LA JEUNESSE, AUX FONDEMENTS DES RELATIONS ENTRE LES MILITAIRES ET LEURS CONCITOYENS
Pour les armées, et l’armée de Terre en particulier, la relation qu’elles entretiennent avec les jeunes Français ne peut être un sujet secondaire. Ces derniers sont en effet au début de leur vie politique et c’est en leur nom que certains de leurs concitoyens vont porter les armes au cours des années qui viennent ; ces années, les armées les voient venir avec acuité parce qu’elles sont des organisations dont un des ressorts d’efficacité est la planification et l’anticipation. Cette question du rapport entre armée et jeunesse prend donc place parmi les interrogations plus larges sur la nature et l’évolution des relations entre l’ensemble des Français et leurs militaires.
La préoccupation première est le recrutement, alors que le document Action terrestre future fait de la masse un des facteurs de supériorité opérationnelle pour les années à venir et impose un recrutement de qualité. L’objectif est en effet d’obtenir « la capacité à générer et entretenir les volumes de forces suffisants pour produire des effets de décision stratégique dans la durée ».
Au moment de la professionnalisation, les sciences sociales se sont beaucoup penchées sur la manière dont les jeunes Français pouvaient trouver dans un engagement militaire une opportunité professionnelle qualifiante. Cette approche nécessaire ne suffit pas à rendre compte de la complexité des rapports entre l’armée de Terre et la jeunesse française, qui incluent la question large des représentations collectives du fait militaire et de la manière dont chaque jeune Français perçoit sa place dans la vie de la cité. Les armées, enfin, doivent aussi tenir compte des réalités disparates de compétences (physiques et cognitives) et de parcours éducatifs des jeunes générations.
Le remplacement du service national par la Journée d’appel et de Préparation à la Défense (JAPD), elle-même devenue Journée Défense et Citoyenneté (JDC) en 2011, n’offre alors qu’une rencontre très limitée dans le temps entre les jeunes garçons et filles et leurs armées.
DES POINTS DE CONTACT ÉPHÉMÈRES ET ÉCLATÉS
Les points de contact entre l’armée de Terre et les jeunes Français se sont évidemment raréfiés avec la suspension du service national obligatoire en 1997. Moins qu’une rupture absolue, cette date apparaît en la matière comme l’aboutissement d’un lent délitement de la cohérence d’une relation rendue obligatoire par l’appel de chaque classe d’âge. Le remplacement du service national par la Journée d’appel et de Préparation à la Défense (JAPD), elle-même devenue Journée Défense et Citoyenneté (JDC) en 2011, n’offre alors qu’une rencontre très limitée dans le temps entre les jeunes garçons et filles et leurs armées. Le parcours d’éducation civique des élèves est censé intégrer des pans consacrés aux enjeux de défense tout au long de la scolarité, sans qu’il soit aisé d’évaluer la portée concrète de ces enseignements.
Enfin, la CAJ (Commission Armées-jeunesse) multiplie les initiatives à destination des jeunes Français ; l’institut des hautes études de Défense nationale et sa branche jeune, L'ANAJ, (Association Nationale des Auditeurs Jeunes) occupent également ce terrain. Le nombre de jeunes garçons et filles finalement touchés par ces entreprises diverses demeure difficile à comptabiliser.
Une minorité de jeunes Français bénéficient d’un contact durable avec les armées dans le cadre de dispositifs de type socio-éducatif encadrés par des militaires. Depuis 1961, en outre-mer, le SMA (Service Militaire Adapté) permet à de jeunes volontaires de recevoir une formation professionnelle après une période de classes (avec apprentissage du maniement des armes). Ils sont aujourd’hui 6000 à y passer chaque année. En 2016, le SMA affichait un taux d’insertion professionnelle de 77%. En Métropole, ce sont les émeutes urbaines de 2005 qui font émerger durablement dans le débat public une interrogation sur l’implication des armées dans des dispositifs de type socio-éducatif alors que la préoccupation pour la cohésion nationale est exprimée de plus en plus clairement par nombre de responsables politiques. Les armées sont ainsi sollicitées dans le cadre du dispositif Défense 2e Chance (2005) puis du plan Égalité des chances (2007). La réflexion qui mène à la mise en oeuvre du service civique en 2010 est menée par Luc Ferry et… l’amiral Alain Béreau. Les militaires apparaissent donc comme des interlocuteurs privilégiés dans l’élaboration de dispositifs à destination de la jeunesse. La mise en place du Service Militaire Volontaire (SMV) décidée par François Hollande en 2015 vient s’inscrire dans cette tendance des années 2000. L’armée de Terre accueille aujourd’hui 1000 jeunes Français par an dans ses quatre centres de SMV. Si ces initiatives permettent aux jeunes Français de fréquenter leurs soldats, elles viennent aussi contribuer au brouillage de l’image des armées, vues comme un fournisseur de cadres socio-éducatifs efficaces.
Enfin, c’est par l’ensemble du traitement médiatique du fait militaire, y compris sur les réseaux sociaux, que les jeunes Français peuvent connaître leurs armées. La manière dont ils reçoivent, perçoivent et retiennent ce qu’ils lisent, voient et entendent est très difficile à dessiner alors que les habitudes de chacun varient et que les sujets traités vont des réformes et des enjeux budgétaires aux réalités opérationnelles en passant par les débats sur la politique internationale de la France et les choix de politique de défense. À ce traitement médiatique ordinaire s’ajoute depuis janvier 2015 la rencontre quotidienne possible avec l’un des 7 000 à 10 000 militaires de «Sentinelle» déployés en France. Alors que les générations précédentes ne voyaient les militaires sur le sol national que dans des emplois marginaux au sein de Vigipirate ou en intervention d’urgence lors de catastrophes naturelles, ils assistent désormais au déploiement d’une opération numériquement massive, avec toutes les ambivalences d’images et de représentations que cela comporte.
C’est par l’ensemble du traitement médiatique du fait militaire, y compris sur les réseaux sociaux, que les jeunes Français peuvent connaître leurs armées. La manière dont ils reçoivent, perçoivent et retiennent ce qu’ils lisent, voient et entendent est très difficile à dessiner alors que les habitudes de chacun varient et que les sujets traités vont des réformes et des enjeux budgétaires aux réalités opérationnelles.
UN RAPPORT AU FAIT MILITAIRE CONTRASTÉ
À cette perception du fait militaire présent viennent s’ajouter les strates mémorielles successives de la société française et un paysage de représentations de la guerre très marqué par la culture américaine. Ces jeunes Français sont les héritiers de deux générations dont le rapport avec le fait militaire est marqué par les blessures mémorielles des conflits armés du XXE siècle. Ils sont les enfants de ceux qui les ont précédés au lycée dans les années 1990 dont les références héroïques, étudiées en 1997 par la sociologue Anne Muxel, ignoraient presque totalement les vertus qui font la force des armées (1). La spécificité militaire est bien davantage racontée dans l’espace médiatique français depuis 2008 et l’embuscade d’uzbin, en Afghanistan, mais ces évolutions récentes ne viennent pas effacer un bain culturel ancien.
Ces combinaisons complexes mènent à des réponses parfois paradoxales aux enquêtes sociologiques menées auprès de la jeunesse, qui témoignent non pas tant d’une inculture que d’une image morcelée des réalités de la vie militaire, souvent privée de sens et de finalité. Il est néanmoins possible d’émettre aujourd’hui l’hypothèse que l’image des armées se structure davantage autour de l’acte combattant : en 2016, c’est d’abord le champ lexical très flou des « valeurs » qu’évoquent les
18-30 ans quand on parle des armées (à 70 %), mais ils sont aussi 52% à évoquer celui de la guerre et des armes (36% et 16%) devant celui des métiers et domaines de compétences (39 %) (2). Ces chiffres seuls ne disent finalement pas grand-chose. En revanche, mis en regard avec le paysage médiatique et culturel français, ils sont le reflet de la relation bienveillante que la jeunesse entretient avec ses armées tout en demeurant à distance de l’engagement militaire. L’antimilitarisme militant n’a de sens que pour une petite minorité d’entre eux – en 2015, 12 % des jeunes Français se disent antimilitaristes (3) –, mais ils sont une minorité à peu près équivalente à envisager la vie militaire pour eux-mêmes : seulement 11 % des 18-30 ans en 2018 pourraient envisager avec certitude de travailler au sein des armées (4).
L’EXIGENCE DU RECRUTEMENT
Cette relation à la fois bienveillante et distante est évidemment au coeur des préoccupations de militaires toujours soucieux d’être mieux compris de leurs concitoyens. Elle est aussi un défi pour le recrutement, car s’y ajoutent les contraintes inhérentes à la vie militaire qui imposent de sélectionner une minorité parmi la minorité qui envisage pour elle-même un engagement sous l’uniforme. Une des difficultés auxquelles se heurtent les armées, et singulièrement l’armée de Terre, est le vide statistique laissé par la suspension du service national. Dessiner le portrait des jeunes générations auxquelles elle doit
Les flux annuels de recrutement ont bondi de 80 % par rapport à 2014. Entre 2015 et 2017, 46000 jeunes Français ont été recrutés et 10500 se sont engagés dans la réserve. La force opérationnelle terrestre est ainsi passée de 66 000 à 77 000 hommes, au prix d’un effort soutenu de formation et d’entraînement.
se frotter, et au sein desquelles elle recrute, est donc une gageure. Du croisement des données disponibles ressort cependant la perspective d’une restriction progressive du vivier de recrutement polyvalent, disposant à la fois des compétences physiques et des capacités cognitives de base.
À ce constat s’ajoutent les interrogations récurrentes sur la supposée faible prédisposition des jeunes Français à l’engagement. Le débat médiatique sur ce sujet n’est guère satisfaisant, relevant en général d’une dispute autour d’un verre à moitié vide ou à moitié plein, selon ce que chacun entend par le terme même d’«engagement». Les uns se réconfortent en citant les chiffres du bénévolat associatif, en augmentation : en 2016, 14 % des jeunes Français donnaient quelques heures de leur temps chaque semaine, 9% quelques heures chaque mois (5). Les autres s’inquiètent des mêmes chiffres (ils étaient 12% à donner de leur temps seulement à une période précise de l’année ou à l’occasion d’un événement, 13 % à donner de leur temps moins souvent que cela et 53% à ne jamais le faire) et invoquent les vies de couple de plus en plus fluctuantes et la fréquence avec laquelle les jeunes professionnels changent d’emploi pour souligner la difficulté des mêmes à s’engager dans la durée en supportant le lot de contraintes inhérent à tout choix de vie. Ces données, forcément parcellaires, doivent aussi être mises en regard des processus longs d’individualisation des valeurs qui rendent plus difficilement lisible le rapport que chaque citoyen entretient avec la vie de la cité. Les choix posés par d’éventuelles recrues ne peuvent enfin pas être dissociés de l’évolution du marché du travail et du contexte économique français, ni des critères de décision propres à toute trajectoire individuelle, difficiles à saisir.
Alors que les objectifs fixés en 2015 avaient été très ambitieux, le général Jean-pierre Bosser, chef d’état-major de l’armée de Terre, se félicitait en août 2017 : « La bataille des effectifs a été gagnée. » Les flux annuels de recrutement ont bondi de 80% par rapport à 2014. Entre 2015 et 2017, 46000 jeunes Français ont été recrutés et 10 500 se sont engagés dans la réserve. La force opérationnelle terrestre est ainsi passée de 66 000 à 77000 hommes, au prix d’un effort soutenu de formation et d’entraînement (grâce à la mobilisation d’environ 10 % des effectifs pour soutenir cet effort). La pression a été réelle alors que, dans ce contexte, les armées ne disposaient que de 1,7 candidat par poste en 2016 (1,6 pour l’armée de Terre).
UNE DIFFICILE FIDÉLISATION
Encore faut-il ensuite parvenir à garder les recrues dans les rangs. Si la jeunesse est une force pour les armées, un turn-over trop rapide des effectifs est une faiblesse : la formation des hommes, la transmission des savoir-faire, l’acquisition des capacités d’encadrement et des qualités indispensables à la cohésion exigent du temps. Au moment de la professionnalisation, l’objectif était que la durée moyenne des contrats des militaires du rang de l’armée de Terre soit de 6,5 ans; elle n’atteint aujourd’hui que 4,5 ans(6), et passer le cap des 6 ans constituerait déjà une belle réussite.
Le chiffre de 67% de militaires de carrière de l’armée de Terre (81 % dans la Marine, 72 % dans l’armée de l’air) qui pourraient envisager de quitter l’institution, rendu public par le 11e rapport du Haut Comité d’évaluation de la Condition Militaire (HCECM), est venu concrétiser une inquiétude latente sur la difficulté à atteindre ces seuils de fidélisation même si les fortes variations de ce taux en fonction de l’ancienneté doivent être prises en compte. Les écarts entre ce que la vie militaire exige et les attentes mal définies des jeunes recrues apparaissent comme la raison évidente de cette relative démotivation. Pour autant, une observation fine mène à penser que ce facteur n’est en fait pas le plus déterminant alors qu’il vient probablement expliquer en partie le pourcentage élevé de dénonciations de contrats dans les six premiers mois (entre 23 et 25% des jeunes engagés de l’armée de Terre), voire les désertions (1 500 procédures environ sont ouvertes chaque année, pour environ 900 cas avérés). Les raisons invoquées rejoignent en effet alors le constat d’une difficulté à tolérer les inévitables contraintes de toute vie professionnelle et à les tenir dans la durée, même dans le cadre d’un contrat relativement court.
Ceux qui, restés fidèles, pourraient pourtant envisager de quitter l’armée de Terre se situent dans un autre registre. En effet, s’ils se sont engagés et n’ont pas rompu leurs contrats, c’est qu’ils ne faisaient pas partie des jeunes Français en quête d’une vie professionnelle faite de sédentarité et exempte des efforts nécessaires à l’aguerrissement. Si la difficulté à mener de front vie professionnelle et vie familiale pèse de plus en plus au fil de l’avancement des carrières militaires et explique que ceux qui ont plus de dix ans d’ancienneté soient les plus nombreux à envisager de quitter l’uniforme, elle n’est pas le seul facteur de démotivation. Ne le sont pas davantage les tentations de la vie civile qui ne leurrent pas ces militaires, lucides pour la plupart, sur la qualité des rémunérations envisageables en dehors de leur institution, si l’on en croit le même rapport du HCECM. C’est bien ailleurs que se trouve la clé fondamentale d’explication, dans la déception, exprimée par 15% d’entre eux, générée par l’affirmation insuffisante de la spécificité militaire au regard d’attentes initiales très fortes, qui se traduit par le regret de ne pas assez partir en opérations extérieures et de ne pas pourvoir vivre avec l’intensité attendue la cohésion, la discipline et le respect dû à l’uniforme. Par ailleurs, l’ensemble des militaires de l’armée de Terre se sentent moins aimés qu’ils ne le sont en réalité, si l’on en croit les études d’opinion : en janvier 2017, 88% des Français disent avoir une bonne image des armées (sondage IFOP/DICOD), mais, toujours selon le HCECM, seulement 80% des militaires de l’armée de Terre pensent que les Français ont une bonne image des armées. Ils sont 81 % et 75 % à penser qu’ils sont considérés par leurs concitoyens comme compétents et efficaces, mais ils ne sont que 70% à estimer que les armées sont sources de fierté pour les Français et beaucoup moins encore qu’elles sont reconnues à leur juste valeur (43%) et bien connues (34%). Si ces chiffres dépassent largement l’analyse des seuls rapports de la jeunesse avec les armées en général et l’armée de Terre en particulier, ils viennent rendre manifeste une urgence forte : ceux qui au tournant de leur majorité décident de tenter l’aventure militaire attendent que cet engagement hors de l’ordinaire, du fait de la spécificité militaire, soit reconnu à sa juste valeur pour qu’il puisse tenir dans la durée, malgré les sacrifices qu’il impose.
Au moment de la professionnalisation, l’objectif était que la durée moyenne des contrats des militaires du rang de l’armée de Terre soit de 6,5 ans ; elle n’atteint aujourd’hui que 4,5 ans.
Notes
(1) Anne Muxel, « Les héros des jeunes Français : vers un humanisme politique réconciliateur », in La Fabrique des héros, Éditions de la Maison des Sciences de l’homme, 1998.
(2) Anne Muxel, Ronald Hatto, Odette Tomescu-hatto, « Baromètre Jeunesse. Vague 3 », Cevipof/ministère de la Défense, juin 2016.
(3) Enquête IFOP/DICOD « Les Français et la Défense », janvier 2016.
(4) Enquête CSA/DICOD, « Les jeunes et la Défense », février 2018.
(5) Baromètre DJEPVA sur la jeunesse, 2016.
(6) « La fonction militaire dans la société », HCECM, 11e rapport, septembre 2017.