L’ALLEMAGNE ET LA COOPÉRATION MILITAIRE EUROPÉENNE : ENTRE VOLONTARISME ET CONTRAINTES
L’ALLEMAGNE ET LA COOPÉRATION MILITAIRE EUROPÉENNE
Comme ses partenaires européens, l’allemagne doit faire face aujourd’hui à d’importants défis de sécurité globaux. Plus précisément, comme le démontrent la crise en Ukraine autour de l’annexion de la Crimée par la Russie, le conflit syrien, le terrorisme mondial ou l’afflux migratoire ces dernières années, aucun État européen n’est désormais en mesure d’agir seul.
La politique européenne de défense, avec l’adoption en décembre 2017 de la Coopération structurée permanente et le lancement le 25 juin 2018 de l’initiative européenne d’intervention voulue par le président Macron, offre pour ce faire un cadre stimulant et nécessaire à l’allemagne pour coopérer avec ses partenaires. Mais la coopération militaire de l’allemagne avec les autres pays du continent est loin de se cantonner à la seule Politique de Sécurité et de Défense Commune (PSDC) et s’inscrit également à la fois dans le cadre de L’OTAN et dans un cadre bilatéral avec des partenaires privilégiés. Si l’objectif principal de la politique allemande de défense et de sécurité reste d’assurer la protection et la sécurité des citoyens allemands, cet objectif passe nécessairement par le multilatéralisme et la coopération avec les États partenaires.
Par ailleurs, le Brexit et l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche ont soulevé des incertitudes bien prises en compte par le gouvernement allemand ces deux dernières années : l’enjeu est aujourd’hui pour l’allemagne de démontrer aux autres États européens qu’elle est un partenaire fiable et volontaire, apte à endosser au besoin un leadership qui va de pair avec son poids économique et politique en Europe. Il s’agit ainsi tout d’abord d’examiner comment l’allemagne conçoit la défense européenne (PSDC), ainsi que la coopération militaire avec ses partenaires européens (au sein de L’OTAN et dans le cadre bilatéral). Pour autant, entre le volontarisme politique affiché et la pratique, il n’est pas certain que l’allemagne jouisse des coudées franches pour pouvoir réaliser ses ambitions. Il importe ainsi de pointer aussi quelques contraintes politiques, institutionnelles et opérationnelles particulièrement prégnantes qui peuvent rendre complexe la coopération militaire avec ce partenaire.
Le Brexit et l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche ont soulevé des incertitudes bien prises en compte par le gouvernement allemand ces deux dernières années : l’enjeu est aujourd’hui pour l’allemagne de démontrer aux autres États européens qu’elle est un partenaire fiable et volontaire.
L’ALLEMAGNE ET LA PSDC
L’allemagne, tout comme la France, est depuis les origines de la Politique Étrangère et de Sécurité Commune (PESC), lancée par le biais du traité de Maastricht, un défenseur du développement et de l’approfondissement de l’action extérieure de L’UE, et notamment de sa politique de défense (PSDC). En effet, dès le début des années 1990, Berlin et Paris avaient lancé des initiatives dans le sens
d’une coopération militaire européenne hors OTAN, avec la création de l’eurocorps en 1992 notamment. Ainsi, les gouvernements allemands successifs depuis les années 1990 ont plaidé en faveur d’un renforcement des capacités militaires européennes, notamment des capacités de planification. L’un des arguments clés, outre l’importance accordée à la notion d’autonomie stratégique européenne telle qu’elle est mise en avant par la Stratégie globale de sécurité de L’UE adoptée en juin 2016 et poussée par le gouvernement français d’emmanuel Macron, est la réalisation d’économies d’échelle rendue possible par une coopération plus efficace entre partenaires européens.
La PSDC est perçue par Berlin comme un moyen de faire progresser la construction européenne tout en permettant progressivement à l’allemagne de normaliser sa politique étrangère et de défense et de prendre davantage de responsabilités internationales (1). L’objectif est également de réaliser des économies d’échelle en coopérant davantage, même si, une fois l’amorce des projets devenue concrète, les divergences des modèles économiques dans le domaine de l’armement ne manquent pas de complexifier la coopération. L’allemagne fait d’ailleurs partie du noyau dur de pays qui ont politiquement porté la PSDC et l’ensemble des initiatives allant dans le sens de son renforcement depuis les années 2000, tant du point de vue opérationnel (opérations militaires de L’UE, groupements tactiques créés en 2005, Coopération structurée permanente adoptée en décembre 2017, capacité autonome de planification pour des opérations non exécutives (ou MPCC) adoptée en juin 2017 (2)) que du point de vue industriel et financier (Agence européenne de défense, mécanisme Athéna(3), Fonds européen de défense, coopérations industrielles avec la France notamment…). De même, l’allemagne, malgré son opposition initiale au projet, a rejoint le 25 juin 2018 l’initiative européenne d’intervention lancée par la France, à la suite du discours du président Macron à la Sorbonne en septembre 2017(4). Si l’union européenne apparaît comme un cadre de coopération militaire privilégié, l’allemagne mène également en parallèle d’importantes coopérations de défense avec ses partenaires tant dans le cadre de L’OTAN que dans le cadre bilatéral, en particulier avec la France.
L’ALLEMAGNE ET LA COOPÉRATION MILITAIRE EN EUROPE
L’OTAN demeure la pierre angulaire de la sécurité allemande, ainsi que la garantie ultime de sécurité en Europe : cet élément apparaît dans tous les textes officiels allemands relatifs à cette question, y compris dans le récent livre blanc de la défense publié en juillet 2016. Il s’agit ainsi pour Berlin de renforcer la PSDC afin de montrer que les Européens sont des alliés fiables, même si depuis l’avènement de Donald Trump à la Maison Blanche et l’incertitude qui pèse sur la teneur exacte de l’engagement américain au sein de l’alliance atlantique dans les années à venir il importe maintenant davantage pour les élites politico-militaires allemandes de pouvoir compter sur les Européens au sein de l’alliance (5). L’allemagne s’est ainsi placée en tête de pont pour promouvoir le concept de nation-cadre (FNC) au sein de L’OTAN en 2013-2014, et a notamment dirigé un bataillon de L’OTAN en Lituanie dans le cadre de la réassurance de l’alliance auprès des pays baltes(6). Dès le début des années 2000, Berlin avait d’ailleurs fortement soutenu le mouvement d’élargissement de L’OTAN à l’est en arguant que le processus permettait de stabiliser les pays d’europe centrale et orientale. La politique de défense allemande vise aujourd’hui à accroître et améliorer la coopération UE-OTAN, notamment dans un souci de rationalisation des forces et des budgets disponibles. Dans cette perspective, le retour de la France dans les structures militaires intégrées de L’OTAN en 2009 a été perçu très positivement à Berlin. De même, l’allemagne a activement pris part à l’opération de L’OTAN en Afghanistan (FIAS, 2003-2014), avec néanmoins d’importants caveats sur les zones de déploiement et les règles d’engagement de ses soldats. En janvier 2019, Berlin prendra la tête de la force opérationnelle interarmées à très haut niveau de préparation (VJTF) de L’OTAN, constituée dans le cadre de la force de réaction rapide de L’OTAN (NRF) après l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014 (7).
En dehors de L’OTAN, l’allemagne entretient des coopérations militaires privilégiées avec certains de ses partenaires européens, au premier rang desquels la France. La coopération militaire franco-allemande résulte du traité de l’élysée signé le 22 janvier 1963 entre les deux États. Ce traité prévoit en effet un volet spécifique de coopération dans le domaine de la défense reposant sur trois points :
Cette coopération privilégiée avec la France se présente comme un socle pour la coopération militaire européenne, tout particulièrement dans le cadre de L’UE. Elle a produit à la fois des capacités opérationnelles communes (brigade et force navale francoallemandes, Eurocorps) et des matériels.
• une réflexion en commun sur le plan de la stratégie et de la tactique ;
• des échanges de personnels entre les deux armées, et notamment entre les écoles militaires des deux pays ;
• une coopération plus poussée en matière d’armement.
C’est d’ailleurs dans ce cadre qu’a eu lieu la rencontre franco-allemande du 13 juillet 2017 lors de laquelle le président Macron et la chancelière Merkel ont annoncé, entre autres, leur volonté de développer un avion de combat commun aux deux États. Cette coopération privilégiée avec la France se présente comme un socle pour la coopération militaire européenne, tout particulièrement dans le cadre de L’UE. Elle a produit à la fois des capacités opérationnelles communes (brigade et force navale franco-allemandes, Eurocorps) et des matériels(8). L’avion de combat qui sera produit en commun par Airbus et Dassault dans les années à venir, sous le leadership industriel de la France, contribuera au Système de Combat Aérien Futur (SCAF) et sera destiné aussi bien à l’équipement des armées de l’air française et allemande qu’à l’exportation. De la même façon, la France et l’allemagne se sont engagées sur la voie de la création d’un drone européen commun (MALE), avec néanmoins une divergence notable sur la question de l’armement de ce drone (la France souhaite un drone armé, tandis que l’allemagne souhaite un drone destiné au renseignement militaire uniquement) (9). Outre la France, l’allemagne développe des coopérations de défense spécifiques avec ses voisins et en particulier la Pologne (dans le cadre du Triangle de Weimar qui rassemble Paris, Berlin et Varsovie), ainsi qu’avec les Pays-bas, la République tchèque et la Roumanie. Dans le cas de ces trois derniers partenaires, cette coopération prend la forme d’une intégration d’unités militaires au sein d’unités de la Bundeswehr sous commandement allemand(10). L’allemagne entend ainsi contribuer à créer une plateforme (hub) militaire en Europe, permettant de travailler à une plus grande interopérabilité entre alliés, mais également à un partage des ressources.
Pour autant, l’activisme de l’allemagne en matière de coopération militaire en Europe se heurte à des contraintes non négligeables qui risquent de diminuer l’efficacité attendue de cette coopération.
DES CONTRAINTES POLITIQUES, INSTITUTIONNELLES ET OPÉRATIONNELLES IMPORTANTES
La politique de défense allemande fait l’objet d’un débat politique vigoureux à Berlin. De plus, l’opinion publique allemande demeure aujourd’hui encore réticente à l’usage de la force armée : si 60 % des citoyens interrogés sont favorables à un engagement de l’allemagne dans la sécurité internationale, ils sont encore assez largement réticents (34 %) à un engagement des soldats allemands dans des opérations de combat(11). C’est d’ailleurs l’une des raisons qui avaient poussé la chancelière à refuser une intervention militaire sous bannière européenne en Libye en 2011.
En outre, concernant l’usage de la force militaire, le fonctionnement politique interne pèse sur la possibilité d’emploi de la Bundeswehr en dehors du territoire allemand dans la mesure où le gouvernement de coalition produit le plus souvent un ministre des Affaires étrangères de couleur politique différente du ministre de la Défense, ce qui complique les discussions en la matière. C’est le cas de la Grande Coalition actuelle (Groko), avec une ministre de la Défense conservatrice (Ursula von der Leyen) et un ministre des Affaires étrangères socialdémocrate (Heiko Maas), dans un contexte de fortes tensions internes à la coalition. Par ailleurs, la politique de défense allemande est traditionnellement basée sur une culture de la retenue, et de la réticence à l’usage de la force militaire. Les raisons sont essentiellement à rechercher dans l’histoire allemande. Ainsi, le Bundestag doit approuver tout engagement de l’armée allemande
dans une opération extérieure, qu’elle soit militaire ou humanitaire(12). Enfin, le contexte politique allemand, après les élections de septembre 2017 et les cinq mois de tractations politiques nécessaires à la mise en place de l’actuelle Grande Coalition, risque de rendre compliquée la réalisation des ambitions affichées auparavant, en particulier concernant la hausse du budget allemand de défense en vue d’atteindre le standard de 2 % du PIB fixé par L’OTAN. La chancelière a d’ailleurs évoqué le 12 juin 2018 un objectif de 1,5 % du PIB d’ici à 2025. En effet, un rapport très critique produit par le commissaire allemand aux forces armées, Hans-peter Bartels, en février 2018 est venu démentir une grande partie des annonces faites depuis 2016, notamment sur la question de la hausse du budget de défense (1,15% en 2020 avec 44 milliards). Il évoque également la gravité de l’obsolescence des matériels militaires allemands, le manque criant d’encadrement de la Bundeswehr (avec près de 21 000 postes d’officiers et sousofficiers non pourvus) et va jusqu’à mettre en doute sa possibilité d’emploi en l’état actuel de la situation(13). En outre, l’accord de gouvernement (Koalitionsvertrag) a défini une politique restrictive d’exportation d’armements, qui pourrait mettre en difficulté la vente des armements produits en commun, notamment avec la France. En effet, l’accord prévoit une restriction des ventes d’armes aux pays hors UE et hors OTAN, ou qui n’ont pas des standards similaires.
Dès lors, s’il semble évident ces dernières années que l’allemagne entend jouer un rôle important dans la coopération militaire européenne, sa position semble au mieux celle d’un «leader par défaut» au sein du réseau complexe des coopérations militaires entre partenaires européens (14). Si les contraintes ne manquent pas pour en faire un partenaire de coopération flexible, il n’en reste pas moins que l’allemagne semble avoir à coeur de rendre plus efficace la coopération en matière de capacités militaires européennes, tant au sein de L’UE qu’au sein de L’OTAN, dans un climat devenu plus favorable à l’approfondissement de la défense européenne depuis 2016, et afin de faire face aux enjeux militaires multiples qui se posent durablement aux pays européens.
Notes
(1) Hans Stark, « La fin de la “culture de la retenue”? La politique étrangère de l’allemagne sous le gouvernement Merkel III », Allemagne d’aujourd’hui, no 222, octobre-décembre 2017, p. 59-67.
(2) L’exemple du MPCC est instructif. L’idée d’un état-major de commandement européen remonte en réalité à la proposition formulée en 2003 à Tervuren par la France, l’allemagne, la Belgique et les Pays-bas, dans le contexte de la guerre en Irak et de la division européenne sur le sujet, lors du «Sommet des Chocolatiers» : l’initiative avait alors été bloquée par le Royaume-uni, soucieux de limiter la capacité de L’UE à agir militairement sans L’OTAN.
(3) Créé en 2004, ce mécanisme permet de prendre en charge 10% des coûts communs afférents aux opérations militaires de L’UE, qui ne peuvent pas être financées par le budget communautaire contrairement aux missions civiles qui bénéficient de la ligne budgétaire allouée à la PESC dans le budget de L’UE.
(4) Charles-albert Bareth, « Huit pays rallient l’initiative européenne d’intervention voulue par la France », La Croix,
26 juin 2018.
(5) Michael Shurkin, « The Abilities of the British, French, and German Armies to Generate and Sustain Armored Brigades in the Baltics », RAND Corporation, 2017 (https:// www.rand.org/pubs/research_reports/rr1629.html, consulté le 3 juillet 2018).
Le contexte politique allemand, après les élections de septembre 2017 et les cinq mois de tractations politiques nécessaires à la mise en place de l’actuelle Grande Coalition, risque de rendre compliquée la réalisation des ambitions affichées auparavant, en particulier concernant la hausse du budget allemand de défense.
(6) Rainer Glatz et Martin Zapfe, « Ambitious Framework Nation: Germany in NATO. Bundeswehr Capability Planning and the “Framework Nations Concept" », SWP Comment 2017/C 35, septembre 2017.
(7) La lettre de récrimination adressée le 29 juin 2018 par Donald Trump à l’allemagne ainsi qu’à cinq autres pays européens de L’OTAN pour leur reprocher leur manque d’investissement, notamment financier, dans leur défense vient confirmer cette incertitude du point de vue de Berlin, d’autant plus que Washington étudierait l’éventualité de retirer des troupes américaines stationnées sur le territoire allemand. John Hudson, Paul Sonne, Karen Deyoung, Josh Dawsey, « US assessing cost of keeping troops in Germany as Trump battles with Europe », The Washington Post, 29 juin 2018.
(8) C’est dans le cadre de cette coopération qu’interviennent les programmes de construction des missiles antichars MILAN et HOT, le système antiaérien Roland, les Alpha Jet et C-160, ou encore l’hélicoptère Tigre dans les années 1980. (9) Pierre Alonso, « Europe de la défense : la nouvelle ligne allemande inquiète la France », Libération, 4 avril 2018.
(10) Par exemple, la 11e brigade aéromobile et la 43e brigade mécanisée néerlandaises ont été placées sous le commandement de la Division Schnelle Kräfte (DSK) et de la 1re Panzerdivision allemandes entre 2013 et 2015. Les deux pays coopèrent également en matière de défense antimissile.
(11) Markus Steinbrecher, Heiko Biehl, Chariklia Rothbart, « Sicherheits- und verteidigungspolitisches Meinungsbild in der Bundesrepublik Deutschland. Erste Ergebnisse der Bevölkerungsbefragung 2017 », Zentrum für Militärgeschichte und Sozialwissenschaften der Bundeswehr, Potsdam, octobre 2017.
(12) Delphine Deschaux-dutard, « Usage de la force et contrôle démocratique : le rôle des arènes parlementaires en France et en Allemagne », Revue internationale de politique comparée, vol. 24, 3/2018, p. 201-231.
(13) Le rapport est consultable sur le site suivant : http:// dip21.bundestag.de/dip21/btd/19/007/1900700.pdf (consulté le 17 mai 2018). (14)Claudiamajor,christianmölling,«thetwenty-first-century German Question in European Defense », Strategic Europe, Carnegie Europe, 20 juillet 2017.