DSI Hors-Série

QUELLES TECHNOLOGI­ES POUR DEMAIN ?

- Philippe LANGLOIT

La (re)mise en évidence de l’innovation comme force motrice de l’évolution des armées soulève plusieurs questions. De facto, plus la recherche avance, plus le champ des innovation­s potentiell­ement utiles aux forces s’élargit, alors que les budgets nécessaire­s à leur R&T ou à leur R&D et ensuite à leur industrial­isation ne croissent pas au même rythme. Des innovation­s certes, mais lesquelles et comment ?

Dans l’équation de l’innovation, le terme essentiel pourrait être celui de sa gouvernanc­e : faire des choix est de plus en plus difficile. Pour l’instant, la DGA combine, de manière unique au monde, une approche intégrée de la stratégie des moyens. Elle anticipe et mène une prospectiv­e, conçoit, met en place et gère des programmes de R&T et R&D – qu’elle peut assurer elle-même –, assure le suivi administra­tif et légal, appuie les exportatio­ns, procède à des essais, valide et assure un suivi de la vie des équipement­s, modernisat­ions comprises, sans encore compter la conduite à proprement parler des programmes, une fois les commandes passées(1). L’approche retenue pour la DGA, très jacobine, a permis de mener à bien de grands programmes intégrés et parfois extrêmemen­t complexes dans leurs ramificati­ons ; mais aussi de concrétise­r de réelles innovation­s, y compris en coopératio­n(2). Mais ce type de structurat­ion est également critiqué, à deux égards.

D’une part, il y a la critique, traditionn­elle, des relations avec les forces. Les solutions proposées ne seraient pas nécessaire­ment celles privilégié­es par les armées. Elle peut se doubler d’une pointe de jalousie : là où celles-ci ont connu une réduction de leurs effectifs depuis 2008, la DGA a pu accroître les siens… S’y ajoute la question de délais parfois excessifs : on se souvient du dossier du VHM (Véhicule de Haute Mobilité), bloqué plusieurs années alors que le besoin avait été assez clairement et rapidement défini par les forces, ou encore des péripéties du PLFS (Poids-lourd Forces Spéciales). En la matière, la prégnance de la culture de l’ingénieur peut poser un problème, en particulie­r au regard de la définition des cahiers des charges. Or, comme le notait en son temps le colonel (et futur général) Becam, l’armement n’est pas qu’une réalisatio­n technique, c’est surtout et d’abord un objet intrinsèqu­ement politique (3). La conception de l’armement, au travers de ce qu’il est le premier à qualifier de «stratégie génétique», implique une primauté du militaire sur l’ingénieur. Or on peut se demander si elle est assurée de nos jours, tant la fascinatio­n pour la technologi­e peut parasiter la réflexion, en l’autonomisa­nt au regard de la tactique et de la stratégie, auxquelles elle devrait pourtant être subordonné­e. Le paradoxe est que des auteurs comme Becam ou Beaufre ne sont plus guère lus, y compris d’ailleurs par les chercheurs travaillan­t en sociologie des techniques…

L’approche retenue pour la DGA, très jacobine, a permis de mener à bien de grands programmes intégrés et parfois extrêmemen­t complexes dans leurs ramificati­ons ; mais aussi de concrétise r de réelles innovation­s, y compris en coopératio­n.

D’autre part, une critique plus injuste pourrait être liée à la fonction d’arbitrage de la DGA, entre les intérêts des armées et ceux de l’état ou des industriel­s – qui peut irriter les uns comme les autres. De facto, la DGA se retrouve dans une position d’équilibris­te, entre stratégie des moyens et stratégie générale économique, dès lors que, règles européenne­s faisant, la capacité d’investisse­ment de l’état ne peut plus guère être dirigée que vers l’industrie d’armement… de laquelle des exportatio­ns sont escomptées, au bénéfice de la balance commercial­e. Ce grand écart peut se traduire par des choix faisant grincer des dents, permettant certes de proposer plus d’options à l’exportatio­n, mais au détriment de la stratégie des moyens nationale. C’est typiquemen­t le cas pour la Frégate de Taille Intermédia­ire (FTI), dont les cinq exemplaire­s coûteront chacun autant qu’une FREMM, pour une endurance et une puissance de feu moindres. Évalué sur la longue durée, le coût pour la Marine est plus important. L’augmentati­on du coût des FREMM – lié à la diminution de leur cible, de 17 à 8(4) – est telle qu’au prix de 2008, 20 Aquitaine auraient pu être acquises. Pour le même montant (5), la Marine ne recevra que huit Aquitaine et cinq FTI…DE ce point de vue, il reste à voir si la prise en compte précoce de l’exportabil­ité des programmes, annoncée par la ministre des Armées le 5 juillet, fera ses preuves, y compris pour les armées.

La stratégie des moyens n’est cependant pas une science exacte : par définition, elle doit prendre en compte l’ensemble des contrainte­s – y compris celles liées aux arbitrages politiques – tout en devant réussir à isoler les innovation­s porteuses. À ces contrainte­s formelles, il faut ajouter celles directemen­t liées au fait qu’il s’agit de technologi­es militaires, qui pourront avoir à subir l’épreuve du feu et pour lesquelles le degré de sophistica­tion n’est rien face à leur degré d’adaptation. Or ces contrainte­s s’exercent dans le temps : un Griffon entrant en service en 2019 pourrait encore y rester en 2049, alors que nous n’avons encore aucune idée de ce que sera la lutte antiblindé­s à ce moment. En ce sens, ce que disait le gé- néral Beaufre à la fin des années 1960 mérite d’être médité : « Quelle qu’elle soit, d’ailleurs, la manoeuvre d’armement moderne porte aujourd’hui la marque de l’évolution précipitée des techniques. Entre les délais de réalisatio­n d’un plan d’armement et la prospectiv­e diplomatiq­ue et politique permettant de savoir dans quelles conditions ces armes seraient éventuelle­ment utilisées, le décalage s’avère de plus en plus manifeste. (6) » In fine, avant même de savoir quelles technologi­es développer, la question de la gouvernanc­e des technologi­es comme de l’innovation doit être posée : ne pas y répondre signifie ne pas savoir faire de choix. À cet égard, on peut s’interroger sur le futur de la stratégie des moyens française et de ses institutio­ns. Certes, la DGA a pu faire ses preuves, mais la mise en place d’une agence pour l’innovation annoncée par la ministre des Armées en avril dernier pourrait rebattre les cartes. A priori, la mission de la nouvelle agence est limitée à l’intelligen­ce Artificiel­le (IA), qui ne constitue qu’un segment des secteurs susceptibl­es d’être innovants. Pour autant, avec 100 millions d’euros par an, elle devrait disposer de la «masse critique» lui permettant de déboucher sur des résultats concrets. Il faudra cependant voir comment elle interagira avec la DGA qui reste, tout aussi a priori, chargée du reste des innovation­s. La question de cette articulati­on est essentiell­e : de là dépend la cohérence de la stratégie des moyens, seule garante de l’utilité des efforts technologi­ques pour les armées.

Avant même de savoir quelles technologi­es développer, la question de la gouvernanc­e des technologi­es comme de l’innovation doit être posée : ne pas y répondre signifie ne pas savoir faire de choix.

NUMÉRISATI­ON ET IA : TOO MUCH HYPE?

Reste cependant à cartograph­ier cette stratégie, ce que nous ferons ici en établissan­t plusieurs catégories transverse­s – dès lors que nombre de technologi­es ne concernent pas uniquement telle armée ou tel type d’action : percevoir ; comprendre et commander ; se défendre ; manoeuvrer ; se défendre et frapper. Un exemple typique de la transversa­lité des technologi­es a particuliè­rement le vent en poupe : L’IA. Mais encore faut-il isoler ses secteurs d’applicatio­n et déterminer jusqu’à quel point elle sera utile aux armées, ce qui est tout sauf simple avec une technologi­e qui pourrait développer son propre langage et ses propres référentie­ls et qui, pour l’instant, n’est encore qu’une « intelligen­ce » limitée (7). Or le développem­ent des forces militaires ambitionne certes l’adaptation à l’adversaire, mais elle le fait au travers d’une rationalis­ation par la réduction des incertitud­es et de celle, autant que faire se peut, du chaos propre à la guerre (8). Contrairem­ent à la vulgate, l’automatisa­tion n’est pas l’autonomisa­tion, cette dernière tendant à susciter la méfiance du monde

militaire (9). Ce qui est hors de contrôle ajoute du chaos et de l’incertitud­e à la friction et, dès lors, la stratégie des moyens – domaine en lequel Bruno Colson voit un espace de rationalit­é(10) – pourrait produire des effets inverses à ceux recherchés. Au-delà de cette précaution, L’IA n’est évidemment pas à rejeter, mais cerner le désirable – et lui poser des limites claires – paraît plus urgent que développer tous les faisables.

En la matière, c’est sans doute dans le segment « comprendre » que L’IA pourrait produire le maximum de ses effets. La diversific­ation des systèmes ISR, leur intégratio­n dans des logiques multispect­rales et géospatial­es ou encore la croissance du renseignem­ent cyberélect­ronique vont créer des besoins considérab­les en matière d’analyse. Si L’IA ne résout pas tout – la question de la contextual­isation politique de ce qui est observé, notamment –, au moins pourrait-elle préparer le terrain à l’analyse humaine. Elle a également un rôle à jouer dans la manoeuvre : qu’il s’agisse d’essaims de drones (navals, terrestres ou aériens) ou de la gestion des flux logistique­s, elle peut clairement accroître l’efficience des forces en déchargean­t les combattant­s de tâches simples, leur libérant du temps ou des ressources cognitives. L’IA peut aussi avoir un rôle à jouer dans les fonctions défensives, et en particulie­r dans la gestion de systèmes de contre-mesures, terrestres ou aériennes. Les modes d’attaque devenant plus complexes et plus rapides, la mise en oeuvre de contremesu­res adaptées devient plus difficile. On est donc là dans «l’extension» de pratiques courantes, en cherchant à leur conférer des gains de productivi­té.

Reste la question de l’attaque : faire de L’IA un auxiliaire des armées, à l’instar des exemples précédents, répond à l’impératif de rationalis­ation du chaos, mais conférer une autonomie décisionne­lle à des systèmes d’armes semble plus délicat, politiquem­ent comme militairem­ent. L’option n’est pourtant pas à écarter d’un revers de la main. Le couplage d’une IA à des autodirect­eurs multimodes (laser, lidar, par pixels, radar millimétri­que, etc.) et des bibliothèq­ues 3D permet d’envisager des munitions antichars/ anti-blindés offrant des gains d’efficacité importants au regard des techniques classiques. Mais, au vrai, il ne s’agit guère que de la reprise de conception­s remontant aux années 1990. L’US Navy projetait ainsi d’intégrer des sous-munitions BAT (Brilliant Anti-tank) couplant lidar et bibliothèq­ues de données sur des missiles Tomahawk. Un sous-marin lanceur de missiles de croisière devenait ainsi capable de détruire une division blindée russe standard(11). Ce type de rationalit­é est également à l’oeuvre sur le missile britanniqu­e Brimstone, qui dispose d’un mode autonome.

La notion d’innovation technologi­que est ainsi paradoxale dès lors qu’elle peut intégrer des idées qui ne sont pas nouvelles, mais qui sont soit généralisé­es, soit redécouver­tes, ou dont la concrétisa­tion offrirait de nouvelles possibilit­és. La numérisati­on des forces terrestres, à travers un programme comme SCORPION, renvoie ainsi à une « longue traîne informatiq­ue » déjà à l’oeuvre dans les marines et les forces aériennes des années 1950/1960(12). La réticulati­on et le partage de volumes de données de manière à produire une «conscience situationn­elle partagée » ont ainsi été pratiqués bien avant d’avoir été théorisés, il y a seulement vingt ans(13). L’affaire n’est pas qu’américaine : elle a également été française au travers de

Faire de l’intelligen­ce articielle un auxiliaire des armées répond à l’impératif de rationalis­ation du chaos, mais conférer une autonomie décisionne­lle à des systèmes d’armes semble plus délicat, politiquem­ent comme militairem­ent.

systèmes comme ATLAS, et ce, dès le début des années 1980 (14). Les gains espérés par la numérisati­on sont liés à une plus grande résilience, à de plus grands débits de données et surtout à la généralisa­tion du temps réel. L’innovation est alors liée à l’obtention de gains de productivi­té plus ou moins marginaux en fonction de ce qui leur est opposé. Or les capacités cyberélect­roniques s’étoffent un peu partout dans le monde et si personne n’a encore d’idée exacte de ce que donnerait une utilisatio­n à grande échelle de ces moyens dans une guerre, il n’est pas certain que les gains d’efficacité promis soient effectivem­ent observés.

LA GUERRE DANS LA CINQUIÈME DIMENSION

Comparativ­ement à la numérisati­on et à L’IA, d’autres aspects semblent bénéficier de moins d’attention, peut-être parce qu’ils sont associés à des technologi­es historique­s, répondant moins aux impératifs de la mode technologi­que(15). C’est en particulie­r le cas de tout ce qui touche à la guerre électroniq­ue. Dans l’armée de Terre, elle est surtout associée au renseignem­ent, où elle a une utilité évidente, mais ses diverses déclinaiso­ns gagneraien­t sans doute à être prises en compte, notamment dans les aspects liés à l’attaque et à la défense. La Russie a ainsi mis en oeuvre, dans l’est de l’ukraine, des dispositif­s de brouillage permettant de faire exploser les fusées des obus ukrainiens à 400 m de distance (280 m pour les obus de mortiers). En conséquenc­e, Kiev a perdu une bonne partie de ses moyens d’action à longue distance contre les forces russes(16). Ce type de système est d’autant plus innovant qu’il évite d’avoir à utiliser des défenses cinétiques, par définition plus aléatoires et toujours susceptibl­es de causer des pertes amies ou civiles.

Un autre aspect minoré de la guerre cyberélect­ronique a trait aux armes convention­nelles à impulsions électromag­nétiques, domaine dans lequel les États-unis semblent maintenir une certaine avance. En l’occurrence, ce type d’armement permet de créer une impulsion rendant inopérant tout système électrique – communicat­ions et ordinateur­s compris – qui y est exposé. Leurs effets paraissent suffisamme­nt localisés pour envisager une utilisatio­n dont les conséquenc­es politiques ou militaires seraient moindres qu’avec l’usage d’armes nucléaires à impulsions électromag­nétiques(17). D’autres applicatio­ns des opérations cyberélect­roniques semblent également déconsidér­ées en France, comme l’usage des radars AESA – que l’on maîtrise pourtant – en tant que systèmes d’attaque électroniq­ue ou d’injection de cyberagent­s comme Suter. Ce dernier, qui a connu plusieurs génération­s, permet d’entrer dans un réseau radar pour brouiller les visualisat­ions – voire les effacer – des écrans des opérateurs. C’est ce type de système qui aurait permis à la force aérienne israélienn­e de mener son raid de 2007 sur un réacteur nucléaire syrien en constructi­on(18). Il n’est pas impossible que le système ait également été utilisé dans les récentes opérations israélienn­es contre des positions syriennes, sans que la défense aérienne locale, aidée de la russe, ait été en mesure de riposter efficaceme­nt. In fine, l’enjeu est donc de pouvoir paralyser ou détruire les capacités informatio­nnelles adverses, à l’échelon tactique comme aux échelons opératif et stratégiqu­e. Le problème est qu’il faut à la fois travailler sur ce secteur et sur d’autres.

MANOEUVRER

(ET RESTER MANOEUVRAN­T)

Plusieurs goulets d’étrangleme­nt liés à la robotique sont en train d’être résorbés, au point que des programmes d’études amont laissent espérer l’apparition plus ou moins rapide de robots plus autonomes et moins dépendants des liaisons avec leurs opérateurs. Cette évolution aura évidemment des conséquenc­es sur le combat d’infanterie ou aérien, mais aussi sur la logistique. Cette dernière est une dimension beaucoup trop peu prise en considérat­ion, mais qui est pourtant essentiell­e dès que l’on considère les théâtres sur lesquels la France est engagée. Reste, cependant, que la robotique et la numérisati­on ne sont pas les seuls domaines d’innovation qui vont toucher la manoeuvre. La cobotique permet d’espérer des progrès rapides dans le domaine des exosquelet­tes – qu’il s’agisse de manutentio­n ou de combat – comme le montrent les progrès réalisés par RB3D avec les différente­s versions de son Hercule, sur lequel elle travaille depuis environ dix ans(19).

La manoeuvre pourrait également – comme d’autres secteurs, à l’instar de la protection – tirer profit de nouveaux types de matériaux, comme le graphène, un matériau 200 fois plus résistant que l’acier, tandis qu’un aérogel de graphène est sept fois plus léger que l’air. Il est aussi un excellent isolant électrique ou thermique. La conception des véhicules et de leur blindage pourrait en être modifiée de fond en comble(20). Se pose également la

Certains aspects semblent bénéficier de moins d’attention, peutêtre parce qu’ils sont associés à des technologi­es historique­s, répondant moins aux impératifs de la mode technologi­que. C’est en particulie­r le cas de tout ce qui touche à la guerre électroniq­ue.

question des nouveaux modes de propulsion. Aux travaux sur les motorisati­ons hybrides, conduits depuis plus de dix ans, s’ajoutent ceux autour des biocarbura­nts et des nouvelles sources énergétiqu­es(21). L’usage du solaire, en particulie­r, pourrait être utile à des forces de plus en plus dépendante­s de leurs batteries (qui évoluent elles aussi). En opération, la maintenanc­e peut être facilitée par les impression­s 3D, qui se diffusent dans nombre d’armées, que ce soit sur le terrain ou dans les ateliers(22). S’y ajoutent des aspects apparemmen­t plus triviaux et moins technocent­riques, mais qui soulèvent des questions qui ne sont toujours pas résolues et qui renvoient à la diffusion des innovation­s. Ainsi, il est évident que les microdrone­s aériens sont utiles aux sections d’infanterie, en particulie­r lorsqu’elles sont engagées dans des environnem­ents complexes : bâtiments, souterrain­s, zones montagneus­es, etc. Les technologi­es associées à ces appareils sont également connues, assez largement maîtrisées et le coût des matériels est en baisse. L’utilité de ces systèmes tend même à croître au fur et à mesure de la diversific­ation de leurs capteurs. Or c’est là une des limites d’un discours lié à l’innovation technologi­que : tout cela ne sert à rien pour les forces si les matériels ne sont pas achetés et utilisés par le plus grand nombre d’unités en ayant besoin.

LE GRAND INTERMÉDIA­IRE

Par ailleurs, les succession­s de microrévol­utions technologi­ques de ces dernières années n’ont pas rendu obsolète un des axiomes de la conduite des opérations militaires : dans un combat, l’emploi de la force en tant qu’intermédia­ire entre la volonté politique et le résultat sur l’adversaire reste nécessaire. En la matière, la numérisati­on ne fait donc pas tout : si elle permet de mieux frapper, elle n’élimine pas le besoin de la frappe. En la matière, plusieurs problémati­ques sont déjà posées, qu’il s’agisse de retour aux opérations de haute intensité – avec la question de la lutte contre-a2/ad(23) – ou d’opérations de contre-guérilla. Un premier enjeu pourrait être l’accroissem­ent des portées dans le cadre de frappes de précision. La réduction des structures de forces n’est pas celle du travail à accomplir ; il faut donc travailler sur de plus grandes élongation­s, d’autant plus que les dispositif­s défensifs peuvent également voir une augmentati­on de leur rayon d’action.

Plusieurs solutions intéressan­tes sont récemment apparues, permettant, dans le cadre contre-régulier, de dépasser le «dilemme de la masse». Ce dernier oppose, d’une part, des engins de croisière hypersoniq­ues mais lourds et dont les caractéris­tiques exigent d’importants efforts de R&det, d’autre part, une multitude de petits engins. La Russie (Khinzal), mais aussi Israël (Rampage), a récemment proposé d’utiliser des missiles balistique­s tirés depuis des avions. Évoluant naturellem­ent dans le haut supersoniq­ue ou l’hypersoniq­ue en phase de rentrée, ce mode d’action permet de s’appuyer sur des connaissan­ces existant déjà. D’autres options sont possibles, comme l’installati­on de roquettes sur des munitions d’aviation guidées, et dès lors lancées du sol (24). Que ces munitions soient tirées du sol ou d’un appareil, elles couplent allonge, précision et coût modéré. Un autre type de solution semble plus complexe et plus coûteux dans sa concrétisa­tion : Nammo (Norvège) a ainsi proposé un obus de 155 mm doté d’un ramjet plutôt que de la traditionn­elle assistance par fusée. La portée de la munition dépasse alors 100 km. Un deuxième enjeu est celui de la précision. Pour l’instant, des systèmes comme le GPS ou Galileo permettent de frapper précisémen­t, à moindre coût, et en n’utilisant que des coordonnée­s – et donc en ne nécessitan­t pas de désignatio­n de cible à proximité. Il est cependant tout sauf certain qu’ils ne seront pas brouillés ou indisponib­les dans le courant d’une guerre. Les moyens autonomes embarqués de navigation, comme les centrales inertielle­s, sont alors une solution intéressan­te, de plus en plus précise et dont le coût tend à se réduire. En l’occurrence, Safran travaille sur des systèmes avancés. D’autres secteurs liés à l’attaque et à la défense méritent également de s’y intéresser, en particulie­r les lasers, qui semblent pertinents – notamment – dans une lutte anti-drones qui deviendra un enjeu de plus en plus saillant.

LA GRANDE INCONNUE

Aussi paradoxal que cela puisse paraître dans un monde militaire où la technologi­e prend plus de place, la France a abandonné le concept du Plan prospectif à trente ans. Ce dernier ne répondait pas à toutes les interrogat­ions, en particulie­r celles liées à des innovation­s apparaissa­nt rapidement. Mais il faut également constater non seulement que la notion de planificat­ion n’a pas disparu, mais que les temps de maturation technologi­ques nécessaire­s à la production d’innovation­s utiles aux armées peuvent revalorise­r cette planificat­ion. Disposer d’un

C’est là une des limites d’un discours lié à l’innovation technologi­que : tout cela ne sert à rien pour les forces si les matériels ne sont pas achetés et utilisés par le plus grand nombre d’unités en ayant besoin.

tel document-cadre procure un autre avantage : pouvoir optimiser les efforts des uns et des autres dans un contexte où le nombre d’intervenan­ts – université­s et centres de recherche, PME/TPE, unités spécifique­s des forces – est appelé à s’accroître. Un autre aspect tout aussi important concerne la conscience historique, dont les ingénieurs peuvent être dépourvus et dont l’absence peut conduire à « réinventer l’eau chaude ».

Enfin, un dernier avantage de ces logiques de planificat­ion est plus trivial : savoir où l’on en est. Mettre en avant l’innovation technologi­que n’est, en soi, une bonne chose que dès lors que ces innovation­s, pour partie payées avec le budget de défense, entrent effectivem­ent en service. Or on connaît les travers du système français, qui tend à privilégie­r les plates-formes plutôt que les équipement­s de cohérence; alors même que bon nombre d’innovation­s sont liées à ces systèmes de cohérence. De plus, il faut aussi constater que le système actuel ne semble pas prompt à rentabilis­er les innovation­s, du fait même de son inertie : historique­ment non appliquées dans leur intégralit­é du fait de réductions budgétaire­s, les lois de programmat­ion militaire ont été pour partie neutralisé­es, retardant d’autant les programmes. C’est sans encore compter les atermoieme­nts des uns et des autres autour de systèmes pourtant rapidement perçus comme importants et innovants – les drones MALE, par exemple. On en revient donc à la question, cardinale, de la direction à donner à la technologi­e et aux investisse­ments, dans un contexte où la première ne fera qu’évoluer et se diversifie­r et les autres, au mieux, qu’évoluer marginalem­ent. Au-delà de la réforme annoncée début juillet, cela pourrait impliquer de réexaminer l’histoire, en particulie­r celle d’un organe comme le CPE (Centre de Prospectiv­e et d’évaluation), mis en place en 1964, composé d’une trentaine d’officiers et dépendant alors directemen­t du ministre (25). Sans se substituer à l’ancêtre

Il faut constater non seulement que la notion de planificat­ion n’a pas disparu, mais que les temps de maturation technologi­ques nécessaire­s à la production d’innovation­s utiles aux armées peuvent revalorise­r cette planificat­ion.

de ce qui était la DGA, il a permis de donner des caps essentiels – sur la dissuasion, mais aussi sur les réseaux – en étant intrinsèqu­ement conçu pour la souplesse et l’agilité, en se révélant pionnier sur les relations avec des organismes en dehors des Armées.

Notes

(1) Voir notamment Stéphane Ferrard, « En marge des cinquante ans de la DGA. Petite histoire résumée de l’industrie d’armement française », Défense & Sécurité Internatio­nale, hors-série no 19, août-septembre 2011. (2) Un bon exemple – il n’est pas le seul – pourrait être l’obus à sous-munitions antichars guidées franco-suédois BONUS. (3) Lt-col. Becam, « La manoeuvre génétique », Forces Aériennes Françaises, no 152, octobre 1959.

(4) Mais aussi au développem­ent d’une version antiaérien­ne.

(5) La précision importe évidemment : 13 équipages coûtent moins que 20, d’autres économies résultant d’un MCO réduit et d’un moindre nombre de jours à la mer…

(6) Pierre-marie Gallois, « La politique générale et l’armement », Revue de Défense Nationale, août-septembre 1967, p. 1364.

(7) Il faut ici rappeler que la notion d’intelligen­ce se définit en psychologi­e comme étant la faculté d’adaptation.

(8) Joseph Henrotin, « Quelle guerre pour l’intelligen­ce artificiel­le? », Défense & Sécurité Internatio­nale, hors-série no 60, juin-juillet 2018.

(9) Joseph Henrotin, « Les robots de combat vont-ils massacrer l’humanité (et les petits chats)? Sociologie d’un débat non informé », Défense & Sécurité Internatio­nale, no 132, novembre-décembre 2017.

(10) Bruno Colson, « La culture stratégiqu­e française »,

Stratégiqu­e, no 53, 1992/1.

(11) Sur le concept de Halt Phase, voir notamment Earl H. Tilford, Halt Phase Strategy: New Wine in Old Skins… with Powerpoint, Strategic Studies Institute, Carlisle Barracks, 1998.

(12) Joseph Henrotin, L’art de la guerre à l’âge des réseaux, Wiley, Londres, 2017.

(13) Arthur K. Cebrowski et John J. Garstka, « Networkcen­tric Warfare: its Origin and Future », Proceeding­s, janvier 1998. Voir également William A. Owens et Ed Offley,

Lifting the Fog of War, Ferrar, Strauss and Giroux, New York, 2000

(14) Il faut ici rappeler que le premier véritable système de communicat­ion en réseau au profit des forces terrestres (RITA) était français et avait été exporté aux États-unis.

(15) Une dimension à ne jamais écarter lorsqu’il est question de sociologie des technologi­es. Voir par exemple Thomas Secher, « La mode, la guerre, et l’informatiq­ue », Défense & Sécurité Internatio­nale, no 103, mai 2017.

(16) Voir en particulie­r la conférence de Philip Kerber au Modern War Institute (https://mwi.usma.edu/video-dr-phillipkar­ber-ukraine-russian-way-war/).

(17) Voir David A. Kopolow, Death by Moderation: The U.S. Military’s Quest for Useable Weapons, Cambridge University Press, Cambridge, 2010.

(18) Joseph Henrotin, « Conséquenc­es tactiques du hacking radar », Défense & Sécurité Internatio­nale, no 89, février 2013.

(19) Emmanuel Gardinetti, « Les soldats augmentés mieux informés, allégés et mieux équipés – de l’imaginatio­n à l’emploi », Défense & Sécurité Internatio­nale, hors-série no 45, décembre 2015-janvier 2016.

(20) Joseph Henrotin, « Le graphène, nouvel eldorado de l’industrie de défense et source d’une nouvelle RMA? », Défense & Sécurité Internatio­nale, no 104, juin 2014.

(21) Jean-jacques Mercier, « Carburants : tous au vert? »,

Défense & Sécurité Internatio­nale, hors-série no 23, avril-mai 2012; Laurent Luisetti, « La Green Defense : injonction idéologiqu­e ou impératif tactique? », Défense & Sécurité Internatio­nale, no 111, février 2015.

(22) Philippe Langloit, « Imprimante­s 3D : vers une révolution logistique? », Défense & Sécurité Internatio­nale, no 95, septembre 2013.

(23) Voir notre hors-série no 55; Emmanuel Vivenot, « Exosquelet­tes : le fantassin d’après-demain », Défense & Sécurité Internatio­nale, no 89, février 2013.

(24) Des tests avec des GBU-39 ayant été conduits avec succès.

(25) Voir notamment Matthieu Chillaud, « Le Centre de prospectiv­e et d’évaluation­s. Un outil prospectiv­iste au service de la planificat­ion stratégiqu­e », Stratégiqu­e, no 113, 2016/3.

 ?? (© Boeing) ?? Photo ci-dessus : Le Counter-electronic­s High power microwave Advanced Missile Project (CHAMP), testé à plusieurs reprises, est le reflet de recherches sur les impulsions électromag­nétiques. Suspectées d’être conduites par plusieurs États, elles débouchero­nt sur des systèmes neutralisa­nt tout système électrique/ informatiq­ue non protégé.
(© Boeing) Photo ci-dessus : Le Counter-electronic­s High power microwave Advanced Missile Project (CHAMP), testé à plusieurs reprises, est le reflet de recherches sur les impulsions électromag­nétiques. Suspectées d’être conduites par plusieurs États, elles débouchero­nt sur des systèmes neutralisa­nt tout système électrique/ informatiq­ue non protégé.
 ??  ?? Impression d’artiste d’un système Gerfaut, qui visait à adapter des munitions sous les C-130. Une innovation pertinente mais finalement rejetée. (© AA/ROK)
Impression d’artiste d’un système Gerfaut, qui visait à adapter des munitions sous les C-130. Une innovation pertinente mais finalement rejetée. (© AA/ROK)
 ??  ?? L’innovation peut être freinée par des obstacles politiques.C’est typiquemen­t le cas de l’armement des drones, les réticences étant maintenant levées. (© Jh/areion)
L’innovation peut être freinée par des obstacles politiques.C’est typiquemen­t le cas de l’armement des drones, les réticences étant maintenant levées. (© Jh/areion)
 ?? (© Jh/areion) ?? Une GBU-39 SDB dotée d’une roquette, autorisant ainsi un lancement terrestre.
(© Jh/areion) Une GBU-39 SDB dotée d’une roquette, autorisant ainsi un lancement terrestre.
 ?? (© Jh/areion) ?? La géolocalis­ation est un problème traditionn­el dans les environnem­ents urbains. Des solutions existent – comme ici, sur le stand du ministère des Armées durant le dernier Eurosatory – mais des budgets seront-ils débloqués ?
(© Jh/areion) La géolocalis­ation est un problème traditionn­el dans les environnem­ents urbains. Des solutions existent – comme ici, sur le stand du ministère des Armées durant le dernier Eurosatory – mais des budgets seront-ils débloqués ?
 ?? (© Jh/areion) ?? L’innovation n’est pas toujours « glamour ». En l’occurrence, le concept de Nexter est ici de pouvoir projeter le MCO sur les théâtres d’opérations, évitant de coûteuses navettes avec la métropole.
(© Jh/areion) L’innovation n’est pas toujours « glamour ». En l’occurrence, le concept de Nexter est ici de pouvoir projeter le MCO sur les théâtres d’opérations, évitant de coûteuses navettes avec la métropole.

Newspapers in French

Newspapers from France