément­aires de drones de Moyenne Altitude Longue Endurance (MALE) seront livrés d’ici à 2025, avec une cible de huit systèmes pour 2030. Huit, c’est également la cible pour 2030 d’avions Légers de Surveillan­ce et de Reconnaiss­ance (ALSR).

Vous êtes en poste depuis maintenant un an. Quelles sont vos priorités pour l’année qui vient ?

Mes objectifs pour l’année qui vient s’inscrivent dans une dynamique de plus long terme avec un horizon 2030 qui doit nous permettre de disposer d’armées conformées aux défis d’avenir. J’ambitionne de libérer sans tarder toutes les marges de manoeuvre indispensa­bles à la régénérati­on de nos armées. Les marges dont je parle ne sont pas uniquement financière­s. Je pense notamment à l’activité, par une meilleure modulation de nos efforts tant en opérations qu’à l’entraîneme­nt. Je pense également à la simplifica­tion des procédures administra­tives dans tous les domaines. Je pense, encore, à la promotion d’interactio­ns nouvelles avec le monde civil, notamment dans les domaines de l’enseigneme­nt et de la recherche, mais aussi avec la mise en place de parcours RH innovants. Cette dynamique nouvelle nécessite que soient réaffirmés les principes d’organisati­on et de fonctionne­ment qui fondent l’efficacité des armées. Certains ajustement­s seront nécessaire­s pour conformer l’organisati­on à la mission des forces et réaffirmer l’autorité et la responsabi­lité des chefs militaires.

L’irruption brutale du terrorisme sur le territoire national et son cortège de crimes ont frappé les opinions et appelé une réponse de l’état, qui dépasse le seul cadre militaire. Mais la dégradatio­n sensible du contexte sécuritair­e et géopolitiq­ue mondial, avec la volonté d’un certain nombre d’acteurs de s’affranchir de l’ordre multilatér­al „ internatio­nal, appelle tout autant l’attention.

Propos recueillis par Joseph Henrotin, le 9 juillet 2018

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Photo ci-dessus :Un Puma au cours d’un exercice. Derrière la modernisat­ion des systèmes utilisés, les hommes – leur formation, leur expérience, leur volonté – restent le principal capital des armées. (© OTAN)
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Le général Lecointre. (© EMA)
 ??  ?? Déploiemen­t sur une zone d’exercice. Les armées sont un système complexe dont l’une des plus grandes forces est la cohérence. (© OTAN)
Déploiemen­t sur une zone d’exercice. Les armées sont un système complexe dont l’une des plus grandes forces est la cohérence. (© OTAN)
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Le BPC Tonnerre au cours d’un exercice amphibie multinatio­nal. La coopératio­n est un atout précieux. (© OTAN)

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