QUELLES TECHNOLOGIES POUR DEMAIN ?
La (re)mise en évidence de l’innovation comme force motrice de l’évolution des armées soulève plusieurs questions. De facto, plus la recherche avance, plus le champ des innovations potentiellement utiles aux forces s’élargit, alors que les budgets nécessaires à leur R&T ou à leur R&D et ensuite à leur industrialisation ne croissent pas au même rythme. Des innovations certes, mais lesquelles et comment ?
Dans l’équation de l’innovation, le terme essentiel pourrait être celui de sa gouvernance : faire des choix est de plus en plus difficile. Pour l’instant, la DGA combine, de manière unique au monde, une approche intégrée de la stratégie des moyens. Elle anticipe et mène une prospective, conçoit, met en place et gère des programmes de R&T et R&D – qu’elle peut assurer elle-même –, assure le suivi administratif et légal, appuie les exportations, procède à des essais, valide et assure un suivi de la vie des équipements, modernisations comprises, sans encore compter la conduite à proprement parler des programmes, une fois les commandes passées(1). L’approche retenue pour la DGA, très jacobine, a permis de mener à bien de grands programmes intégrés et parfois extrêmement complexes dans leurs ramifications ; mais aussi de concrétiser de réelles innovations, y compris en coopération(2). Mais ce type de structuration est également critiqué, à deux égards.
D’une part, il y a la critique, traditionnelle, des relations avec les forces. Les solutions proposées ne seraient pas nécessairement celles privilégiées par les armées. Elle peut se doubler d’une pointe de jalousie : là où celles-ci ont connu une réduction de leurs effectifs depuis 2008, la DGA a pu accroître les siens… S’y ajoute la question de délais parfois excessifs : on se souvient du dossier du VHM (Véhicule de Haute Mobilité), bloqué plusieurs années alors que le besoin avait été assez clairement et rapidement défini par les forces, ou encore des péripéties du PLFS (Poids-lourd Forces Spéciales). En la matière, la prégnance de la culture de l’ingénieur peut poser un problème, en particulier au regard de la définition des cahiers des charges. Or, comme le notait en son temps le colonel (et futur général) Becam, l’armement n’est pas qu’une réalisation technique, c’est surtout et d’abord un objet intrinsèquement politique (3). La conception de l’armement, au travers de ce qu’il est le premier à qualifier de «stratégie génétique», implique une primauté du militaire sur l’ingénieur. Or on peut se demander si elle est assurée de nos jours, tant la fascination pour la technologie peut parasiter la réflexion, en l’autonomisant au regard de la tactique et de la stratégie, auxquelles elle devrait pourtant être subordonnée. Le paradoxe est que des auteurs comme Becam ou Beaufre ne sont plus guère lus, y compris d’ailleurs par les chercheurs travaillant en sociologie des techniques…
L’approche retenue pour la DGA, très jacobine, a permis de mener à bien de grands programmes intégrés et parfois extrêmement complexes dans leurs ramifications ; mais aussi de concrétise r de réelles innovations, y compris en coopération.
D’autre part, une critique plus injuste pourrait être liée à la fonction d’arbitrage de la DGA, entre les intérêts des armées et ceux de l’état ou des industriels – qui peut irriter les uns comme les autres. De facto, la DGA se retrouve dans une position d’équilibriste, entre stratégie des moyens et stratégie générale économique, dès lors que, règles européennes faisant, la capacité d’investissement de l’état ne peut plus guère être dirigée que vers l’industrie d’armement… de laquelle des exportations sont escomptées, au bénéfice de la balance commerciale. Ce grand écart peut se traduire par des choix faisant grincer des dents, permettant certes de proposer plus d’options à l’exportation, mais au détriment de la stratégie des moyens nationale. C’est typiquement le cas pour la Frégate de Taille Intermédiaire (FTI), dont les cinq exemplaires coûteront chacun autant qu’une FREMM, pour une endurance et une puissance de feu moindres. Évalué sur la longue durée, le coût pour la Marine est plus important. L’augmentation du coût des FREMM – lié à la diminution de leur cible, de 17 à 8(4) – est telle qu’au prix de 2008, 20 Aquitaine auraient pu être acquises. Pour le même montant (5), la Marine ne recevra que huit Aquitaine et cinq FTI…DE ce point de vue, il reste à voir si la prise en compte précoce de l’exportabilité des programmes, annoncée par la ministre des Armées le 5 juillet, fera ses preuves, y compris pour les armées.
La stratégie des moyens n’est cependant pas une science exacte : par définition, elle doit prendre en compte l’ensemble des contraintes – y compris celles liées aux arbitrages politiques – tout en devant réussir à isoler les innovations porteuses. À ces contraintes formelles, il faut ajouter celles directement liées au fait qu’il s’agit de technologies militaires, qui pourront avoir à subir l’épreuve du feu et pour lesquelles le degré de sophistication n’est rien face à leur degré d’adaptation. Or ces contraintes s’exercent dans le temps : un Griffon entrant en service en 2019 pourrait encore y rester en 2049, alors que nous n’avons encore aucune idée de ce que sera la lutte antiblindés à ce moment. En ce sens, ce que disait le gé- néral Beaufre à la fin des années 1960 mérite d’être médité : « Quelle qu’elle soit, d’ailleurs, la manoeuvre d’armement moderne porte aujourd’hui la marque de l’évolution précipitée des techniques. Entre les délais de réalisation d’un plan d’armement et la prospective diplomatique et politique permettant de savoir dans quelles conditions ces armes seraient éventuellement utilisées, le décalage s’avère de plus en plus manifeste. (6) » In fine, avant même de savoir quelles technologies développer, la question de la gouvernance des technologies comme de l’innovation doit être posée : ne pas y répondre signifie ne pas savoir faire de choix. À cet égard, on peut s’interroger sur le futur de la stratégie des moyens française et de ses institutions. Certes, la DGA a pu faire ses preuves, mais la mise en place d’une agence pour l’innovation annoncée par la ministre des Armées en avril dernier pourrait rebattre les cartes. A priori, la mission de la nouvelle agence est limitée à l’intelligence Artificielle (IA), qui ne constitue qu’un segment des secteurs susceptibles d’être innovants. Pour autant, avec 100 millions d’euros par an, elle devrait disposer de la «masse critique» lui permettant de déboucher sur des résultats concrets. Il faudra cependant voir comment elle interagira avec la DGA qui reste, tout aussi a priori, chargée du reste des innovations. La question de cette articulation est essentielle : de là dépend la cohérence de la stratégie des moyens, seule garante de l’utilité des efforts technologiques pour les armées.
Avant même de savoir quelles technologies développer, la question de la gouvernance des technologies comme de l’innovation doit être posée : ne pas y répondre signifie ne pas savoir faire de choix.
NUMÉRISATION ET IA : TOO MUCH HYPE?
Reste cependant à cartographier cette stratégie, ce que nous ferons ici en établissant plusieurs catégories transverses – dès lors que nombre de technologies ne concernent pas uniquement telle armée ou tel type d’action : percevoir ; comprendre et commander ; se défendre ; manoeuvrer ; se défendre et frapper. Un exemple typique de la transversalité des technologies a particulièrement le vent en poupe : L’IA. Mais encore faut-il isoler ses secteurs d’application et déterminer jusqu’à quel point elle sera utile aux armées, ce qui est tout sauf simple avec une technologie qui pourrait développer son propre langage et ses propres référentiels et qui, pour l’instant, n’est encore qu’une « intelligence » limitée (7). Or le développement des forces militaires ambitionne certes l’adaptation à l’adversaire, mais elle le fait au travers d’une rationalisation par la réduction des incertitudes et de celle, autant que faire se peut, du chaos propre à la guerre (8). Contrairement à la vulgate, l’automatisation n’est pas l’autonomisation, cette dernière tendant à susciter la méfiance du monde
militaire (9). Ce qui est hors de contrôle ajoute du chaos et de l’incertitude à la friction et, dès lors, la stratégie des moyens – domaine en lequel Bruno Colson voit un espace de rationalité(10) – pourrait produire des effets inverses à ceux recherchés. Au-delà de cette précaution, L’IA n’est évidemment pas à rejeter, mais cerner le désirable – et lui poser des limites claires – paraît plus urgent que développer tous les faisables.
En la matière, c’est sans doute dans le segment « comprendre » que L’IA pourrait produire le maximum de ses effets. La diversification des systèmes ISR, leur intégration dans des logiques multispectrales et géospatiales ou encore la croissance du renseignement cyberélectronique vont créer des besoins considérables en matière d’analyse. Si L’IA ne résout pas tout – la question de la contextualisation politique de ce qui est observé, notamment –, au moins pourrait-elle préparer le terrain à l’analyse humaine. Elle a également un rôle à jouer dans la manoeuvre : qu’il s’agisse d’essaims de drones (navals, terrestres ou aériens) ou de la gestion des flux logistiques, elle peut clairement accroître l’efficience des forces en déchargeant les combattants de tâches simples, leur libérant du temps ou des ressources cognitives. L’IA peut aussi avoir un rôle à jouer dans les fonctions défensives, et en particulier dans la gestion de systèmes de contre-mesures, terrestres ou aériennes. Les modes d’attaque devenant plus complexes et plus rapides, la mise en oeuvre de contremesures adaptées devient plus difficile. On est donc là dans «l’extension» de pratiques courantes, en cherchant à leur conférer des gains de productivité.
Reste la question de l’attaque : faire de L’IA un auxiliaire des armées, à l’instar des exemples précédents, répond à l’impératif de rationalisation du chaos, mais conférer une autonomie décisionnelle à des systèmes d’armes semble plus délicat, politiquement comme militairement. L’option n’est pourtant pas à écarter d’un revers de la main. Le couplage d’une IA à des autodirecteurs multimodes (laser, lidar, par pixels, radar millimétrique, etc.) et des bibliothèques 3D permet d’envisager des munitions antichars/ anti-blindés offrant des gains d’efficacité importants au regard des techniques classiques. Mais, au vrai, il ne s’agit guère que de la reprise de conceptions remontant aux années 1990. L’US Navy projetait ainsi d’intégrer des sous-munitions BAT (Brilliant Anti-tank) couplant lidar et bibliothèques de données sur des missiles Tomahawk. Un sous-marin lanceur de missiles de croisière devenait ainsi capable de détruire une division blindée russe standard(11). Ce type de rationalité est également à l’oeuvre sur le missile britannique Brimstone, qui dispose d’un mode autonome.
La notion d’innovation technologique est ainsi paradoxale dès lors qu’elle peut intégrer des idées qui ne sont pas nouvelles, mais qui sont soit généralisées, soit redécouvertes, ou dont la concrétisation offrirait de nouvelles possibilités. La numérisation des forces terrestres, à travers un programme comme SCORPION, renvoie ainsi à une « longue traîne informatique » déjà à l’oeuvre dans les marines et les forces aériennes des années 1950/1960(12). La réticulation et le partage de volumes de données de manière à produire une «conscience situationnelle partagée » ont ainsi été pratiqués bien avant d’avoir été théorisés, il y a seulement vingt ans(13). L’affaire n’est pas qu’américaine : elle a également été française au travers de
Faire de l’intelligence articielle un auxiliaire des armées répond à l’impératif de rationalisation du chaos, mais conférer une autonomie décisionnelle à des systèmes d’armes semble plus délicat, politiquement comme militairement.
systèmes comme ATLAS, et ce, dès le début des années 1980 (14). Les gains espérés par la numérisation sont liés à une plus grande résilience, à de plus grands débits de données et surtout à la généralisation du temps réel. L’innovation est alors liée à l’obtention de gains de productivité plus ou moins marginaux en fonction de ce qui leur est opposé. Or les capacités cyberélectroniques s’étoffent un peu partout dans le monde et si personne n’a encore d’idée exacte de ce que donnerait une utilisation à grande échelle de ces moyens dans une guerre, il n’est pas certain que les gains d’efficacité promis soient effectivement observés.
LA GUERRE DANS LA CINQUIÈME DIMENSION
Comparativement à la numérisation et à L’IA, d’autres aspects semblent bénéficier de moins d’attention, peut-être parce qu’ils sont associés à des technologies historiques, répondant moins aux impératifs de la mode technologique(15). C’est en particulier le cas de tout ce qui touche à la guerre électronique. Dans l’armée de Terre, elle est surtout associée au renseignement, où elle a une utilité évidente, mais ses diverses déclinaisons gagneraient sans doute à être prises en compte, notamment dans les aspects liés à l’attaque et à la défense. La Russie a ainsi mis en oeuvre, dans l’est de l’ukraine, des dispositifs de brouillage permettant de faire exploser les fusées des obus ukrainiens à 400 m de distance (280 m pour les obus de mortiers). En conséquence, Kiev a perdu une bonne partie de ses moyens d’action à longue distance contre les forces russes(16). Ce type de système est d’autant plus innovant qu’il évite d’avoir à utiliser des défenses cinétiques, par définition plus aléatoires et toujours susceptibles de causer des pertes amies ou civiles.
Un autre aspect minoré de la guerre cyberélectronique a trait aux armes conventionnelles à impulsions électromagnétiques, domaine dans lequel les États-unis semblent maintenir une certaine avance. En l’occurrence, ce type d’armement permet de créer une impulsion rendant inopérant tout système électrique – communications et ordinateurs compris – qui y est exposé. Leurs effets paraissent suffisamment localisés pour envisager une utilisation dont les conséquences politiques ou militaires seraient moindres qu’avec l’usage d’armes nucléaires à impulsions électromagnétiques(17). D’autres applications des opérations cyberélectroniques semblent également déconsidérées en France, comme l’usage des radars AESA – que l’on maîtrise pourtant – en tant que systèmes d’attaque électronique ou d’injection de cyberagents comme Suter. Ce dernier, qui a connu plusieurs générations, permet d’entrer dans un réseau radar pour brouiller les visualisations – voire les effacer – des écrans des opérateurs. C’est ce type de système qui aurait permis à la force aérienne israélienne de mener son raid de 2007 sur un réacteur nucléaire syrien en construction(18). Il n’est pas impossible que le système ait également été utilisé dans les récentes opérations israéliennes contre des positions syriennes, sans que la défense aérienne locale, aidée de la russe, ait été en mesure de riposter efficacement. In fine, l’enjeu est donc de pouvoir paralyser ou détruire les capacités informationnelles adverses, à l’échelon tactique comme aux échelons opératif et stratégique. Le problème est qu’il faut à la fois travailler sur ce secteur et sur d’autres.
MANOEUVRER
(ET RESTER MANOEUVRANT)
Plusieurs goulets d’étranglement liés à la robotique sont en train d’être résorbés, au point que des programmes d’études amont laissent espérer l’apparition plus ou moins rapide de robots plus autonomes et moins dépendants des liaisons avec leurs opérateurs. Cette évolution aura évidemment des conséquences sur le combat d’infanterie ou aérien, mais aussi sur la logistique. Cette dernière est une dimension beaucoup trop peu prise en considération, mais qui est pourtant essentielle dès que l’on considère les théâtres sur lesquels la France est engagée. Reste, cependant, que la robotique et la numérisation ne sont pas les seuls domaines d’innovation qui vont toucher la manoeuvre. La cobotique permet d’espérer des progrès rapides dans le domaine des exosquelettes – qu’il s’agisse de manutention ou de combat – comme le montrent les progrès réalisés par RB3D avec les différentes versions de son Hercule, sur lequel elle travaille depuis environ dix ans(19).
La manoeuvre pourrait également – comme d’autres secteurs, à l’instar de la protection – tirer profit de nouveaux types de matériaux, comme le graphène, un matériau 200 fois plus résistant que l’acier, tandis qu’un aérogel de graphène est sept fois plus léger que l’air. Il est aussi un excellent isolant électrique ou thermique. La conception des véhicules et de leur blindage pourrait en être modifiée de fond en comble(20). Se pose également la
Certains aspects semblent bénéficier de moins d’attention, peutêtre parce qu’ils sont associés à des technologies historiques, répondant moins aux impératifs de la mode technologique. C’est en particulier le cas de tout ce qui touche à la guerre électronique.
question des nouveaux modes de propulsion. Aux travaux sur les motorisations hybrides, conduits depuis plus de dix ans, s’ajoutent ceux autour des biocarburants et des nouvelles sources énergétiques(21). L’usage du solaire, en particulier, pourrait être utile à des forces de plus en plus dépendantes de leurs batteries (qui évoluent elles aussi). En opération, la maintenance peut être facilitée par les impressions 3D, qui se diffusent dans nombre d’armées, que ce soit sur le terrain ou dans les ateliers(22). S’y ajoutent des aspects apparemment plus triviaux et moins technocentriques, mais qui soulèvent des questions qui ne sont toujours pas résolues et qui renvoient à la diffusion des innovations. Ainsi, il est évident que les microdrones aériens sont utiles aux sections d’infanterie, en particulier lorsqu’elles sont engagées dans des environnements complexes : bâtiments, souterrains, zones montagneuses, etc. Les technologies associées à ces appareils sont également connues, assez largement maîtrisées et le coût des matériels est en baisse. L’utilité de ces systèmes tend même à croître au fur et à mesure de la diversification de leurs capteurs. Or c’est là une des limites d’un discours lié à l’innovation technologique : tout cela ne sert à rien pour les forces si les matériels ne sont pas achetés et utilisés par le plus grand nombre d’unités en ayant besoin.
LE GRAND INTERMÉDIAIRE
Par ailleurs, les successions de microrévolutions technologiques de ces dernières années n’ont pas rendu obsolète un des axiomes de la conduite des opérations militaires : dans un combat, l’emploi de la force en tant qu’intermédiaire entre la volonté politique et le résultat sur l’adversaire reste nécessaire. En la matière, la numérisation ne fait donc pas tout : si elle permet de mieux frapper, elle n’élimine pas le besoin de la frappe. En la matière, plusieurs problématiques sont déjà posées, qu’il s’agisse de retour aux opérations de haute intensité – avec la question de la lutte contre-a2/ad(23) – ou d’opérations de contre-guérilla. Un premier enjeu pourrait être l’accroissement des portées dans le cadre de frappes de précision. La réduction des structures de forces n’est pas celle du travail à accomplir ; il faut donc travailler sur de plus grandes élongations, d’autant plus que les dispositifs défensifs peuvent également voir une augmentation de leur rayon d’action.
Plusieurs solutions intéressantes sont récemment apparues, permettant, dans le cadre contre-régulier, de dépasser le «dilemme de la masse». Ce dernier oppose, d’une part, des engins de croisière hypersoniques mais lourds et dont les caractéristiques exigent d’importants efforts de R&det, d’autre part, une multitude de petits engins. La Russie (Khinzal), mais aussi Israël (Rampage), a récemment proposé d’utiliser des missiles balistiques tirés depuis des avions. Évoluant naturellement dans le haut supersonique ou l’hypersonique en phase de rentrée, ce mode d’action permet de s’appuyer sur des connaissances existant déjà. D’autres options sont possibles, comme l’installation de roquettes sur des munitions d’aviation guidées, et dès lors lancées du sol (24). Que ces munitions soient tirées du sol ou d’un appareil, elles couplent allonge, précision et coût modéré. Un autre type de solution semble plus complexe et plus coûteux dans sa concrétisation : Nammo (Norvège) a ainsi proposé un obus de 155 mm doté d’un ramjet plutôt que de la traditionnelle assistance par fusée. La portée de la munition dépasse alors 100 km. Un deuxième enjeu est celui de la précision. Pour l’instant, des systèmes comme le GPS ou Galileo permettent de frapper précisément, à moindre coût, et en n’utilisant que des coordonnées – et donc en ne nécessitant pas de désignation de cible à proximité. Il est cependant tout sauf certain qu’ils ne seront pas brouillés ou indisponibles dans le courant d’une guerre. Les moyens autonomes embarqués de navigation, comme les centrales inertielles, sont alors une solution intéressante, de plus en plus précise et dont le coût tend à se réduire. En l’occurrence, Safran travaille sur des systèmes avancés. D’autres secteurs liés à l’attaque et à la défense méritent également de s’y intéresser, en particulier les lasers, qui semblent pertinents – notamment – dans une lutte anti-drones qui deviendra un enjeu de plus en plus saillant.
LA GRANDE INCONNUE
Aussi paradoxal que cela puisse paraître dans un monde militaire où la technologie prend plus de place, la France a abandonné le concept du Plan prospectif à trente ans. Ce dernier ne répondait pas à toutes les interrogations, en particulier celles liées à des innovations apparaissant rapidement. Mais il faut également constater non seulement que la notion de planification n’a pas disparu, mais que les temps de maturation technologiques nécessaires à la production d’innovations utiles aux armées peuvent revaloriser cette planification. Disposer d’un
C’est là une des limites d’un discours lié à l’innovation technologique : tout cela ne sert à rien pour les forces si les matériels ne sont pas achetés et utilisés par le plus grand nombre d’unités en ayant besoin.
tel document-cadre procure un autre avantage : pouvoir optimiser les efforts des uns et des autres dans un contexte où le nombre d’intervenants – universités et centres de recherche, PME/TPE, unités spécifiques des forces – est appelé à s’accroître. Un autre aspect tout aussi important concerne la conscience historique, dont les ingénieurs peuvent être dépourvus et dont l’absence peut conduire à « réinventer l’eau chaude ».
Enfin, un dernier avantage de ces logiques de planification est plus trivial : savoir où l’on en est. Mettre en avant l’innovation technologique n’est, en soi, une bonne chose que dès lors que ces innovations, pour partie payées avec le budget de défense, entrent effectivement en service. Or on connaît les travers du système français, qui tend à privilégier les plates-formes plutôt que les équipements de cohérence; alors même que bon nombre d’innovations sont liées à ces systèmes de cohérence. De plus, il faut aussi constater que le système actuel ne semble pas prompt à rentabiliser les innovations, du fait même de son inertie : historiquement non appliquées dans leur intégralité du fait de réductions budgétaires, les lois de programmation militaire ont été pour partie neutralisées, retardant d’autant les programmes. C’est sans encore compter les atermoiements des uns et des autres autour de systèmes pourtant rapidement perçus comme importants et innovants – les drones MALE, par exemple. On en revient donc à la question, cardinale, de la direction à donner à la technologie et aux investissements, dans un contexte où la première ne fera qu’évoluer et se diversifier et les autres, au mieux, qu’évoluer marginalement. Au-delà de la réforme annoncée début juillet, cela pourrait impliquer de réexaminer l’histoire, en particulier celle d’un organe comme le CPE (Centre de Prospective et d’évaluation), mis en place en 1964, composé d’une trentaine d’officiers et dépendant alors directement du ministre (25). Sans se substituer à l’ancêtre
Il faut constater non seulement que la notion de planification n’a pas disparu, mais que les temps de maturation technologiques nécessaires à la production d’innovations utiles aux armées peuvent revaloriser cette planification.
de ce qui était la DGA, il a permis de donner des caps essentiels – sur la dissuasion, mais aussi sur les réseaux – en étant intrinsèquement conçu pour la souplesse et l’agilité, en se révélant pionnier sur les relations avec des organismes en dehors des Armées.
Notes
(1) Voir notamment Stéphane Ferrard, « En marge des cinquante ans de la DGA. Petite histoire résumée de l’industrie d’armement française », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 19, août-septembre 2011. (2) Un bon exemple – il n’est pas le seul – pourrait être l’obus à sous-munitions antichars guidées franco-suédois BONUS. (3) Lt-col. Becam, « La manoeuvre génétique », Forces Aériennes Françaises, no 152, octobre 1959.
(4) Mais aussi au développement d’une version antiaérienne.
(5) La précision importe évidemment : 13 équipages coûtent moins que 20, d’autres économies résultant d’un MCO réduit et d’un moindre nombre de jours à la mer…
(6) Pierre-marie Gallois, « La politique générale et l’armement », Revue de Défense Nationale, août-septembre 1967, p. 1364.
(7) Il faut ici rappeler que la notion d’intelligence se définit en psychologie comme étant la faculté d’adaptation.
(8) Joseph Henrotin, « Quelle guerre pour l’intelligence artificielle? », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 60, juin-juillet 2018.
(9) Joseph Henrotin, « Les robots de combat vont-ils massacrer l’humanité (et les petits chats)? Sociologie d’un débat non informé », Défense & Sécurité Internationale, no 132, novembre-décembre 2017.
(10) Bruno Colson, « La culture stratégique française »,
Stratégique, no 53, 1992/1.
(11) Sur le concept de Halt Phase, voir notamment Earl H. Tilford, Halt Phase Strategy: New Wine in Old Skins… with Powerpoint, Strategic Studies Institute, Carlisle Barracks, 1998.
(12) Joseph Henrotin, L’art de la guerre à l’âge des réseaux, Wiley, Londres, 2017.
(13) Arthur K. Cebrowski et John J. Garstka, « Networkcentric Warfare: its Origin and Future », Proceedings, janvier 1998. Voir également William A. Owens et Ed Offley,
Lifting the Fog of War, Ferrar, Strauss and Giroux, New York, 2000
(14) Il faut ici rappeler que le premier véritable système de communication en réseau au profit des forces terrestres (RITA) était français et avait été exporté aux États-unis.
(15) Une dimension à ne jamais écarter lorsqu’il est question de sociologie des technologies. Voir par exemple Thomas Secher, « La mode, la guerre, et l’informatique », Défense & Sécurité Internationale, no 103, mai 2017.
(16) Voir en particulier la conférence de Philip Kerber au Modern War Institute (https://mwi.usma.edu/video-dr-phillipkarber-ukraine-russian-way-war/).
(17) Voir David A. Kopolow, Death by Moderation: The U.S. Military’s Quest for Useable Weapons, Cambridge University Press, Cambridge, 2010.
(18) Joseph Henrotin, « Conséquences tactiques du hacking radar », Défense & Sécurité Internationale, no 89, février 2013.
(19) Emmanuel Gardinetti, « Les soldats augmentés mieux informés, allégés et mieux équipés – de l’imagination à l’emploi », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 45, décembre 2015-janvier 2016.
(20) Joseph Henrotin, « Le graphène, nouvel eldorado de l’industrie de défense et source d’une nouvelle RMA? », Défense & Sécurité Internationale, no 104, juin 2014.
(21) Jean-jacques Mercier, « Carburants : tous au vert? »,
Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 23, avril-mai 2012; Laurent Luisetti, « La Green Defense : injonction idéologique ou impératif tactique? », Défense & Sécurité Internationale, no 111, février 2015.
(22) Philippe Langloit, « Imprimantes 3D : vers une révolution logistique? », Défense & Sécurité Internationale, no 95, septembre 2013.
(23) Voir notre hors-série no 55; Emmanuel Vivenot, « Exosquelettes : le fantassin d’après-demain », Défense & Sécurité Internationale, no 89, février 2013.
(24) Des tests avec des GBU-39 ayant été conduits avec succès.
(25) Voir notamment Matthieu Chillaud, « Le Centre de prospective et d’évaluations. Un outil prospectiviste au service de la planification stratégique », Stratégique, no 113, 2016/3.