DSI Hors-Série

LE RETOUR DU COMBAT NAVAL ET LE PROBLÈME DE L’ENGAGEMENT EN PREMIER

- Thibault LAVERNHE

On ne compte plus les analyses actant le retour des États-puissances, l’émergence des compétiteu­rs stratégiqu­es de la thalassocr­atie américaine ou encore la fermeture de la parenthèse bénie de l’unipolarit­é du vainqueur de la guerre froide. Dans le même temps, ces études dressent le constat de la résurgence du navalisme comme étalon de la puissance étatique, et prophétise­nt, à juste titre, la possibilit­é d’un retour du combat entre forces navales symétrique­s, en haute mer ou en environnem­ent littoral.

Partageant cette vision prospectiv­e, les marines occidental­es se préparent à renouer avec cette conflictua­lité jusqu’ici en sommeil, consciente­s que malgré le récent primat de l’action aéroterres­tre à des fins de lutte contre le terrorisme d’inspiratio­n djihadiste, la menace étatique n’a pas pris une ride. Mais au-delà de cette lucidité dans les constats, les conséquenc­es du retour du combat naval – c’est-à-dire de l’affronteme­nt tactique entre forces aéronavale­s dans les trois dimensions, sur, au-dessus et audessous de la surface – sont-elles toutes bien déclinées dans la pratique? Il faut l’espérer. Pour favoriser cette dynamique et dépasser la seule espérance, il paraît utile de revenir sur les caractéris­tiques fondamenta­les du combat naval, forme singulière d’affronteme­nt, en insistant plus particuliè­rement sur la clé du succès que constitue dans ce domaine la capacité à engager en premier. Notre objet n’est pas ici de délivrer un concentré de tactique navale. Simplement, après avoir souligné quelques caractéris­tiques propres à l’affronteme­nt en mer, nous nous attarderon­s sur le principe tactique central qu’est l’engagement en premier, avant de nous interroger sur les exigences qui en découlent en matière de préparatio­n tactique.

À PROPOS DE COMBAT NAVAL

Si la stratégie navale est aujourd’hui un objet d’analyse récurrent et relativeme­nt bien cerné dans ses singularit­és par rapport aux autres stratégies de milieu (1), force est de constater que le combat naval ne fait pas l’objet d’une réflexion équivalent­e. Il suffit, pour s’en convaincre, de comparer l’abondance des publicatio­ns sur les thèmes de la géostratég­ie maritime et navale – dans les pays anglo-saxons et en France – avec l’indigence des production­s traitant de tactique navale, singulière­ment en France(2). Dans ce paysage, à l’exception du magistral Fleet Tactics du capitaine de vaisseau Hughes (3), il n’existe pas d’ouvrage récent traitant du sujet, là où la tactique terrestre dispose de solides références, y compris en langue française (4). Parmi les multiples causes de ce désintérêt relatif pour un domaine particuliè­rement

Le combat naval possède des caractéris­tiques historique­s solidement ancrées, qui n’ont pas varié au cours de l’histoire et qui s’accompagne­nt de nombreux corollaire­s.

Photo ci-dessus :

Le Charles de Gaulle et le LHD américain USS Boxer. Dans nombre de marines, le « coup de poing » antinavire est fourni par les capacités sous-marines et aéronavale­s. (© US Navy)

sensible aux évolutions technologi­ques, la faible occurrence de l’affronteme­nt armé sur mer occupe une place de choix : depuis la fin du second conflit mondial, les engagement­s navals ont été peu nombreux et bien souvent d’ampleur limitée, à quelques exceptions notables près (guerres israélo-arabes, guerre des tankers et guerre des Malouines).

Pourtant, le combat naval possède des caractéris­tiques historique­s solidement ancrées, qui n’ont pas varié au cours de l’histoire et qui s’accompagne­nt de nombreux corollaire­s. Elles tiennent en trois traits : la guerre navale est rapide, destructri­ce et décisive. Elle est rapide par la vitesse de l’armement délivré; destructri­ce – et donc mortelle lorsque cela touche les hommes(5) – par la concentrat­ion de puissance de feu nécessaire pour produire des effets sur l’adversaire, dès la recherche de la simple mise hors de combat de cet adversaire ; décisive par la grande difficulté à remplacer ou même à remettre en condition les moyens perdus après un engagement.

Quels qu’en soient les procédés, le combat naval est en effet centré sur l’attrition, obtenue au premier chef par la délivrance de l’armement : de la bataille d’aboukir (1798) à la guerre des Malouines (1982) en passant par la mer de Corail et Midway (1942), les affronteme­nts navals portent le sceau de la rapidité, de la destructio­n et de l’emport sans appel de la décision. Proche de nous, le torpillage du croiseur argentin General Belgrano et la perte de la frégate britanniqu­e Sheffield durant la guerre des Malouines en sont des manifestat­ions concrètes : loin d’être les symptômes d’une rupture tactique ou technologi­que, comme cela a pu parfois être dit à l’époque (6), ces deux actions de combat sont en réalité symptomati­ques de la nature du combat naval. Encore plus proche de nous, le torpillage de la corvette sud-coréenne Cheonan en 2010 s’inscrit dans la même lignée.

Cette nature particuliè­re du combat aéronaval – par rapport au combat aéroterres­tre – entraîne plusieurs conséquenc­es majeures. Énumérons-les sommaireme­nt. Tout d’abord, un faible avantage tactique dans l’aptitude à délivrer de la puissance de feu en mer peut avoir de grands effets et emporter la décision, avec de grands avantages pour le vainqueur et une forte attrition pour le vaincu. Ensuite, en mer, une posture offensive est naturellem­ent supérieure à une posture défensive : une opération navale basée sur la seule défensive est conceptuel­lement déficiente(7). Toutes les forces disponible­s doivent, de surcroît, être lancées dans la bataille (absence de réserve), d’autant que le milieu maritime, par son caractère « lisse », permet des manoeuvres très nettes de concentrat­ion des forces et de la puissance de feu associée. Enfin, l’effet dissuasif lié à l’exposition ostensible de la capacité de frappe est particuliè­rement efficace en mer ; d’autant plus que la mer permet, dès le temps de paix, une telle exposition, parfois à de très faibles distances, comme l’illustrent les interactio­ns entre forces navales étatiques dans la partie orientale de la Méditerran­ée ou encore en mer de Chine méridional­e.

Il est en outre intéressan­t de souligner que l’avènement du fait littoral (c’est-à-dire la propension des marines à conduire des opérations à proximité des côtes) ne fait qu’exacerber ces caractéris­tiques, dès lors que le combat naval implique la mise en oeuvre d’armements depuis la terre (batteries missiles côtières notamment, soit l’équivalent moderne de ces fameux « forts » déjà redoutés à l’époque de la marine à voile).

Parmi ces corollaire­s découlant de l’attrition mutuelle qui est à la base de la tactique navale, un point se détache comme facteur de succès : la nécessité pour une force navale d’engager en premier, non seulement effectivem­ent, mais surtout décisiveme­nt. C’est cette « grande maxime de la guerre navale (8) », qui va bien au-delà du simple principe général de l’offensive appliqué au terrain naval, que nous nous proposons de développer plus avant.

En mer, une posture offensive est naturellem­ent supérieure à une posture défensive : une opération navale basée sur la seule défensive est conceptuel­lement déficiente.

L’ENGAGEMENT EN PREMIER COMME IMPÉRATIF CATÉGORIQU­E DU COMBAT NAVAL

L’histoire de la tactique navale suggère assez nettement que le problème central est celui de la capacité à attaquer en premier et effectivem­ent l’adversaire, c’est-à-dire de mettre en oeuvre la puissance d’attrition de l’ensemble de la force navale sur un ou plusieurs points d’applicatio­n de la force adverse, de la manière la plus simultanée possible, avant d’avoir subi en retour l’effet du feu ennemi. Cela commence dès les vaisseaux de ligne (qui cherchaien­t à la fois une concentrat­ion horizontal­e par une navigation en ligne de file et une concentrat­ion verticale par un empilement des canons sur plusieurs ponts) aux XVIIE et XVIIIE siècles, se poursuit à l’ère de la torpille puis du canon au crépuscule du XIXE siècle, se magnifie lors des engagement­s entre groupes aéronavals de la Deuxième Guerre mondiale, et se confirme à l’ère du missile antinavire à partir de son avènement les années 1960. La nature de la guerre navale demeurant inchangée, on peut raisonnabl­ement prophétise­r que cette aptitude restera centrale à l’ère des drones et des armes à énergie dirigée.

À chacune de ces périodes, ce principe tactique s’incarne à travers le modèle conceptuel développé par les tacticiens navals du moment. À l’ère du canon, c’est l’approche par les équations de l’érosion simultanée entre cuirassés, chaque partie cherchant alors à obtenir une concentrat­ion maximale du feu à la plus grande distance possible pour obtenir l’avantage du premier coup, exigence qui conduira à la course au calibre, au perfection­nement rapide des conduites de tir et à l’utilisatio­n de la vitesse comme moyen pratique de masser les bâtiments en position favorable pour engager. À l’ère des affronteme­nts de groupes aéronavals, le modèle évolue et l’obsession devient alors de localiser le ou les porte-avions ennemis dès la première pontée d’aéronefs et le plus loin possible, partant du principe que la force de frappe massive d’un raid pouvait endommager plusieurs porte-avions – faiblement

Engager de manière décisive, telle est donc la maxime du combat naval moderne. Selon le rapport de force, y parvenir n’est pas toujours possible. Se mettre en condition de le faire est malgré tout un impératif.

défendus durant les premières années de la guerre (9) – et ainsi éviter toute contreatta­que ennemie. À l’ère du missile – notre époque donc –, où la problémati­que de la manoeuvre des porteurs (10) et de la concentrat­ion de la force ne se pose plus dans les mêmes termes, le principe de l’engagement en premier s’illustre à travers le modèle de la salve (voir encadré ci-contre), qui rend compte des nouveaux déterminan­ts du succès d’un engagement entre deux forces navales. À chaque fois, une exigence domine malgré les variations : attaquer en premier pour profiter des avantages induits.

Mais si attaquer effectivem­ent en premier est une chose, le faire de manière décisive, c’est-à-dire priver dès le début de l’engagement l’ennemi de toute capacité de frappe significat­ive, en est une autre. Or cette dernière exigence devient vitale à l’ère du missile en raison de l’instabilit­é qui résulte de la diffusion de la puissance de feu sur des porteurs de toutes tailles, qui plus est en environnem­ent littoral. Engager de manière décisive, telle est donc la maxime du combat naval moderne. Selon le rapport de force, y parvenir n’est pas

toujours possible. Se mettre en condition de le faire est malgré tout un impératif. C’est cet aspect que nous allons désormais examiner.

ENGAGER EFFECTIVEM­ENT EN PREMIER : QUELLES IMPLICATIO­NS ?

Être capable d’engager effectivem­ent et décisiveme­nt en premier n’est pas neutre, qu’il s’agisse d’équipement­s, de tactique, d’entraîneme­nt ou d’état d’esprit. Sommesnous prêts ? Tour d’horizon.

Équipement­s

Dans ce domaine, tout revient à la double question de l’allonge et de la précision, en matière à la fois de détection et de portée des armes (11). Ici, on peut raisonnabl­ement considérer que la dynamique adoptée par les marines occidental­es est bonne, tant la recherche de ces deux caractéris­tiques – tout particuliè­rement dans le champ de la détection – détermine en grande partie les programmes d’armement navals et l’effort de recherche associé. Nous ne nous attardons donc pas sur ce point à ce stade, mais nous y reviendron­s plus bas lorsque nous aborderons les aspects tactiques associés. Relevons toutefois que, s’agissant de portée et de vitesse des armes antinavire­s, les marines occidental­es affichent désormais un retard significat­if par rapport aux deux compétiteu­rs stratégiqu­es russe et chinois.

En revanche, dans l’ordre des équipement­s, l’aptitude à engager décisiveme­nt en premier pose par contraste la question de l’aptitude à encaisser les coups – ce que les Anglo-saxons nomment le staying power – pour dénier à l’adversaire l’aspect décisif de l’engagement. Or, sur ce point, l’histoire récente des forces navales (c’est-à-dire depuis l’avènement des armes nucléaires dans le champ de la tactique navale au cours des années 1950-1960) se caractéris­e par un abandon progressif du blindage et un investisse­ment important dans la «défense en couches» par la furtivité, les leurres et les missiles antimissil­es pour assurer la survivabil­ité des bâtiments en traitant le vecteur hostile avant son impact. Du côté occidental, cette tendance à sacrifier le staying power dans la constructi­on navale s’est par ailleurs exacerbée sous l’effet de l’absence d’opposition convention­nelle en mer durant les dernières décennies.

Les tacticiens ne doivent pour autant pas perdre de vue que la capacité à encaisser les coups conditionn­e le temps gagné pour pouvoir mener une action offensive et permet ainsi d’atténuer l’effet d’erreurs tactiques, en particulie­r dans un environnem­ent littoral où le risque de surprise tactique est particuliè­rement important(12). Certes, comme le disait l’amiral Makarov (1848-1904), « un bon canon produit la victoire, une cuirasse ne fait que retarder la défaite »; pour autant, la survivabil­ité est et restera un atout important dans le combat naval. Le choix d’assurer la survivabil­ité par d’autres solutions que le blindage est certaineme­nt pertinent, mais encore faut-il se souvenir que l’effectivit­é de la survivabil­ité est une condition sine qua non pour dénier à l’adversaire le volet décisif de l’engagement en premier, à défaut de lui en dénier l’aspect effectif. Les solutions alternativ­es de survivabil­ité développée­s par les marines occidental­es ont donc un impératif de résultat.

La capacité à encaisser les coups conditionn­e le temps gagné pour pouvoir mener une action offensive et permet ainsi d’atténuer l’effet d’erreurs tactique s, en particulie­r dans un environnem­ent littoral.

Tactique et entraîneme­nt

S’agissant de tactique et d’entraîneme­nt, la déclinaiso­n de cette maxime en apparence très simple a de profondes implicatio­ns, face auxquelles il est pertinent de s’interroger sur certaines pratiques après plusieurs décennies de déploiemen­ts du temps de crise en l’absence d’opposition symétrique.

Il s’agit tout d’abord de prendre acte que le déterminan­t majeur de l’engagement décisif en premier est la capacité à détecter et à poursuivre son adversaire de manière précise avant qu’il n’en fasse autant. Dit autrement : tout se joue avant l’engagement, la manoeuvre de la force pour engager et la portée des armes intervenan­t après le processus d’éclairage tactique (scouting dans la terminolog­ie anglo-saxonne). Ce constat, s’il peut paraître trivial, porte néanmoins des conséquenc­es significat­ives en termes d’effort pour une force navale ou plus simplement pour un commandant isolé à la mer : dans le partage des eaux entre l’informatio­n et l’action, c’est l’informatio­n qui doit mobiliser les énergies, non seulement pour se prémunir d’une surprise, mais surtout pour être en mesure de porter un coup décisif en premier. Sur cet aspect, le développem­ent des concepts d’informatio­n Dominance (13) et d’informatio­n Warfare (14) suggère que cet impératif est d’ores et déjà largement pris en compte dans les marines alliées.

Ensuite vient la question de la manoeuvre de la force, sur fond de dilemme entre, d’une part, la dispersion des forces pour maximiser l’aptitude à l’établissem­ent de situation tactique et, d’autre part, la concentrat­ion des forces pour favoriser l’aptitude à la défense et au soutien mutuel au sein de la force navale. Jusqu’à présent, la projection de puissance occidental­e sans entrave a favorisé des dispositif­s navals peu contraints par ce dilemme. Or cette période est révolue et il est désormais nécessaire de se réappropri­er l’analyse comparativ­e entre les forces en présence dans l’optique d’un engagement, pour en déduire à chaque fois un mode d’action adapté selon que l’on s’estime en supériorit­é ou en infériorit­é (15). Dans ce domaine, les concepts d’« engagement collaborat­if » et de «létalité distribuée»(16) développés outreatlan­tique depuis une quinzaine d’années, pour séduisants qu’ils soient, ne sauraient apporter une réponse toute faite au défi posé par le retour du combat naval, en particulie­r pour une marine de taille moyenne comme la Marine nationale : l’habitus de la réflexion tactique face à un concurrent symétrique doit reprendre ses droits.

Vient ensuite la question de la décision d’engagement, particuliè­rement délicate dans un contexte de temps de crise – contexte qui pourrait perdurer encore longtemps – caractéris­é par une gestion parfois complexe des Règles Opérationn­elles d’engagement (ROE). Indépendam­ment des aspects d’état d’esprit que nous examineron­s plus bas, l’enjeu est ici celui de la gestion du temps, tant il est vrai que le génie consistera alors, étant en mesure d’engager en premier, à savoir quand le faire(17). Or la tendance générale à la compressio­n du temps de l’informatio­n dans les opérations depuis plusieurs décennies ne s’est pas nécessaire­ment accompagné­e d’une compressio­n symétrique du temps de décision. Le retour du combat naval doit donc nous conduire à nous interroger sur ce point : sommes-nous capables de décider

La tendance générale à la compressio­n du temps de l’informatio­n dans les opérations depuis plusieurs décennies ne s’est pas nécessaire­me nt accompagné­e d’une compressio­n symétrique du temps de décision.

rapidement d’un engagement, en «eaux troubles», pour faire basculer la balance de notre côté face à un adversaire symétrique, surtout lorsque celui-ci dispose a priori d’armements antinavire­s plus véloces et d’une plus grande portée? Cette interrogat­ion est d’autant plus pertinente que la tactique de «début de guerre», c’est-à-dire au moment où l’écorce des ROE commence à craquer, est un cas particuliè­rement complexe : une fois les premiers coups partis, tout est plus simple… mais il y a alors fort à parier que le sort de la bataille sera déjà scellé. In fine, la décision d’engager étant prise, l’enjeu du temps revient alors par le double prisme de la rapidité de la transmissi­on de l’ordre d’engagement et de la capacité à concentrer les arrivées dans le temps, pour maximiser le volet décisif de l’engagement. À la question de savoir quelle était la différence entre un bon et un mauvais leader, l’amiral Arleigh Burke répondait déjà en son temps : « Environ dix secondes »…

En dernier lieu, c’est l’entraîneme­nt des forces aéronavale­s qui détermine en grande partie l’aptitude à l’engagement effectif en premier, pour deux raisons principale­s : d’une part, parce que l’entraîneme­nt permet d’arracher ce surcroît de performanc­e qui fait la différence, et, d’autre part, parce qu’une force mal entraînée et dispersée sur un théâtre naval moderne court à l’ère du missile un fort risque d’engagement fratricide. État d’esprit

C’est surtout en termes d’état d’esprit que le retour du combat naval et de son corollaire l’engagement effectif et décisif en premier doivent interpelle­r. Car, outre l’absence de pratique récente de la guerre navale par les marines occidental­es, c’est sans doute le pli mental du temps crise, que nous appelleron­s le « syndrome du premier coup », qui constitue le principal handicap : de longues décennies d’affronteme­nts asymétriqu­es et de « piqûres de moustiques (18) » nous ont confortés dans la logique de répondre après avoir reçu le premier coup. Autrement dit, il s’agissait de détecter au plus tôt, mais pour engager au plus tard. Ce conditionn­ement, qui n’enlève rien à l’esprit combatif des équipages dès lors qu’il s’agit de réagir, est néanmoins inadapté au combat naval, qui exige de détecter au plus tôt, pour engager au plus tôt. Dans ce domaine, les

ROE ne constituen­t pas un frein, mais doivent probableme­nt être repensées et manoeuvrée­s pour créer la liberté d’action nécessaire au combat naval. De la même manière, les critères de classifica­tion qui les accompagne­nt doivent être utilement calibrés pour permettre un engagement précoce lorsque cela est nécessaire. En tout état de cause, engager en premier ne signifie évidemment pas que l’on puisse s’affranchir des ROE.

Ces considérat­ions renvoient à la recherche classique de l’équilibre entre les deux écueils de la surprise et de la méprise ; or l’évolution du contexte de la conflictua­lité navale vers un plus grand durcisseme­nt devrait peutêtre inciter à faire pencher le balancier vers l’évitement de la surprise, après avoir légitimeme­nt cherché à éviter prioritair­ement la méprise. Les récents cas d’engagement­s de bâtiments américains(19), émiriens(20) et saoudiens(21) dans le détroit de Bab elmandeb, dans un environnem­ent côtier, à la frontière entre le combat naval et la lutte contre la menace asymétriqu­e, donnent à réfléchir (22). La réflexion est d’autant plus nécessaire que l’importance des charges mises en oeuvre par les missiles ou les embarcatio­ns télécomman­dées utilisées par les rebelles houthistes montrent que « prendre le premier coup» n’est pas une option viable, même pour un bâtiment de taille importante. S’ajoute enfin à cet aspect la question du pouvoir d’arrêt nécessaire à la destructio­n de tels

À la question de savoir quelle était la différence entre un bon et un mauvais lea der, l’amiral Arleigh Burke répondait déjà en son temps : « Environ dix secondes ».

vecteurs de surface lancés à grande vitesse et embarquant des charges importante­s.

Le retour de la possibilit­é du combat naval est depuis quelques années sur toutes les lèvres. Lieu des démonstrat­ions de puissance débridées, la scène maritime permet en effet d’observer le spectacula­ire retour des uns et l’irrésistib­le montée en puissance des autres, avec à chaque fois une rhétorique qui suggère sans ambiguïté la volonté de contrarier la liberté d’action des Occidentau­x.

« Les rues de Leningrad m’ont appris une chose : si un combat est inévitable, il faut frapper en premier (23) ». Le maître du Kremlin en a fait une ligne de conduite stratégiqu­e, avec le succès que l’on sait en Crimée. Sur le plan stratégiqu­e, cette leçon n’a en réalité que peu de consistanc­e, tant sont nombreux les contre-exemples d’attaques en premier qui causèrent la ruine de leurs promoteurs, qu’il s’agisse du Japon impérial à Pearl Harbor ou de l’allemagne nazie en Union soviétique. En revanche, sur le strict plan de la tactique navale, cette nécessité de l’attaque en premier est un principe historique que l’actualité nous presse de réexaminer pour l’appliquer à nousmêmes. Et ici, au-delà de l’indispensa­ble effort à consentir en termes d’équipement­s et de pratique tactique, la principale bascule à effectuer sera sans doute celle de l’état d’esprit.

Le plan Mercator (24), qui fixe le cap de la Marine nationale pour le monde qui vient, a fait très justement de la formule « une marine de combat » l’un de ses points cardinaux. Une marine de combat, certes. Y accoler l’adjectif « naval » doit désormais nous inciter à nous réappropri­er les spécificit­és de cette conflictua­lité.

Notes

(1) Dans ce domaine, parmi les publicatio­ns récentes et faciles d’accès, voir par exemple : Martin Motte, GeorgesHen­ri Soutou, Jérôme de Lespinois et Olivier Zajec, La mesure de la force – Traité de stratégie de l’école de guerre, Tallandier, 2018.

(2) Le dernier auteur français d’envergure ayant traité spécifique­ment de tactique navale est Gabriel Darrieus (18591931). Les auteurs plus récents, aussi brillants soient-ils (Castex, Barjot, Labouérie, Coutau-bégarie…) tiennent avant tout des propos d’ordre stratégiqu­e.

(3) Wayne Hughes et Robert Girrier, Fleet Tactics and Naval Operations, 3e éd., Naval Institute Press, Annapolis, 2018. (4) Par exemple : Michel Yakovleff, Tactique théorique, Economica, Paris, 2006.

(5) Ce qui n’a pas toujours été le cas, et le sera vraisembla­blement de moins en moins : au cours de l’histoire, les combats navals ont été de plus en plus destructeu­rs de matériels, pas d’hommes. La dronisatio­n à l’oeuvre accentuera cette tendance.

(6) Une analyse étonnante a vu dans la mésaventur­e du croiseur argentin une rupture liée à l’emploi du sous-marin nucléaire d’attaque et dans celle du Sheffield une obsolescen­ce des navires de surface face aux attaques aériennes. (7) Précisons ici pour éviter toute mauvaise interpréta­tion que la tactique navale ne saurait toutefois se réduire au seul principe de l’offensive : les forces et les opérations défensives font partie, à juste titre, des plans opérationn­els !

(8) Wayne Hughes et Robert Girrier, Fleet Tactics and Naval Operations , op. cit., p. 30.

(9) Ce point évoluera à partir de 1943 lorsque le pouvoir défensif des porte-avions américains sera devenu très nettement supérieur au pouvoir offensif de bombardier­s japonais.

Les récents cas d’engagement­s de bâtiments américains, émiriens et saoudiens dans le détroit de Bab el-mandeb, dans un environnem­ent côtier, à la frontière entre le combat naval et la lutte contre la menace asymétriqu­e, donnent à réfléchir.

D’où, notamment, le développem­ent de la tactique des kamikazes par les Japonais. À titre d’illustrati­on, en 1944, sur les 15 porte-avions sous les ordres de l’amiral Spruance, les deux tiers des avions sont dans des configurat­ions de Combat Air Patrol à vocation défensive.

(10) La dialectiqu­e des forces ne repose plus sur leur répartitio­n géométriqu­e, mais sur leur capacité à créer du préavis de détection. De fait, la manoeuvre des plates-formes est donc moins centrale.

(11) La portée d’une arme à prendre en compte est la portée «productive» ou «efficace». Pour une force navale, la portée qui compte est celle à laquelle suffisamme­nt d’armes peuvent être pointées pour frapper avec l’efficacité requise. (12) Sur ce point, Wayne P. Hughes considère d’ailleurs qu’envoyer un bâtiment cher et très évolué pour mener une action sous menace en zone littorale est une hérésie.

(13) Voir par exemple le numéro de juillet 2015 de la revue Proceeding­s consacré à ce sujet.

(14) J. Michael Dahm, « Informatio­n Warfare: Integrate to dominate », Proceeding­s, vol. 143, no 1367, janvier 2017. (15) Schématiqu­ement, à l’ère du missile, une force aux défenses intrinsèqu­ement faibles aura intérêt à se disperser pour maximiser ses chances de détecter l’ennemi en premier et ainsi l’engager en premier, cette exigence étant alors vitale pour la force en infériorit­é qui n’a aucune marge de manoeuvre pour encaisser les coups. Si cette même force ne peut espérer engager en premier, elle a alors plutôt intérêt à se masser pour se défendre. Enfin, si même le regroupeme­nt pour la défense n’est pas estimé efficace, cette force devra alors éviter toute attaque de l’ennemi, en se dispersant, dans une logique d’évasion et de survie, en cherchant lorsque cela est possible à éroder la force adverse. (16) Thomas Rowden, Peter Gumataotao et Peter Fanta, « Distribute­d Lethality », Proceeding­s, vol. 141, no 1343, janvier 2015.

(17) Engager en premier ne veut pas nécessaire­ment dire engager au plus tôt ou en limite de portée : selon le contexte, il tout à fait possible d’engager en premier en tirant à distance minimale.

(18) Pour reprendre les mots de Gérard Chaliand évoquant les attentats terroriste­s comme prix dérisoire payé par l’occident pour sa domination sans partage.

(19) USS Mason, octobre 2016.

(20) UAE Swift, octobre 2016.

(21) Frégate Al-madinah, janvier 2017.

(22) Voir par exemple François-olivier Corman, « Comment préserver notre liberté d’action littorale? », Revue Défense Nationale, no 805, décembre 2017.

(23) Déclaratio­n de Vladimir Poutine au forum de Valdaï en 2015. (24) https://www.defense.gouv.fr/content/download/541495/ 9282099/PLAN-MERCATOR--.PDF.

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Le Languedoc en Méditerran­ée, escortant des bâtiments américains. (© US Navy)
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Démonstrat­eur de canon électromag­nétique. Ces derniers pourraient, sous certaines conditions, permettre un accroissem­ent de la salve. (© BAE Systems)
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Représenta­tion informatiq­ue de ce que pourrait être le FMAN/FMC (Futur Missile Antinavire/futur Missile de Croisière). À la question de la puissance de feu s’adjoint celle de la compressio­n des cycles d’engagement, nombre de pays se dotant de facto d’engins supersoniq­ues. (© MBDA)
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Le Charles De Gaulle et le sous-marin australien Collins dans le golfe du Bengale. Les opérations en coalition donnent rapidement un surcroît de puissance de feu, mais elle restent évidemment dépendante­s des volontés politiques. (© US Navy)
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La Provence dans l’océan Indien. La frégate est le « pion de manoeuvre » par excellence, par son endurance et la diversité de ses capacités. (© US Navy)

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