COMMERCE TRANSATLANTIQUE DES ARMEMENTS : À ARMES ÉGALES ?
Le commerce transatlantique dans l’armement apparaît aujourd’hui a priori plutôt équilibré d’un point de vue d’ensemble. Il s’agit d’une évolution significative mais récente, qui tranche notamment par rapport aux années 1990. Le ratio entre flux transatlantiques entrants et sortants était alors de l’ordre de 1 à 5 en faveur des États-unis. Le taux de couverture(1) européen atteint 78% en 2017, alors qu’il était tout juste de 20% en 1998. Pour autant, faut-il se fier à cette vision globale?
La question mérite d’être posée. D’un point de vue conjoncturel, elle permet de répondre aux diatribes du président Trump sur le rééquilibrage du déficit commercial américain avec l’union Européenne (UE), mais aussi sur le «partage du fardeau» au sein de L’OTAN. D’un point de vue structurel, une analyse des échanges révèle des caractéristiques quant à la nature de la relation transatlantique dans l’armement. Que cachent donc ces chiffres? Quels sont les enjeux pour les Européens, en particulier du point de vue de l’autonomie stratégique ?
UN ÉQUILIBRE TRANSATLANTIQUE QUI N’EST QU’APPARENT
Les évolutions statistiques récentes laissent penser que le commerce transatlantique tendrait à s’équilibrer dans l’armement. Toutefois, il faut tenir compte de deux paramètres qui faussent les représentations et biaisent ainsi la réalité des échanges transatlantiques. Le premier paramètre est conjoncturel : entre 2005 et 2012, les États-unis ont accru leurs achats en Europe afin de répondre aux besoins capacitaires découlant de leurs opérations en Irak et en Afghanistan. Il s’agissait de besoins ponctuels et non pérennes, puisque les armées américaines devaient surmonter les limites de production à court terme de leur propre Base Industrielle et Technologique de Défense (BITD). C’est ainsi qu’il est possible de comprendre la bosse des exportations allemandes entre 2009 et 2014 pour les produits non aéronautiques ou encore celle des exportations espagnoles et britanniques entre 2007 et 2014 pour la même catégorie de biens (petits équipements ou pièces détachées). Les engagements américains dans la «guerre contre le terrorisme» ont beaucoup diminué depuis les administrations Bush et Obama. Les achats de produits finis en Europe n’ont représenté qu’une solution à court terme (solution de second rang). L’industrie américaine est aujourd’hui capable de répondre seule aux besoins du DOD. Le message « Buy American, Hire American » de l’administration Trump rend improbable le recours à des solutions européennes «sur étagère», comme cela a pu être le cas par exemple pour le programme Light Utility Helicopter (LUH) Lakota remporté par Eurocopter auprès de L’US Army en 2006.
Les échanges transatlantiques incluent certes des produits finis, mais aussi – et de manière croissante – des produits intermédiaires.
Le deuxième paramètre est plus structurel : la production d’armement s’inscrit de manière croissante dans une dynamique d’internationalisation des chaînes de valeur, même si ce processus est beaucoup moins poussé que dans les activités civiles. En effet, les échanges transatlantiques incluent certes des produits finis, mais aussi – et de manière croissante – des produits intermédiaires. Cette tendance concerne aussi bien les livraisons américaines en Europe (plus de 50 % en valeur sur les cinq dernières années) que les livraisons européennes aux États-unis (près des deux tiers). Trois paramètres expliquent ces flux.
Premièrement, cette tendance aux échanges de produits intermédiaires est liée
Entre 2005 et 2012, les États-unis ont accru leurs achats en Europe afin de répondre aux besoins capacitaires découlant de leurs opérations en Irak et en Afghanistan. Il s’agissait de besoins ponctuels et non pérennes, puisque les armées américaines devaient surmonter les limites de production à court terme de leur propre Base Industrielle et Technologique de Défense (BITD).
aux coûts de développement des composants, équipements et systèmes, couplés à l’existence, sur certains segments, d’un très petit nombre de fournisseurs, voire d’une entreprise unique (au sein de L’OTAN), maîtrisant des compétences complexes. Ainsi, de nombreux programmes européens sont fortement dépendants d’intrants américains, par-delà le drapeau national souvent fièrement mis en avant (2).
Deuxièmement, les entreprises américaines ont réussi à prendre le contrôle de pans importants des BITD en Europe par le biais de fusions-acquisitions. Ainsi, General Dynamics est devenu le leader européen de l’armement terrestre en consolidant une partie du secteur. De même, GEC puis BAE Systems ont
réalisé d’importantes acquisitions aux Étatsunis tout comme Rolls-royce avec le rachat d’allison en 1995. Ces groupes transatlantiques tendent à renforcer les échanges entre les deux continents du fait de l’organisation interne de leurs activités (même si la spécialisation internationale est moins poussée que dans le civil).
Troisièmement, cela se couple avec une intégration des activités industrielles européennes à l’industrie américaine au travers de programmes en coopération. La production du programme F-35 (JSF) tient une place importante, si ce n’est centrale, dans cette dynamique. Pour les pays engagés dans le développement (3) de ce nouvel avion de combat, ce cofinancement leur permet de participer au partage du plan de charge industriel. Il ne s’agit donc pas d’une ouverture du marché américain aux sous-traitants européens sur l’ensemble de la chaîne de valeur, mais d’une contrepartie aux investissements et acquisitions consentis par ces pays. Si le terme de «compensations industrielles» a été banni des présentations officielles, c’est bien de cela qu’il s’agit – même si le «retour industriel » est souvent en deçà du coût budgétaire pour les pays européens engagés dans le programme F-35 (4)…
Le programme F-35 explique très largement le triplement des exportations aéronautiques militaires du Royaume-uni et des Pays-bas vers les États-unis entre 2004 et 2017 ou encore la multiplication par huit des exportations aéronautiques italiennes (avec aussi des exportations américaines vers l’europe, notamment pour la livraison des appareils). Toutefois, au-delà du changement d’échelle, il faut garder en tête que le niveau de départ des exportations européennes vers les États-unis dans ce domaine était faible, d’où cet effet multiplicateur très élevé des flux.
L’embellie des livraisons européennes depuis une décennie accompagne ainsi la montée en cadence du programme F-35 (depuis son entrée en production en 2006). Les différentes étapes de la fabrication de ces appareils entraînent de multiples flux transatlantiques. qui s’articulent autour d’une chaîne de valeur industrielle complexe, depuis la production des pièces simples jusqu’à l’assemblage du produit final, en passant par l’intégration des équipements et systèmes.
Le programme F-35 est ainsi organisé industriellement autour de deux chaînes d’assemblage finales à Fort Worth, au Texas, et à Cameri, en Italie (pour l’europe). Il associe plus de 1400 partenaires industriels sur un cycle de production d’une durée totale de 22 mois. Une part importante des échanges transatlantiques reflète l’internationalisation des chaînes de valeur. De ce fait, les montants globaux des flux entre L’UE et les États-unis ne constituent pas véritablement un indicateur d’ouverture des marchés d’armement pour les produits finis.
General Dynamics est devenu le leader européen de l’armement terrestre en consolidant une partie du secteur. De même, GEC puis BAE Systems ont réalisé d’importantes acquisitions aux Étatsunis tout comme Rollsroyce avec le rachat d’allison en 1995.
UNE ASYMÉTRIE DES FLUX BIEN RÉELLE ET STRUCTURELLE
Au-delà des montants en valeurs absolues, il est important de pondérer les flux transatlantiques en tenant compte de la réalité de la pénétration des marchés (en tant qu’indicateur d’ouverture internationale effective). En effet, le déséquilibre des échanges transatlantiques est plus marqué qu’il n’y paraît. Pour apprécier le
degré réel d’ouverture des marchés publics de part et d’autre de l’atlantique, il faut tenir compte de la taille des marchés. Le graphique 1 met indubitablement en évidence une dissymétrie forte, donc des différences significatives en matière d’opportunités commerciales pour les entreprises.
Rapportée à la taille respective des marchés d’armement américain et européen, la disproportion des échanges est de ce fait bien plus marquée qu’en apparence, et en défaveur des Européens. En effet, l’indicateur pertinent est le taux de pénétration du marché par les entreprises exportatrices.
En mettant en parallèle les statistiques des douanes américaines et les budgets pour les équipements de défense (hors R&D) respectifs des États-unis et des pays membres de L’UE pour l’année 2016, il est possible de constater que les exportations américaines représentaient 10 % du marché européen de l’armement alors que les exportations européennes ne représentaient que 3 % du marché américain de l’armement. Considérant que les produits des entreprises américaines et européennes sont de qualité et performances équivalentes et en supposant qu’il y ait une réciprocité d’ouverture des marchés publics d’armement de part et d’autre de l’atlantique, les exportations européennes devraient être trois fois plus importantes sur une tendance longue. Le déséquilibre d’accès aux marchés est donc flagrant et sert les États-unis.
Le marché américain de l’armement est de facto trois fois moins ouvert que les marchés européens, compte tenu de leurs tailles respectives, en dépit des mécanismes juridiques permettant en apparence à des entreprises non nationales de répondre aux appels d’offres. De plus, si les groupes de défense européens ont parfois remporté des marchés d’armement aux États-unis dans les décennies passées, de telles ventes étaient exceptionnelles jusqu’à la fin des années 1980 (5). Elles restent très ponctuelles depuis lors, tant par le petit nombre de programmes que par les volumes concernés. Comme le montre le graphique 2, il existe ici aussi une asymétrie très forte des flux transatlantiques quant à la nature des matériels. Les entreprises européennes vendent plutôt de «petits» équipements aux États-unis, même si c’est quelquefois pour des montants importants. À l’inverse, les entreprises américaines vendent des systèmes majeurs en Europe pour des montants très élevés. Le domaine des avions de combat est le plus révélateur sur ce point. Le «contrat du siècle» pour le programme F-16 a permis
à General Dynamics de vendre 698 avions, produits en kits ou livrés clés en main, entre 1976 et 2016 aux pays de L’UE(6). De même, Lockheed Martin estime que les pays de L’UE partenaires du programme F-35 se sont déjà engagés à acquérir 292 avions(7). Il n’y a pas de « level playing field» dans l’accès aux marchés d’armement au sein de l’espace transatlantique. Alors que les groupes américains vendent des systèmes majeurs en Europe, leurs homologues européens sont cantonnés de facto à des marchés marginaux. De plus, le tableau 2 tend malgré tout à minimiser l’importance de l’asymétrie industrielle, puisque les ventes d’entreprises européennes aux États-unis ne constituent pas des livraisons d’équipements «clés en main». À l’inverse, les matériels américains sont, le plus souvent, livrés sous forme de produits finis aux pays européens. Les obligations de compensation, ou offsets, ne contribuent in fine que marginalement à la pérennité de la BITD en Europe.
UN MARCHÉ AMÉRICAIN TRÈS PROTÉGÉ
Nous devons garder à l’esprit que les règles de marchés publics de défense imposent que les équipements fournis aux armées américaines soient majoritairement fabriqués aux États-unis (8) :
• le Buy American Act de 1933 (et ses modifications ultérieures) n’empêche pas les entreprises étrangères de concourir aux appels d’offres, mais une offre ne peut être éligible à la commande fédérale que si au moins 50 % de la valeur des produits concernés résulte d’une production aux États-unis ;
• ce pourcentage peut être réduit grâce à exemptions liées aux accords de libreéchange. Le Trade Agreements Act de 1979 permet à l’état fédéral de délivrer des « dérogations» pour des «produits éligibles» concernant des «pays identifiés» permettant de passer outre les obligations du Buy American Act ;
• la part américaine des produits peut s’accroître du fait de composants et systèmes jugés stratégiques, par exemple en raison du «Berry Amendment» (aujourd’hui intégré à l’united States Code, Titre 10, Section 2533a), par exemple pour les métaux spéciaux, ou de restrictions particulières d’importation liées à des financements fédéraux qui se sont ajoutées au périmètre déjà couvert par le Buy American Act.
Peut-on alors encore parler de produits européens quand l’état fédéral américain impose une large part de production locale ? Ces règles réduisent significativement le bénéfice d’un marché remporté par une entreprise européenne en termes d’exportations, d’emplois ou de préservation de compétences au sein de la base industrielle en Europe.
D’ailleurs, l’argument de l’autonomie stratégique ne justifie pas à lui seul ces règles, qui ont le plus souvent été dictées par des considérations économiques et sociales (emplois locaux), pour ne pas dire protectionnistes. Même pour du petit matériel comme des pistolets, la production est souvent réalisée aux États-unis. C’est le cas pour le Beretta 92-M9 et il en sera de même pour le P320 de Sig Sauer, dont la filiale américaine à Newington, dans le New Hampshire, représente plus d’emplois et une plus importante production que la maison mère en Allemagne !
Alors que les groupes américains vendent des systèmes majeurs en Europe, leurs homologues européens sont cantonnés de facto à des marchés marginaux.
Cette prédominance des activités américaines des filiales américaines d’entreprises européennes sur les exportations de leurs maisons mères depuis l’europe est d’ailleurs reconnue par un rapport(9) de l’amcham EU d’octobre 2017. Pouvons-nous alors encore parler de commerce transatlantique des armements, puisqu’il s’agit en fait d’une américanisation pure et simple des activités concernées? Même quand des entreprises européennes bénéficient du Foreign Comparative Testing Program(10), celles-ci reçoivent le plus souvent des royalties de licences plutôt que des commandes et, quand elles obtiennent des commandes, ces dernières requièrent soit une entreprise conjointe avec un partenaire américain, soit la création d’une filiale aux États-unis. In fine, cela conduit à créer une compétence concurrente aux États-unis et non à renforcer la BITD européenne grâce à des exportations fondées sur les avantages comparatifs des partenaires sur le marché transatlantique de l’armement.
Le Comparative Technology Office du Pentagone note que « depuis 1980, le FCT Program a permis de renforcer la dynamique bilatérale des dépenses militaires entre les États-unis et ses alliés avec des commandes de produits étrangers pour plus de 5 milliards de dollars (11) ». Cependant, cet affichage masque le fait qu’il s’agit de commandes auprès d’entreprises non américaines, mais non d’importations depuis l’europe…
Si les entreprises européennes peuvent accéder aux commandes du Pentagone, il s’agit rarement d’exportations depuis l’europe, mais principalement de productions aux États-unis pour les besoins américains et par des sociétés américaines, contrairement à ce qui se produit pour les commandes européennes d’équipements américains.
L’analyse détaillée des échanges commerciaux transatlantiques montre à quel point l’autonomie stratégique européenne est encore un objectif lointain. Les coopérations avec les États-unis ne sont pas un problème en soi à la condition qu’elles soient équilibrées, ce qui est difficile compte tenu de la disproportion des marchés. Cette analyse conduit donc à s’interroger sur la manière dont les pays européens doivent concevoir leur politique industrielle dans l’armement. Elle pose aussi la question de l’internationalisation des chaînes de valeur et de la création d’un réel marché transatlantique de l’armement entre L’UE et les États-unis.
Notes
(1) Ratio exportations/importations.
(2) À titre d’exemple, l’avion de combat suédois Gripen est équipé d’un moteur Volvo RM12 (aujourd’hui, GKN Aerospace Engine Systems), mais il ne s’agit en fait que du moteur F404 de General Electric produit sous licence.
(3) Royaume-uni (Level 1 Partner), l’italie et les Pays-bas (Level 2) et le Danemark (Level 3) pour les pays membres de l’union européenne.
(4) Voir par exemple : Hélène Masson, « Le Royaume-uni et le programme JSF/F35 : un partenariat au goût amer », Note de la FRS no 17/2006, 23 mars 2006.
(5) Nous pouvons citer par exemple, les missiles antichars SS11 (Nord Aviation) en 1965 ou les bombes Durandal (Matra) en 1989.
(6) Détail des livraisons : Belgique : 160; Danemark : 77; Grèce : 155; Pays-bas : 213; Pologne : 48; Portugal : 45 (https://fr.wikipedia.org/wiki/general_dynamics_f-16_fighting_falcon).
(7) Détail des engagements selon Lockheed Martin : Danemark : 27; Italie : 90; Pays-bas : 37; Royaume-uni : 138 (https://www.f35.com/media-kit, «Fast Facts», 5 février 2018).
(8) https://fas.org/sgp/crs/misc/r43354.pdf.
(9) http://www.amchameu.eu/position-papers/position-paper-european-defence-action-plan-challenges-and-perspectives-genuine.
(10) « A DOD Test and Evaluation (T&E) program that is prescribed in Title 10 U.S.C. § 2350a(g), and is centrally managed by the Comparative Testing Office, Office of the Assistant Secretary of Defense (Research and Engineering) (ASD[(R&E)]). It provides funding for U.S. T&E of selected equipment items and technologies developed by allied countries when such items and technologies are identified as having good potential to satisfy valid DOD requirements. »
(11) https://cto.acqcenter.com/osd/portal.nsf/ Start?readform.
Le marché américain de l’armement est de facto trois fois moins ouvert que les marchés européens, compte tenu de leurs tailles respectives, en dépit des mécanismes juridiques permettant en apparence à des entreprises non nationales de répondre aux appels d’offres.