DERRIÈRE LE MIROIR : COMMENT EST PERÇUE LA COOPÉRATION FRANÇAISE EN AFRIQUE ?
COMMENT EST PERÇUE LA COOPÉRATION FRANÇAISE EN AFRIQUE ?
“
Les personnels français sont considérés comme étant hautement compétents et leur valeur professionnelle est grandement respectée. Lesdits officiers estiment que les coopérants français ont beaucoup „ à leur apprendre, ainsi qu’à leurs hommes.
LLa coopération militaire avec l’afrique est le plus souvent envisagée au niveau stratégique, en examinant les accords de défense, leur portée et leurs limites, en réfléchissant aux enjeux pour les pays qui «produisent» de la coopération comme pour les pays clients. Les travaux sur des considérations plus opérationnelles sont sensiblement plus rares (1), particulièrement en France. Avant même les impératifs de confidentialité, ce manque tient d’abord à un autre déficit : les retours d’expérience des militaires engagés dans des missions de coopération sont peu «captés» et peu exploités.
L’expérience africaine de nos armées, pourtant souvent riche, n’est pas transformée en ressource documentaire, intellectuelle. Elle reste dispersée à l’échelle des individus, transmise «sur le tas». Or, elle pourrait être bénéfique pour la modernisation de la doctrine en matière de coopération militaire, voire pour l’élaboration d’une nouvelle. Les pays anglosaxons l’ont compris et tirent davantage profit de l’expérience acquise par leurs personnels engagés dans le soutien aux pays étrangers. Certes, quelques initiatives existent en la matière, notamment grâce à l’état-major de Spécialisation de l’outre-mer et de l’étranger (EMSOME). Cependant, ces actions restent relativement marginales et l’éparpillement des acteurs de la coopération n’arrange rien. Cette lacune est aussi regrettable que surprenante pour un pays de longue tradition de coopération militaire avec l’afrique. Cela posé, il est un autre aspect de la coopération encore plus absent : que pensent les militaires africains du système et de sa manière de fonctionner ? Les réponses qui suivent à ce sujet ont été synthétisées à partir de commentaires d’officiers africains – francophones, mais aussi anglophones –, obtenus au cours d’échanges, de discussions, sur une période d’environ quatre ans. Sans être exclusivement mauvais, le regard de ces officiers souligne également des points sur lesquels des efforts seraient à accomplir.
LA FRANCE : OFFRE SÉRIEUSE, PERSONNELS DE QUALITÉ ET COMPÉTENTS, MAIS MANQUE DE MOYENS
Pour les officiers africains francophones comme anglophones, un consensus existe autour d’un point qui, en général, prime sur tous les autres : les personnels français sont considérés comme étant hautement compétents et leur valeur professionnelle est grandement respectée. Lesdits officiers estiment que les coopérants français ont beaucoup à leur apprendre, ainsi qu’à leurs hommes. Ce regard est accentué par les nombreuses opérations qu’ont menées et que mènent les militaires français sur le continent, dans des conditions souvent très difficiles, et sans les moyens dont
disposent les Américains. De fait, en dépit des problèmes qui existent par ailleurs, la coopération française bénéficie d’une aura certaine. Revers de la médaille, cette aura agace aussi, parfois. Elle génère alors des critiques de mauvaise foi, porteuses de contradictions. Ainsi, la coopération avec d’autres pays – notamment la Chine – est louée, tandis que la comparaison n’est pas en faveur de la France. Jusqu’au moment où… des failles apparaissent dans ces autres coopérations et où on reconnaît que, oui, la France a aussi des qualités en la matière.
En Afrique francophone, la vision sur les coopérants anglo-saxons est plus mitigée. Les Britanniques ont une solide réputation, voire «intimident». Ils sont considérés comme extrêmement professionnels. Néanmoins, le regard sur les Américains est en demi-teinte, voire défavorable. Le professionnalisme des personnels est indéniablement reconnu. Cependant, il est relativisé à l’aune des énormes moyens disponibles. Schématiquement, la question que se posent les officiers africains est : les Américains seraient-ils aussi bons sans tous leur équipement, sans les vastes capacités matérielles, sans un fabuleux soutien logistique ? Ce doute n’est pas formulé tel quel, mais il s’inscrit en filigrane des remarques sur la coopération avec les États-unis.
Il y a toutefois un élément sur lequel les Anglo-saxons, forces de Washington comprises, font nettement la différence avec les Français : la communication. Beaucoup d’officiers africains déplorent ainsi le manque de «capacités d’échange» de leurs homologues français. Les Français apparaissent «figés» dans des dispositifs où seul l’avis français compte. Est répété à l’envi que «les Africains décident», mais, dans les faits, les choses sont plus compliquées, car lesdits Africains n’ont pas la conviction absolue d’être écoutés. A contrario, ils perçoivent les Anglo-saxons comme sincèrement attentifs, cherchant à savoir ce que pensent les militaires africains des problèmes auxquels ils sont confrontés, quelles solutions ils préconiseraient. Ces échanges se font d’égal à égal, avec une ouverture d’esprit qui, selon beaucoup d’officiers du continent, manque aux Français.
Officiers francophones et anglophones se montrent plutôt cyniques, voire cruels, mais non sans raison, quant à une manière de faire de la coopération : vouloir paraître « énorme » alors que Paris manque d’argent. Ils constatent que les efforts mis en oeuvre par la France sont souvent dématérialisés, avec un souci constant d’économies, de rabotage. La comparaison avec le fonctionnement de la coopération militaire menée par d’autres pays, par exemple les États-unis, la Chine, ou encore le Maroc qui dispose désormais de confortables moyens financiers (2), valide cette observation.
Elle se traduit par l’idée que la France essaie de convaincre qu’elle va faire beaucoup en essayant de camoufler qu’il n’y a pas beaucoup pour faire. Pour les uns, ce procédé a pour but de limiter la baisse d’influence politique et géopolitique. Pour les autres, il soulève une interrogation : leur pays est-il vraiment un partenaire respecté comme il devrait l’être ? Ne faut-il pas y voir un désintéressement, avec un investissement qui n’est pas synonyme d’efforts, mais qui apparaît désormais comme un «minimum» sans enthousiasme, quelle que soit la rhétorique des communiqués diplomatiques ou des articles dans la presse locale ? Les problèmes économiques sont bien entendu compris, mais chercher à préserver une idée de grandeur quand celle-ci chancelle du fait de décisions politiques et de budgets malgré tout «serrés» fait sourire ou agace.
Cette attitude française génère également un raisonnement insidieux : la France ne veut pas forcément que les armées africaines soient mauvaises, mais elle préfère qu’elles soient opérationnelles grâce à elle plutôt que grâce aux Américains, aux Chinois, voire aux Russes, etc. Certains estiment que si les Français ont de bonnes capacités d’adaptation, ils manquent de simplicité. Les coopérants militaires américains, eux, savent dans leur ensemble faire preuve de bien davantage de simplicité, mais en revanche, leurs capacités d’adaptation sont médiocres. Même ceux qui essaient de se démarquer d’un «American way of life» stéréotypé
“
Est répété à l’envi que « les Africains décident », mais, dans les faits, les choses sont plus compliquées, car lesdits Africains n’ont „ pas la conviction absolue d’être écoutés.
sont rattrapés par celui-ci à un moment ou un autre. Quant aux Chinois, ils tendent à être envisagés comme trop rigides et manquant de franchise. Cependant, ils profitent d’un capital sympathie assez caricatural, Pékin ayant été résolument anticolonialiste et anti-impérialiste.
LA CONDESCENDANCE
Si la qualité et les compétences des personnels militaires français sont plébiscitées par les Africains francophones et anglophones, dans le cas d’officiers africains francophones, la critique la plus courante et la plus appuyée tourne autour de la condescendance de certains, qui, bien qu’elle ne soit pas systématique, est néanmoins perçue. Elle s’exprime au travers de remarques plus ou moins désobligeantes ou d’attitudes. La difficulté des Français à s’intéresser au mode de vie des militaires africains et de leurs familles, voire tout simplement à l’afrique, est souvent reprochée. D’indispensables règles de sécurité sont comprises, mais elles n’expliquent pas tout. Cette arrogance est aussi ressentie de la part des coopérants militaires anglo-saxons. Selon les Africains, les étrangers qui cultivent cette attitude n’en ont pas forcément conscience. Ce qui ne change rien au problème. Par ailleurs, il est des cas où la morgue n’a rien d’involontaire. Un exemple de ce qui considéré comme de l’arrogance – française ou autre – revient fréquemment chez les officiers francophones. Si un officier supérieur français sollicite une entrevue avec un responsable militaire ou politique, il l’obtiendra presque séance tenante. Si un Africain de même grade accomplit la même démarche, il n’aura, le plus souvent, qu’une fin de non-recevoir. Et ce, plus encore si la demande est adressée à un haut responsable politique. Cette inégalité est particulièrement mal perçue. Elle génère l’idée que, dans leur propre pays, les coopérants militaires étrangers sont considérés comme plus fiables, plus professionnels. S’ils peuvent comprendre les raisons de ces crispations entre eux et leur hiérarchie, militaire ou politique, ils déplorent en revanche que les coopérants étrangers ne parviennent pas à en prendre conscience et restent aveugles devant ce phénomène qu’ils pourraient contribuer à atténuer. Plus grave encore, des comportements racistes sont dénoncés. Le vocabulaire utilisé par certains coopérants pour parler de l’afrique en général et des soldats africains en particulier est emblématique de cette manière de penser. Les officiers africains savent faire la différence entre un langage militaire fleuri, empreint de virilité abrupte, et des mots qu’ils jugent déplacés.
Sans atténuer ce qui précède, il importe cependant de nuancer. D’une part, la frontière n’est pas toujours très bien tracée entre l’arrogance mentionnée supra et le racisme. La première est parfois intrinsèque au statut de militaire. Il s’agit d’une supériorité corporatiste plutôt que culturelle ou raciale. D’autre part, il importe de considérer un facteur primordial : aussi bien l’arrogance que le racisme tendent à être présentés comme perçus plutôt que comme subis. En d’autres termes, il est des officiers africains qui admettent que ce qui est appréhendé comme du racisme pourrait
“
Le statut de militaire est « égalisateur », même si quelques officiers africains regrettent que cette égalité ne soit pas plus prononcée. Ils estiment cependant que les militaires appartiennent au « même monde » et que le dialogue est „ plus facile entre membres de ce « monde ».
n’être, dans une certaine mesure, qu’une impression donnée dont l’écho est lui-même exacerbé par des réflexes défensifs, notamment en l’absence de lien de confiance. Il n’en reste pas moins que ce reproche revient trop systématiquement pour n’être rien de plus qu’une impression.
L’objet de cet article n’est pas de calomnier l’armée française qui, c’est indéniable, effectue un travail remarquable, de l’avis même de la plupart des officiers africains. Il est évident que tous les coopérants ne sont pas racistes. Néanmoins, des attitudes racistes – conscientes ou non – sont rapportées. Être incrédule, en faire un tabou, le nier ou même le minimiser n’améliorera pas la qualité de la coopération militaire française.
Cet article n’a pas non plus pour but de déterminer quelles sont les causes profondes de ce problème. Mais il y a au moins une raison qui doit être mise en exergue : une méconnaissance de la culture africaine et des armées du continent, des clichés qui occultent également de belles qualités. En relation avec cette méconnaissance, la place de la colonisation et de la décolonisation dans l’inconscient collectif africain est sous-estimée. Sans aller jusqu’à l’autoflagellation qui n’est pas non plus appréciée, un minimum de savoir sur cette histoire commune est approuvé.
Paradoxalement, beaucoup de jeunes officiers africains ne veulent plus que ce « dossier » parasite les rapports entre militaires, voire entre leur pays et la France. Cependant, ils le font avec d’autant plus de facilité lorsque ledit passé n’est pas non plus ignoré. Surtout que l’histoire commune est également fédératrice. Rappeler la valeur des combattants africains tout au long de leur histoire, puis au cours de celle partagée avec la France génère de la fierté et crée bien des liens.
PROXIMITÉS ET INCOMPRÉHENSIONS CULTURELLES
Au-delà des critiques, des différences et des mécontentements, le « corporatisme » joue un rôle fondamental. Le substantif n’est pas utilisé
Les officiers africains reconnaissent que la coopération en Afrique exige de la patience et une bonne capacité d’adaptation. Ils tendent à admettre que cela peut agacer des militaires occidentaux habitués à ce que « tout roule » ou, du moins, capables de faire en sorte que tout soit en place sans délai.
tel quel; cependant, il résume de nombreux commentaires. Le statut de militaire est synonyme d’un monde fait de devoirs, de dangers, de traditions. Ces concepts sont partagés, tout comme l’est fréquemment l’expérience du feu. Le statut de militaire est « égalisateur », même si quelques officiers africains regrettent que cette égalité ne soit pas plus prononcée. Ils estiment cependant que les militaires appartiennent au « même monde » et que le dialogue est plus facile entre membres de ce « monde ». Les reproches sur l’arrogance et le racisme côtoient les remarques sur une camaraderie sincère qui se tisse parfois avec les coopérants étrangers.
Sans surprise, les militaires africains francophones apprécient le travail avec les coopérants français (accessoirement belges). De leur côté, les militaires anglophones préfèrent oeuvrer avec des coopérants anglophones. La langue est donc à la fois une passerelle et une barrière, un atout et un désavantage. Dans quelques cas, elle se transforme aussi en sujet de désagrément. En effet, les officiers africains francophones déplorent une tendance qui, selon eux, croît : lors d’exercices, les consignes peuvent être données en anglais par les instructeurs français, à des militaires francophones… Ils regrettent cette pratique au regard d’une fierté d’appartenir à la Francophonie. Là encore, le constat peut apparaître contradictoire : de nombreux officiers africains considèrent ainsi que la France ne défend plus suffisamment la culture francophone. Ils relient cet affaiblissement à une perte d’intérêt de la métropole pour l’afrique.
D’autres incompréhensions nuisent aux dispositifs de coopération. L’un de ceux-ci est de nature à la fois stratégique et tactique : la perception du temps. La coopération militaire est contrainte par des impératifs de temps, corrélés à des exigences politiques et à des systèmes de fonctionnement (rotations des personnels). Or le rythme des uns et des autres est souvent différent, ce qui oblige à de grands écarts organisationnels.
Dans la rhétorique et les communiqués, tout est toujours bien huilé. Mais sur le terrain, les demandes des uns se heurtent aux difficultés des autres. Mettre en place des exercices, des stages de formation, peut relever du cauchemar, car tout manque alors que tout devrait être prêt. Ce qui, parfois, provoque des tensions. Les officiers africains reconnaissent que la coopération en Afrique exige de la patience et une bonne capacité d’adaptation. Ils tendent à admettre que cela peut agacer des militaires occidentaux habitués à ce que « tout roule » ou, du moins, capables de faire en sorte que tout soit en place sans délai. Cependant, ils soulignent que la patience est une qualité dont ils doivent eux aussi savoir faire preuve, parfois même vis-à-vis des coopérants euxmêmes sans que ces derniers le comprennent.
Enfin, les officiers africains sont souvent agacés par une habitude prégnante avec les coopérants, quelle que soit leur nationalité, le recueil de renseignement. Les interrogations, même habiles, pour chercher à en savoir plus sur le nombre de blindés, les effectifs, les tableaux d’équipement et de dotation, déclenchent des réflexes défensifs tout en provoquant les suspicions. Elles sont d’autant plus exaspérantes que, dans la plupart des cas, les officiers africains n’ont eux-mêmes pas accès à des informations qui, en général, sont confidentielles dans une grande majorité des armées du continent.
CONCLUSION
Les officiers africains francophones s’accordent sur un point qui pourrait constituer une piste de réflexion pour la reconstruction de la coopération militaire française avec l’afrique : la France est sincère dans sa démarche. Nonobstant tout ce qui est négatif, dans leur ensemble, ils ont le sentiment que Paris est plus franc que Washington, Pékin ou toute autre capitale. Les Chinois sont appréciés pour la globalité de ce qu’ils apportent, mais les Africains savent pertinemment que, si la Chine a des intérêts en Afrique, il ne s’agit pas vraiment d’une attention. Celle-ci existe entre l’afrique – au moins francophone – et la métropole. De là, beaucoup de choses pourraient être remodelées, davantage en phase avec l’évolution des menaces et des dangers, mais aussi en adéquation avec nos capacités. Rationaliser en évitant de «simplifier à l’envers», c’est-à-dire en inventant de nouvelles usines à gaz, insufflerait une nouvelle énergie à notre influence en Afrique, car toute une catégorie de nos interlocuteurs, qui un jour exerceront des responsabilités plus importantes, ne manqueraient pas d’observer ces changements.
Notes
(1) Le Focus stratégique no 76 de L’IFRI, « Coopérer avec les armées africaines », réalisé par Aline Leboeuf, constitue une notable exception; voir https://www.ifri.org/sites/default/ files/atoms/files/cooperer_avec_les_armees_africaines.pdf. (2) Grâce aux «subventions» des pays du Golfe persique, notamment en «récompense» de l’implication de Rabat dans la crise au Yémen.