NOUS ENTRONS DANS UNE PÉRIODE DE COMPÉTITION DYNAMIQUE
Entretien avec James GOLDRICK, contre-amiral (ret.) de la marine royale australienne, enseignant à l’université de New South Wales, Canberra
Vous avez beaucoup écrit sur les opérations navales en Europe au cours de la Première Guerre mondiale. Avant cela et durant la montée en puissance de la marine impériale allemande, nous avions connu des épisodes de «paniques navales», notamment en Grande-bretagne. Existe-t-il des similitudes avec l’actuelle montée en puissance de la marine chinoise ?
James Goldrick : La montée en puissance chinoise présente aussi bien des similitudes que des différences avec la situation connue entre 1898 et 1914. Tout d’abord, bien que les capacités chinoises de déni d’accès (A2/AD) représentent un défi considérable pour la position dominante dont bénéficient les Étatsunis dans le Pacifique occidental depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la marine chinoise ne constitue pas un poignard pointé sur le coeur de l’amérique. C’est ainsi que les Britanniques percevaient la flotte allemande de haute mer, située à moins d’une journée de navigation de l’autre côté de la mer du Nord. Autrement dit, il ne s’agit pas d’une menace existentielle pour les États-unis. C’est une différence essentielle par rapport à la première décennie du siècle passé.
Toutefois, la capacité croissante de la Chine à dominer, ainsi qu’elle le souhaite, les zones situées à l’intérieur de la première chaîne d’îles et à poursuivre ainsi vers la «deuxième», voire la «troisième», représente un défi pour la domination américaine dans le Pacifique occidental et une menace pour les principaux alliés des États-unis, dont le Japon. De mon point de vue, nous entrons dans une période de compétition dynamique plutôt que de confrontation réelle, et les deux parties chercheront à évaluer les potentielles vulnérabilités – aussi bien les leurs que celles de l’adversaire – tout en affirmant leur présence dans l’ensemble de la zone maritime. De potentiels problèmes existent, notamment dans les mers de Chine orientale et du Sud, pouvant déboucher sur un conflit à plus grande échelle, mais je pense que les hostilités maritimes résulteront de facteurs externes plutôt que de causes maritimes à proprement parler.
Ce que l’on appelle généralement le « déni d’accès» pourrait être une condition nécessaire pour la Chine dans le cadre d’un conflit majeur, mais pas suffisante. Le développement par la Chine du contrôle maritime sur un long rayon et de capacités de projection de puissance, avec notamment l’acquisition de porte-avions, témoigne en partie de la prise de conscience de ses nouvelles vulnérabilités. La Chine est aujourd’hui dépendante de la mer comme jamais auparavant. Son alimentation en énergie repose sur le pétrole venant notamment du Moyen-orient et, comme ses matières premières et ses productions, transite largement par la mer. En cas de conflit majeur, la protection des voies maritimes serait aussi importante pour
De potentiels problèmes existent, notamment dans les mers de Chine orientale et du Sud, pouvant déboucher sur un conflit à plus grande échelle, mais je pense que les hostilités maritimes résulteront de facteurs externes plutôt que de causes maritimes à proprement parler.
la Chine que la préservation de ses approches maritimes. De plus, ces capacités de contrôle maritime et de projection de puissance ne concernent pas uniquement un conflit avec les États-unis. Elles pourraient également représenter l'émulation par une puissance maritime d'une autre, plus ancienne. De nombreux ressortissants – et investissements – chinois se trouvent actuellement en Afrique et au Moyen-orient. Ils ont pris des risques importants et le gouvernement doit leur accorder une certaine protection. La Chine comprend de plus en plus le rôle des forces navales dans l’affirmation des intérêts nationaux par d’autres moyens, comme outils d’une diplomatie à la fois courtoise et coercitive. Elle a vu les forces amphibies et groupes aéronavals américains réagir à court – ou sans – préavis à des crises à travers le monde et couvrant l’ensemble du spectre des conflits. Elle souhaite, tout au moins dans l’indopacifique, pouvoir faire de même – et, expliquerait-elle, pour les mêmes raisons que celles ayant conduit les États-unis à déployer ce type de capacités à de telles élongations du continent nord-américain.
Concernant l’actuelle montée en puissance qualitative et quantitative de la Chine, comment qualifieriez-vous la réaction des marines en Asie-pacifique? Y a-t-il plus d’espace politique et militaire pour la coopération ? Y a-t-il des modes de coopération qui auraient été sous-estimés ?
L’indopacifique – qui, dans ces circonstances est un meilleur terme que « Asie-pacifique » du fait de sa reconnaissance de l’océan Indien et de l’asie du Sud – est pour l’europe un espace très différent, tout comme ses relations intérieures, et notamment les structures d’alliance. Il n’existe aucune perspective réelle pour la création d’une organisation similaire à L’OTAN dans la région élargie. L’alignement de nations aux intérêts communs via des ententes moins formelles se poursuivra probablement de la même manière qu’aujourd’hui. Les États-unis et l’inde sont actuellement plus proches que jamais dans le domaine sécuritaire, avec d’importants transferts de systèmes de haute technologie visant à dynamiser les capacités maritimes et aériennes de l’inde et à intensifier les efforts pour renforcer l’interopérabilité. L’inde et le Japon travaillent également de manière plus étroite et l’australie, en plus de son alliance avec les États-unis, considère ces deux pays comme des partenaires partageant une même vision.
Certes, la nouvelle puissance maritime de la Chine conduit tous les autres pays importants de l’indopacifique à regarder leurs capacités navales et aériennes. Je ne qualifierais pas encore cette situation de course aux armements, l’augmentation limitée du budget japonais de défense n’étant qu’un exemple du caractère contraint de l’expansion en cours. On accorde toutefois une importance nouvelle à la létalité, ce qui constitue, dans une certaine mesure, un glissement de l’attention qui était accordée ces deux dernières décennies à la sécurité maritime vers la guerre de haute intensité et tout ce qu’elle implique. Cela se reflète aussi bien dans les acquisitions que dans l’entraînement et les opérations. La guerre anti-sous-marine est un élément majeur de cette nouvelle approche et un domaine auquel les États-unis, le Japon et l’australie portent une attention de plus en plus marquée.
L’australie et beaucoup d’autres pays sont confrontés à un problème de recrutement : dans un monde connecté, il est difficile de trouver des marins acceptant de travailler loin de leurs familles, même si les rémunérations sont bonnes. D’un point de vue historique, avez-vous déjà observé ce type de difficultés de recrutement? Le passé nous offre-t-il des clés pour répondre à cette problématique ?
La clé d’un recrutement réussi réside dans la politique de fidélisation; si celle-ci est bonne, alors le «message» que les futures recrues recevront des personnels en service sera positif. De plus, si les taux de fidélisation sont bons, le nombre de recrues peut être maintenu à des niveaux gérables, aussi bien concernant le vivier de recrutement que la capacité à former de nouveaux engagés.
La vérité est que les marines projetées ont toujours connu des difficultés pour garder leurs personnels formés. La célèbre conscription forcée dans la marine britannique à l’époque de Napoléon visait en réalité à réunir suffisamment de marins expérimentés, plutôt que des paysans sans expérience en mer. Des recherches récentes ont mis en lumière les incitations financières et la promotion alors mises en oeuvre pour persuader des marins expérimentés «enrôlés de force» à se porter «volontaires». De telles mesures apparaissent curieusement familières en regard des outils de fidélisation au XXIE siècle! Le «rappel des légions» par la Grande-bretagne au cours de la première décennie du XXE siècle, qui a fait revenir d’outre-mer des bâtiments majeurs pour les concentrer dans les eaux britanniques, fut certainement, en partie, une réponse à la montée en puissance de l’allemagne en mer du Nord. Mais cela fut
Je ne qualifierais pas encore cette situation de course aux armements, l’augmentation limitée du budget japonais de défense n’étant qu’un exemple du caractère contraint de l’expansion en cours.
également la reconnaissance du fait que les personnels ayant une longue expérience, et dont on avait désespérément besoin pour une flotte à la technologie avancée alors en expansion, étaient de plus en plus insatisfaits par la perspective de servir durant des années à l’étranger sans possibilité de voir leurs familles. Cette situation s’est répétée nombre de fois depuis, les marines devant concilier leurs nombreux engagements avec les besoins de leurs personnels.
La politique de fidélisation fonctionne si elle est raisonnablement en phase avec les attentes de la société civile et s’il existe un équilibre entre les besoins de l’institution et ceux des individus. La solde et les indemnités compensent en partie les temps longs de l’éloignement, mais cela n’est pas suffisant. Le plus important réside peut-être dans la stabilité des cycles d’affectation et une attente raisonnable que les planifications soient respectées. C’est là que les perturbations prolongées que connaissent les programmes des flottes et les pénuries de personnels essentiels peuvent être particulièrement pernicieuses dans la mesure où elles obligent à des réponses rapides affectant les vies personnelles des individus. Cela peut engendrer une spirale destructrice dans la mesure où les tentatives pour faire face aux contingences et aux manques ne font qu’exacerber le problème : les personnels auxquels sont confiées, de manière répétée, des charges imprévues finissent par «voter avec les pieds ».
Un changement majeur est toutefois intervenu ces dix dernières années dans l’équilibre des besoins du littoral et de la mer : il s’agit des réseaux sociaux. L’attente et la réalité d’une connectivité pratiquement continue avec les familles et les amis ont généré de nouveaux problèmes pour la gestion du moral et le maintien de la sécurité. Ironiquement, plus les individus sont connectés, plus les longues absences semblent difficiles pour tous. Les communications constantes peuvent en outre susciter autant de difficultés qu’elles n’en résolvent, et ce des deux côtés, en mettant notamment l’autre au fait des problèmes du quotidien, des crises locales et des difficultés personnelles pour lesquels la personne éloignée ne peut rien faire. Les bâtiments de guerre seront par ailleurs constamment confrontés au défi du débit suffisant en bande passante pour ceux qui sont habitués à la vitesse de la fibre optique – en comparaison, les satellites seront toujours des moyens chers et limités, même lorsque les demandes d’échange de données opérationnelles n’ont pas la priorité. Les sous-mariniers sont les seuls marins opérant comme autrefois, mais leur absence imposée des réseaux sociaux durant de longues semaines fait que la perspective de devenir sous-marinier soulève plus de défis que par le passé. Les marines devront trouver des solutions à tous ces nouveaux problèmes – je ne pense pas qu’elles les aient déjà trouvées. L’australie a récemment choisi la frégate Type-26 pour remplacer celles de classe Anzac. Les nouveaux bâtiments induiront un saut en termes de capacités et de permanence en mer. Cela implique-t-il un changement dans la manière dont sont conduits les déploiements australiens ou dans la tactique navale du pays ?
La décision d’acquérir neuf grandes frégates confirme que la marine australienne – et des forces de défense australiennes – porte de nouveau attention aux opérations de task force qui renforceront la crédibilité nationale et permettront à l’australie d’avoir un véritable poids stratégique dans les opérations en coalition. Les capacités de guerre anti-sous-marine (ASM) seront un aspect essentiel de cette entreprise, mais il est tout aussi important de comprendre la nécessité que des unités majeures aient une vocation générale. C’est la raison pour laquelle la nouvelle classe Hunter sera concentrée sur la guerre ASM tout en étant équipée du système américain Aegis, de radars CEAFAR conçus en Australie et de systèmes de lancement vertical Mark 41, ayant la capacité de tirer des missiles antiaériens SM-2 et SM-6 et peut-être même des missiles antibalistiques SM-3. Les nouveaux destroyers de classe Hobart lanceurs de missiles guidés seront les principales unités de commandement et contrôle pour les opérations aériennes dans tout le dispositif naval australien, mais les Hunter contribueront considérablement aux missions de guerre aérienne et terrestre tout en accomplissant leur rôle dans la guerre ASM. Jusqu’à ce que les Hunter entrent en service à la fin de la prochaine décennie, les Anzac modernisées assureront l’intérim. Leurs capacités – et d’autres modernisations sont en cours – ont connu de remarquables évolutions en comparaison de celles dont était doté le premier bâtiment de cette classe lors de son entrée en service en 1996.
Les marines projetées ont toujours connu des difficultés pour garder leurs personnels formés. La célèbre conscription forcée dans la marine britannique à l’époque de Napoléon visait en réalité à réunir suffisamment de marins expérimentés, plutôt que des paysans sans expérience en mer.
La marine ne sera pas seule dans les dispositifs déployés par l’australie. Le Wedgetail, aéronef de détection et de contrôle de la Royal Australian Air Force (RAAF), qui a remporté un franc succès, sera un élément majeur, tout comme l’appareil de patrouille maritime P-8A Poseidon. Les sept premières unités des douze P-8A sont actuellement en service et le gouvernement prévoit d’en commander trois supplémentaires. L’une des principales démonstrations du potentiel des futurs systèmes fut la première utilisation de la Capacité d’engagement et de coopération américaine (Cooperative Engagement Capability, CEC) par le Hobart en combinaison avec le Brisbane, son navire-jumeau récemment entré en service. La capacité de la CEC à fusionner les données de capteurs élémentaires dispersés est une avancée extraordinaire par rapport au partage entre systèmes d’exploitation des données de combat. À l’ère des cibles furtives, la capacité à « regarder » une cible depuis plusieurs points permet de produire des données de ciblage d’une qualité inenvisageable et à vitesse inatteignable par d’autres moyens. L’australie a l’intention de doter son aéronef Wedgetail de la CEC. L’entrée en service du chasseur F-35A dans la RAAF est bien engagée et apportera une dimension nouvelle à la capacité des forces australiennes.
Les forces amphibies australiennes, qui reposent sur les deux porte-hélicoptères (Landing Helicopter Docks, LHD), Adelaide et Canberra, et sur les bâtiments de transport de chalands de débarquement (Landing Ship Dock, LSD) Choules, évoluent vers le niveau capacitaire requis, en lien avec les composantes de l’armée de terre australienne ayant cette mission.
Les principaux bâtiments de surface ont connu des évolutions majeures au cours du siècle dernier – et ils continuent à évoluer. Personne ne dispose d’une boule de cristal, mais, de votre point de vue, comment évolueront les Type-26 sur le plan capacitaire ?
Qu’elles soient britanniques ou australiennes, les frégates Type-26 évolueront de plusieurs manières. Premièrement, elles fonctionneront de plus en plus comme navires mères pour toute une gamme de véhicules opérés à distance, sur la surface, au-dessus, et même au-dessous. Nous pourrions dire qu’elles sont en train de devenir «les maîtres de l’essaim». Dans un environnement cyber contesté, la capacité d’unités comme les Type-26 à générer des réseaux locaux pouvant être opérés largement de manière passive ou par ligne de visée signifiera qu’elles maintiendront un niveau de connaissance et pourront survivre aux attaques contrairement à d’autres unités dépendantes de sources de données à distance. Les Britanniques ont eu raison de concevoir le «Global Combat Ship» avec de grands volumes internes disponibles – ces espaces permettront d’accueillir la gamme de véhicules opérés à distance qui seront probablement en service au cours des deux prochaines décennies.
La puissance informatique interne du bâtiment augmentera probablement de manière significative, offrant une meilleure capacité pour analyser les données et distinguer les cibles furtives et les bruits de fond. Cela lui permettra également d’exploiter efficacement les sources de données supplémentaires transmises par les appareils opérés à distance. La fusion de données issues de plusieurs plates-formes, déjà possible avec le système de la CEC, sera essentielle pour générer des niveaux de connaissance et la capacité à cibler des missiles furtifs, hypersoniques et d’autres menaces. L’autre développement que connaîtront probablement ces nouveaux bâtiments portera sur les armes à énergie dirigée, dans un premier temps pour la défense rapprochée contre les menaces aériennes et les petites embarcations rapides «en essaim». Les capacités énergétiques de la frégate Type-26 lui permettent une montée de puissance qui sera nécessaire pour les systèmes modernisés et de plus longue portée qui pourraient apparaître au cours des prochaines décennies, mais il se peut que le système de production électrique nécessite alors d’être modernisé.
La capacité de la CEC à fusionner les données de capteurs élémentaires dispersés est une avancée extraordinaire par rapport au partage entre systèmes d’exploitation des données de combat.