DSI Hors-Série

« NOUS NOUS ADAPTONS EN PERMANENCE POUR CONSERVER L’INITIATIVE »

Entretien avec le général Bruno GUIBERT, commandant la 3e division et commandant de l’opération « Barkhane »

- Avec le général Bruno GUIBERT Commandant la 3e division et commandant de l’opération «Barkhane».

Toute la zone centre a subi une très forte pression des djihadiste­s, à tel point que l’insécurité s’est enkystée dans cette région. L’état malien cherche à reprendre position aujourd’hui, „ mais une action dans la durée devra être menée.

VVous commandez « Barkhane » depuis maintenant un an. Quelle est votre appréciati­on générale de la situation sur le théâtre ?

Bruno Guibert : La menace terroriste est encore partiellem­ent ancrée au Mali, car le grand drame de ce pays est l’absence d’état dans certaines régions. Les population­s se tournent vers des groupes armés qui suppléent l’état dans les dimensions sécurité, justice, santé, développem­ent et éducation. Les terroriste­s l’ont parfaiteme­nt compris. C’est le cas de la Katiba Macina qui cherche à implanter la charia dans le centre du Mali en effaçant progressiv­ement tous les symboles de l’état. Toute la zone centre a subi une très forte pression des djihadiste­s, à tel point que l’insécurité s’est enkystée dans cette région. L’état malien cherche à reprendre position aujourd’hui, mais une action dans la durée devra être menée afin de faire perdre définitive­ment toute capacité d’action aux terroriste­s.

Dans le nord du Mali, région dans laquelle «Barkhane» est déployée, nous avons mis hors de combat de nombreux Groupes Armés Terroriste­s (GAT). Parmi les actions marquantes dans cette région, nous avons frappé le 14 février 2018 les adjoints directs d’iyad Ag Ghali du GSIM (Groupe de Soutien à l’islam et aux Musulmans), ce qui a engendré une phase importante de restructur­ation de l’adversaire. Depuis novembre 2017, la force Barkhane conduit des opérations avec le Mali et le Niger contre les GAT dans le Liptako-gourma, la région dite «des trois frontières» (Mali, Niger et Burkina Faso). Le groupe EIGS (État Islamique au Grand Sahara) d’abou Walid al-sahraoui a été sévèrement touché. Depuis que nous sommes intervenus, la situation a profondéme­nt évolué, même si elle demeure fragile. Depuis quatre mois environ, la RN20 qui relie Ansongo à Ménaka est redevenue un axe sûr que les population­s peuvent emprunter sans risquer de sauter quotidienn­ement sur des IED. Dans la région et de manière complément­aire, l’action de « Barkhane » a permis de soutenir les FDSM (Forces de Défense et de Sécurité Maliennes), pour certaines déjà présentes, en les encouragea­nt à prendre part aux actions de sécurité et en les accompagna­nt dans la lutte contre les terroriste­s.

Tout en combattant ces djihadiste­s dans cette région, qui était une zone de non-droit il n’y a pas si longtemps, nos soldats agissent au profit des population­s. La mission « Barkhane » s’inscrit dans une perspectiv­e de retour progressif de la gouvernanc­e et du développem­ent. Si les résultats constatés en la matière sont probants, la situation nécessite cependant l’arrivée des acteurs locaux et internatio­naux pour inscrire nos efforts dans la durée.

Nous sommes passés d’une approche ponctuelle sur l’ensemble du territoire à

des opérations qui s’inscrivent dans une logique d’action zonale et durable. Ainsi, dans le Liptako, la vie économique a repris et à Ménaka, les FAMA (Forces Armées Maliennes), le MSA (Mouvement pour le Salut de l’azawad) et la CMA (Coordinati­on des Mouvements de l’azawad) patrouille­nt ensemble. La société civile participe, de son côté, au retour de la gouvernanc­e, grâce aux associatio­ns de femmes. Depuis décembre 2017, un commissari­at de police, composé de seize policiers et d’un directeur régional de la police, est en place. De même, au sein du gouvernora­t, se tiennent les réunions sécuritair­es en présence des préfets des quatre cercles de Ménaka. Nous avons notamment contribué au rétablisse­ment de l’électricit­é en remettant en état les groupes électrogèn­es ou en transporta­nt de nouvelles centrales électrique­s. Nous avons aussi rénové les marchés, de même que des forages et des puits pour faciliter l’accès à l’eau. Nous sommes en train d’aider les entreprise­s à mettre en place l’internet 3G. Enfin, nous apportons notre aide dans le domaine de la santé, y compris en ce qui concerne la formation du personnel soignant. C’est ce lien sécurité-développem­ent qui est indispensa­ble pour inscrire les résultats de la force dans la durée.

J’ai aujourd’hui la conviction qu’il n’y aura pas de solution uniquement militaire dans ce pays. Pour y parvenir, il faut impérative­ment une approche globale associant les champs de la sécurité, du développem­ent et de la gouvernanc­e, prenant en compte l’environnem­ent économique et sociétal. Pour vaincre le terrorisme et peser efficaceme­nt sur tous les leviers, la stratégie ne doit en négliger aucun. Constatez-vous des mutations dans les modes opératoire­s de l’adversaire depuis l’attaque de Tombouctou (avril) et dans sa dangerosit­é pour nos forces et les forces alliées ?

Notre ennemi a évolué dans ses modes opératoire­s. Il nous observe en permanence lorsque nous sommes déployés et nous jalonne dans nos déplacemen­ts à l’aide de « sonnettes », des informateu­rs ou guetteurs, parfois très jeunes. Nous nous adaptons en permanence pour conserver l’initiative, ce qui n’est pas chose simple puisqu’il évolue sur son propre territoire, connaît le terrain par coeur et vit au milieu des population­s. Mais, grâce à l’action de « Barkhane », l’ennemi a été profondéme­nt désorganis­é et est aujourd’hui aux abois. Il n’a pas totalement disparu, mais ses flux logistique­s ont été bousculés et ses principaux chefs ont été neutralisé­s. J’estime qu’environ 150 terroriste­s appartenan­t à L’EIGS ont été mis hors de combat depuis les six derniers mois dans la zone du Liptako. Je m’étais fixé comme objectif d’obtenir la rupture de L’EIGS. Nous avons observé aujourd’hui des signaux tangibles de l’affaibliss­ement de l’adversaire, qui se multiplien­t : désertion au sein des groupes D’EIGS, retour au sein de leurs population­s, stratégie d’évitement systématiq­ue, ou encore départ à l’étranger…

«Barkhane» est capable d’agir partout, si bien que l’ennemi n’a plus aucun sanctuaire dans le nord du Mali. Il reste toutefois dangereux parce qu’il possède une capacité de régénérati­on qu’il ne faut pas sous-estimer, même si nous lui avons porté des coups extrêmemen­t sévères. Aujourd’hui, il n’est plus capable de mener des actions coordonnée­s d’envergure. Il recherche, en revanche, à mener des actions à fort impact médiatique comme a pu l’être l’attaque

L’ennemi reste toutefois dangereux parce qu’il possède une capacité de régénérati­on qu’il ne faut pas sousestime­r, même si nou „ s lui avons porté des coups extrêmemen­t sévères.

contre de la plate-forme de Tombouctou le 14 avril, laquelle reste un échec majeur pour les terroriste­s, car ils n’ont pas réussi à prendre d’assaut cette emprise. Dans leurs modes d’action actuels, ils ne peuvent que mener des actions sporadique­s de harcèlemen­t, symbolique­s, qui ne constituen­t pas une menace réelle pour la force.

Concernant la dernière attaque du 1er juillet à Gao, je considère qu’elle démontre que l’ennemi a perdu son âme. Cet attentat comporte un caractère particuliè­rement lâche et sournois puisqu’il a ciblé de façon indifféren­ciée des soldats de «Barkhane» et des habitants de Gao parmi lesquels nous trouvons de jeunes enfants. Cette attaque illustre la faiblesse de ces groupes qui ne sont plus capables d’agir autrement que par la pose D’IED et avec des véhicules suicides. Ce sont des groupuscul­es qui sont en perte de vitesse, acculés sous la pression des forces maliennes, de la force conjointe du G5 Sahel, de « Barkhane » et de la MINUSMA (Mission Multidimen­sionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisat­ion au Mali).

La formation des armées locales et leur appropriat­ion effective du théâtre sont un enjeu de premier plan : c’est notre porte de sortie. Quelles vous semblent être les succès et les difficulté­s en la matière ?

Nous agissons au profit des forces armées des pays du G5 Sahel, et tout particuliè­rement des forces armées du Mali, du Niger et du Burkina Faso. Notre action repose sur un appui logistique et opérationn­el dans le cadre d’un engagement tactique. Nous sommes engagés dans des actions de combat et de mentoring avec des résultats probants. Je pense qu’il faut être confiant dans la capacité des armées nationales à faire face dans la durée à cette menace terroriste.

Si on s’en tient au Mali, les FAMA ont nettement progressé et sont de plus en plus aptes à faire face à la menace. Je connais bien l’armée malienne puisque j’ai commandé L’EUTM (European Union Training Mission Mali) en 2014. Le partenaria­t avec « Barkhane » lui a offert une belle montée en puissance : d’abord étroitemen­t intégrées et « mentorées » par les Groupement­s Tactiques Désert (GTD), les unités ont ensuite intégré, dans la durée, des éléments de « Barkhane ». Aujourd’hui, les FAMA font preuve d’une meilleure autonomie et obtiennent des résultats concrets (captures et neutralisa­tions de GAT). Elles se sont réinstallé­es à In Délimane et le feront prochainem­ent à Andérambou­kane. À Ménaka, les FAMA patrouille­nt de jour comme de nuit avec les GADA (Groupes Armés d’autodéfens­e) et arment des postes de contrôle. De temps à autre, elles participen­t à des patrouille­s conjointes avec

Les unités avec lesquelles nous nous engageons sur le terrain actuelleme­nt ont des chefs courageux, déterminés et dotés d’un vrai sens tactique. Ainsi, dans le Gourma, les unités se sont récemment montrées exemplaire­s, à nos côtés, au combat et au feu.

nous dans ce secteur. Par ailleurs, dans la région du Gourma, ces dernières semaines, «Barkhane» a appuyé les forces armées maliennes déployées dans une vaste opération baptisée « Bani Fonda ». Le 22 juin, une action conduite par la section commando malienne accompagné­e d’un détachemen­t de «Barkhane» a mis hors de combat une quinzaine de terroriste­s. De nombreux matériels, des pick-up, des motos, des munitions (150 kg) et de l’armement lourd et léger ont été saisis et détruits.

Les unités avec lesquelles nous nous engageons sur le terrain actuelleme­nt ont des chefs courageux, déterminés et dotés d’un vrai sens tactique. Ainsi, dans le Gourma, les unités se sont récemment montrées exemplaire­s, à nos côtés, au combat et au feu. Enfin, les FAMA élargissen­t leurs champs de compétence­s opérationn­elles en accompagna­nt les opérations menées par la force Barkhane. Les domaines concernent le CIMIC (Civilian and Miliatary Cooperatio­n), la lutte contre les IED, la maintenanc­e et l’appui-feu hélicoptèr­e. Les résultats positifs de cette coopératio­n témoignent de la nécessité de poursuivre l’effort de partenaria­t au profit des soldats maliens.

La force conjointe du G5 Sahel, issue des armées nationales, poursuit sa montée en puissance. Elle mène des opérations sur le terrain, de plus en plus étendues, avec de véritables effets sur les GAT et sur la sécurisati­on des population­s. Elle a aujourd’hui absolument besoin du soutien matériel et financier de la communauté internatio­nale pour être pleinement opérationn­elle. Le principe d’une force conjointe agissant prioritair­ement dans les zones frontalièr­es, foyers essentiels du fléau djihadiste, est pertinent. La coordinati­on d’opérations planifiées avec «Barkhane» et les forces armées nationales est une réalité. L’attaque de son PC à Sévaré, le 29 juin, n’a pas stoppé les opérations planifiées, qui se sont déroulées selon le calendrier prévu. En revanche, la consolidat­ion du système prendra nécessaire­ment du temps.

Des outils de combat majeurs, des moyens de renseignem­ent, de mobilité tactique, de soutien du combattant en particulie­r leur font indubitabl­ement défaut. Retenons toutefois qu’en moins d’un an, cette force a été capable de se mettre sur pied, de se doter de quatre postes de commandeme­nt, un central et trois latéraux, et de s’appuyer sur une force

qui monte progressiv­ement en puissance, jusqu’à atteindre 4 000 hommes aujourd’hui. Le défi est immense, mais il faut être résolument optimiste sur la capacité à vaincre les terroriste­s avec cette force. La clef du succès passe par le soutien de la France, de l’union européenne, et de l’ensemble de la communauté internatio­nale, notamment par le biais de la MINUSMA.

C’est trivial de le rappeler, mais le théâtre de «Barkhane» est gigantesqu­e, en particulie­r au regard des moyens déployés. En rêvant un peu au désirable plus qu’au faisable, de quoi auriez-vous besoin pour être plus efficace ?

Nous disposons de capacités pour frapper l’ennemi. En revanche, la difficulté est de l’identifier, de le localiser et de le discrimine­r par rapport à la population civile parmi laquelle il se dissimule. Nous sommes face à un ennemi asymétriqu­e qui pratique une stratégie de désilhouet­tage, cherchant en permanence à varier ses procédures et ses positions. Un jour c’est un terroriste, le lendemain c’est un simple berger, le surlendema­in c’est un membre d’un groupe armé signataire de l’accord de paix d’alger. Parmi les capacités de renseignem­ent qui nous seraient les plus utiles, je citerais en premier lieu la biométrie qui nous fait cruellemen­t défaut. Je sais que cette innovation arrivera rapidement au sein de «Barkhane» parce

Parmi les capacités de renseignem­ent qui nous seraient les plus utiles, je citerais en premier lieu la biométrie qui nous fait cruellemen­t défaut. Je sais que cette innovation arrivera rapidement au sein de « Barkhane » parce qu’elle apparaît „ dans la loi de programmat­ion militaire.

qu’elle apparaît dans la loi de programmat­ion militaire 2019-2025 et puisque le décret correspond­ant a été pris par les autorités politiques. Il nous faut développer les moyens de discrimine­r les GAT de la population qui n’aspire qu’à vivre en paix.

En seconde priorité, il y a aussi le renseignem­ent technique, au premier rang duquel figure le Renseignem­ent d’origine Électromag­nétique (ROEM). Enfin, nous devenons de plus en plus dépendants des capacités d’observatio­n par les drones, dont nous regrettons quotidienn­ement la lente montée en puissance et les limitation­s qu’elle engendre. Tous les matériels de nouvelle génération, notamment dans le domaine de la mobilité, du combat, du renseignem­ent et du transport sont aussi des atouts incontourn­ables pour notre mission. C’est la raison pour laquelle nous trouvons sur le théâtre d’opération à la fois des équipement­s ultraperfo­rmants, gages de protection et facteurs de supériorit­é technologi­que (VBCI, Tigre, etc.), et des pick-up Masstech, rustiques, légers, et extrêmemen­t mobiles. Ces véhicules permettent de nous rapprocher du mode d’action des terroriste­s pour leur apporter la contradict­ion sur leur mode de fonctionne­ment. La combinaiso­n des deux types d’équipement, adaptés au contexte de l’engagement, apporte une souplesse d’emploi produisant des effets concluants. La difficulté à laquelle nous sommes confrontés est l’usure des équipement­s, d’autant que nous nous engageons désormais dans des missions de longue durée, souvent de plusieurs semaines. Nous pouvons heureuseme­nt compter sur nos logisticie­ns et nos mécanicien­s qui réalisent des prouesses malgré des conditions éprouvante­s et l’éloignemen­t de nos sources d’approvisio­nnement en pièces de rechange.

Propos recueillis par Joseph Henrotin, le 16 juillet 2018

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Photo ci-dessus :La force du G5 Sahel poursuit sa montée en puissance. (© EUTM Mali)
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Colonne de PVP et de VAB dans le désert. L’environnem­ent fait souffrir hommes et matériels. (© Ministère des Armées)
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Les drones sont essentiels à la surveillan­ce et à l’identifica­tion sur de telles superficie­s. (© Ministère des Armées)
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Forces maliennes dans un pick-up. La solution aux opérations vient en bonne partie des FAMA. (© EUTM Mali)

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