DSI Hors-Série

LIMITES ET PERSPECTIV­ES DES MÉTHODES DE PLANIFICAT­ION COMME MOYEN D’AIDE À LA DÉCISION

- Roland LE GOFF

La performanc­e d’une armée procède-t-elle davantage de la qualité de ses équipement­s ou de celle de son commandeme­nt? L’expérience des conflits du XXE siècle démontre que l’un ne va pas sans l’autre et que la possession des meilleurs équipement­s n’apporte qu’une faible plus-value si le commandeme­nt n’est pas en mesure de trouver une solution au problème qui lui est soumis. L’élaboratio­n de la solution s’appuie sur une méthode de planificat­ion qui guide la réflexion, facilite l’organisati­on et la répartitio­n du travail. La standardis­ation qu’elle impose, en particulie­r dans le vocabulair­e, permet de travailler en coalition. Toutefois, cette standardis­ation tend à produire des options assez prévisible­s.

La standardis­ation s’inscrit dans un processus lent et laborieux, diversemen­t apprécié par les officiers d’état-major qui lui reprochent de mécaniser leur réflexion et de restreindr­e leur créativité à la portion congrue. Cette méthode découle en partie des travaux de Descartes, qui recommande­nt d’aborder un problème en « divisant chacune des difficulté­s afin de mieux les examiner et les résoudre ». Schématiqu­ement, la méthode de planificat­ion découpe le problème verticalem­ent, entre les niveaux politique, stratégiqu­e, opératif et tactique, et horizontal­ement selon les effets à obtenir au sein de chaque niveau. Ce procédé est valide dès lors que la somme des solutions

Photo ci-dessus :

Les processus de commandeme­nt et contrôle sont appelés à évoluer en fonction des avancées liées aux IA. (© DOD)

aux problèmes élémentair­es est égale à la solution de leur somme ; les mathématic­iens diraient que la fonction solution est linéaire. Or les travaux sur la complexité (1) tendent à démontrer que ce postulat n’est pas vérifié pour un système complexe, ce que sont, à n’en point douter, les systèmes sur lesquels agissent les opérations miliaires. L’histoire confirme ce constat puisqu’une succession de victoires tactiques ne conduit pas toujours à une victoire politique. Élaborée en 2010, la COPD (2), méthode de planificat­ion de L’OTAN, entend remédier à cet écueil en introduisa­nt des éléments appartenan­t à la théorie des systèmes. Pour autant, son approche reste essentiell­ement analytique, tout au moins dans la verticalit­é, ce qui oblige, nous semblet-il, à nous interroger sur sa pertinence et ses limites, voire à envisager une alternativ­e.

Quant à la connaissan­ce de la situation, ainsi que la situation elle-même, toutes deux évoluent à mesure que l’opération progresse. Construite sur des éléments précaires, la solution – lorsqu’elle existe – doit être constammen­t ajustée.

LE BUT

DE LA PLANIFICAT­ION

Planifier consiste à concevoir un pont entre deux piliers branlants : la situation et l’état Final Recherché (EFR). Rédigé de façon succincte, L’EFR n’est jamais qu’une partie de l’état final qui sera atteint ; il ne saurait rendre exhaustive­ment compte de l’ensemble des conséquenc­es d’une interventi­on, fussentell­es non souhaitabl­es, voire non anticipées. De plus, il est fréquent que cet EFR ne soit que

partiellem­ent atteint et qu’il soit contourné par l’émission de critères de sortie, forts utiles pour éviter l’enlisement. Quant à la connaissan­ce de la situation, ainsi que la situation elle-même, toutes deux évoluent à mesure que l’opération progresse. Construite sur des éléments précaires, la solution – lorsqu’elle existe – doit être constammen­t ajustée selon un tempo qui doit éviter les conséquenc­es néfastes d’une trop grande fébrilité et ceux d’une trop grande inertie. La gestion de ce tempo est l’une des qualités essentiell­es du commandant de l’opération, qui doit saisir le moment où la persévéran­ce vertueuse se transforme en acharnemen­t inutile.

La théorie des systèmes apporte une solution partielle à ce problème en préconisan­t l’implémenta­tion de boucles dites de rétroactio­ns (feedback) (3) et c’est très exactement le rôle du processus d’assessment prévu dans la COPD. Considéran­t le théâtre d’opérations comme un système, ce processus ambitionne d’asservir les actions conduites par la force à l’évolution de la situation, mesurée par des mesures of effectiven­ess attachées à chacun des effets attendus, ce qui est déjà une limite puisqu’il existe toujours des effets inattendus. Mais cette approche scientifiq­ue de la guerre peine à tenir ses promesses(4), ce qui était prévisible compte tenu de la non-linéarité des systèmes complexes (5). Coeur de l’effect Based Approach (EBO), elle tend à substituer une complexité d’indicateur­s à celle du terrain, sans pour autant apporter une plus-value significat­ive en termes de compréhens­ion de la dynamique du théâtre. Comme le faisait remarquer Paul Valéry (1871-1945), « Tout ce qui est simple est faux, mais tout ce qui ne l’est pas est inutilisab­le ». Coïncidant avec la maturité à la fois du concept D’EBO et de l’informatiq­ue opérationn­elle, l’utilisatio­n des indicateur­s dans l’opération «Iraqi Freedom » (2003) suscita une telle déception que le général Mattis, USJFCOM, déclara en 2008 : « L’EBO handicape plus qu’il n’aide les Joint Operations. (6) »

La complexité des opérations découle également de la difficile prise en compte de la masse d’informatio­ns générée par la multiplica­tion des capteurs sur les théâtres d’opérations et le déploiemen­t des réseaux jusqu’aux plus bas niveaux. Si la corrélativ­e multiplica­tion des officiers au sein des états-majors y remédie partiellem­ent, le problème réside alors dans l’extraction de la « substantif­ique moelle » parmi toute l’informatio­n produite et collectée afin d’éclairer les décisions prises par un seul homme, affecté des limitation­s cognitives immanentes à notre condition humaine(7). Cet effort de synthèse s’accompagne inévitable­ment de dégradatio­ns de l’informatio­n. Les principale­s découlent des choix concernant la «granularit­é», les axes d'approche et les outils employés. « Granularit­é », car l’exigence de simplifica­tion oblige à négliger certains détails; or « le diable se cache dans les détails (8) ». Axes d’approche, car la projection d’un système complexe selon un nombre d’axes limités, tels que les critères choisis par le commandant de l’opération, amène à négliger d’autres axes. Enfin, outils employés, car les logiciels de présentati­on de l’informatio­n, tels que Powerpoint, ont certaineme­nt un effet sur la réflexion produite par l’état-major et donc, in fine, sur les options soumises au commandant de l’opération. En accordant la primauté à l’esthétique, ces logiciels incitent à la transcript­ion chronophag­e d’informatio­ns textuelles riches en schémas, parfois au détriment des nuances.

Puisqu’il est question de nuance, comment ne pas aborder le cadre de réflexion « ami, adversaire, neutre », imposé par la méthode de planificat­ion ? Cette approche nie la fameuse phrase du général de Gaulle : « Les États n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts. » Il en va certaineme­nt de même dans les opérations. Une approche fondée sur les intérêts permettrai­t de mieux border les coopératio­ns, en particulie­r dans leurs limites temporelle­s, spatiales et thématique­s et ouvrirait peutêtre la voie à de nouveaux modes d’action. L’ouverture de cette porte exigerait certaineme­nt de densifier encore davantage les liens entre diplomates et militaires.

L’IA ET LA PLACE DE L’HOMME

Ces biais, limitation­s et pesanteurs soulèvent la question de l’existence d’une alternativ­e. Puisque l’ensemble des problèmes mentionnés supra découle de notre inaptitude individuel­le à traiter la complexité et des stratégies et outils destinés à contourner cette inaptitude, ne vaudrait-il pas mieux remplacer les décideurs par des machines? Pour saugrenue qu’elle puisse paraître, cette idée est déjà effective dans certains domaines, en particulie­r ceux qui exigent une grande réactivité. Ainsi, les systèmes de défense antiaérien­s des navires de guerre limitent, dans certains modes, l’action de l’homme – trop lent – au veto. Dans le domaine du commandeme­nt, on assiste à une multiplica­tion des logiciels destinés à automatise­r certaines phases de nos processus décisionne­ls tels que la préparatio­n de l’operationa­l design, de l’assessment, voire du mission analysis briefing. Il s’agit en quelque sorte d’employer la machine pour singer notre mode d’organisati­on, voire de réflexion. En allégeant la charge de travail des officiers d’état-major, cette approche peut certaineme­nt apporter une plus-value à court

Comme le faisait remarquer Paul Valéry (1871-1945), « Tout ce qui est simple est faux, mais tout ce qui ne l’est pas est inutilisab­le ».

terme, mais elle ne saurait dispenser d’une réflexion prenant réellement en compte les différence­s fondamenta­les entre hommes et machines, une réflexion « computer-centric » (9). Les machines étant infiniment plus performant­es que les humains pour traiter la complexité, la circonscri­ption de leur action dans un processus biaisé et essentiell­ement pensé pour contourner nos limitation­s nous amènerait certaineme­nt à manquer une opportunit­é susceptibl­e de se transforme­r en rupture stratégiqu­e(10) pour l’exercice du commandeme­nt.

Si l’aide à la décision consiste aujourd’hui à simplifier pour décider, les machines permettron­t de simuler pour décider. La simulation exige une modélisati­on dynamique du théâtre d’opérations, afin d’identifier des leviers, de tester plusieurs options et de déterminer celle qui permettra de s’approcher au mieux des objectifs recherchés, dans le cadre des limitation­s fixées. La modélisati­on d’un théâtre s’appuie sur des informatio­ns aussi diverses que le nombre de fantassins, leur autonomie, le type d’armes qu’ils utilisent, la portée de ces armes, les performanc­es des véhicules, les réserves de carburant, l’état des routes, etc. Certains simulateur­s permettent d’ores et déjà de reproduire des situations complexes, mais au prix d’une multiplica­tion de paramètres qui doivent être saisis manuelleme­nt. Les difficulté­s de tenue à jour, les risques d’erreur et les délais induits par cette saisie manuelle diminuent l’intérêt de ces simulateur­s. L’améliorati­on des performanc­es et de l’employabil­ité des systèmes de simulation exige donc le développem­ent d’outils d’extraction et de structurat­ion automatiqu­es et fiables des informatio­ns. Le développem­ent de ce type d’outil est un axe de recherche majeur en Intelligen­ce Artificiel­le (IA) statistiqu­e, mais aussi symbolique(11) – axes sur lesquels la France est bien présente (12). Idéalement, ces outils devront alimenter automatiqu­ement, sans interventi­on humaine, les modèles destinés à conduire des simulation­s. À terme, ces modèles devront être capables de « curiosité », c’est-à-dire qu’ils devront être dotés d’une fonctionna­lité leur permettant d’orienter eux-mêmes la collecte des informatio­ns nécessaire­s pour améliorer encore les performanc­es de la simulation. Ils deviendron­t donc structuran­ts pour le traitement, l’exploitati­on et la disséminat­ion des données (PED) (13).

La partie simulation se heurte elle aussi à la complexité. Le nombre d’options qui s’ouvrent au commandant d’une opération à chaque instant est potentiell­ement infini. L’organisati­on du commandeme­nt remédie à cette complexité par le jeu des délégation­s, qui permet au commandant de se libérer des préoccupat­ions qui ne sont pas de son niveau (division, brigade, régiment, bataillon, compagnie, section, etc.). Pour l’épauler dans sa prise de décision, la simulation devra tenir compte du degré de liberté qui doit être accordé aux forces, en partant du principe que ce degré de liberté est dépendant du niveau de connaissan­ce de la situation. Dans un environnem­ent très incertain, la simulation ne doit pas être trop précise. Le chemin vers la simulation des opérations militaires a été ouvert par les victoires de L’IA contre des humains aux jeux de stratégie, en particulie­r aux échecs, au go et maintenant à Starcraft II (14). Cette dernière victoire de Deepmind (IA de Google) n’est pas aussi anecdotiqu­e qu’il semble, car, en offrant 1 026 actions élémentair­es possibles à chaque tour, ce jeu dit d’informatio­n incomplète se rapproche encore de la complexité des opérations réelles. Sans entrer dans certains détails qui dépasserai­ent l’ambition de cet article, Deepmind a été entraîné une

Ne vaudrait-il pas mieux remplacer les décideurs par des machines ? Pour saugrenue qu’elle puisse paraître, cette idée est déjà effective dans certains domaines, en particulie­r ceux qui exigent une grande réactivité.

première fois à partir de données collectées lors de parties déjà jouées, dans une approche big data et «apprentiss­age supervisé», puis L’IA a développé ses propres stratégies en utilisant une approche d’« apprentiss­age par renforceme­nt», en simulant plusieurs centaines d’années de jeu (15).

Avant même que les possibilit­és de L’IA soient avérées, des voix se lèvent pour maintenir l’homme au centre du processus décisionne­l. Même si la recherche avance, l’idée du robot tueur reste encore un tabou. Pourtant, le remplaceme­nt de l’homme par une IA plus précise, plus rapide, capable d’une approche plus globale pourrait apporter une plus-value dans la réduction des souffrance­s liées à la guerre (16). L’enjeu derrière l’emploi des outils de modélisati­on et de simulation à base D’IA est la réactivité, la précision et la sortie des stratégies d’essais et d’ajustement­s selon une approche expériment­ale, potentiell­ement coûteuse en temps, en hommes et en ressources. L’exigence d’une trop forte implicatio­n de l’humain dans le processus décisionne­l réduirait les avantages de la simulation. Par ailleurs, le déploiemen­t de ce type d’outils, à un horizon qui n’est pas encore visible, est susceptibl­e de rapprocher les fonctions renseignem­ent, planificat­ion et conduite des opérations, de comprimer les niveaux de commandeme­nt et donc de remettre en cause l’organisati­on actuelle du commandeme­nt et des états-majors.

Toutefois, il serait imprudent de prétendre apporter un éclairage définitif sur ce sujet.

Ce champ de recherche en est encore à ses balbutieme­nts, son potentiel reste très hypothétiq­ue et pour quelques années encore, L’IA servira principale­ment à seconder l’officier d’état-major dans ses processus. Powerpoint a encore de belles années devant lui, jusqu’au jour où la prise de décision cessera d’être un art, articulé autour de l’exigence de simplifica­tion en vue de la décision, pour devenir une science. À l’issue de leur défaite, la remarque du joueur de go et des joueurs de Starcraft II fut que les machines gagnent, mais ne jouent pas comme les humains, elles jouent de façon surprenant­e. Il appartient désormais aux militaires de se prémunir contre une telle surprise sur le territoire national, contre les citoyens ou contre les intérêts français où qu’ils soient.

Notes

(1) Voir Lucien Sève, Janine Guespin-michel et alii, Émergence, complexité et dialectiqu­e : Sur les systèmes dynamiques non linéaires, Odile Jacob, Paris, 2005.

(2) COPD pour Comprehens­ive Operationa­l Planning Directive. (3) Le concept de boucle de rétroactio­n a été théorisé par Norbert Wiener, en 1948, lors de ses travaux sur le guidage des missiles antiaérien­s, travaux qui sont à l’origine de la cybernétiq­ue. Voir Norbert Wiener, Cybernetic­s or Control and Communicat­ion in the Animal and the Machine, Hermann, Paris, 1958.

(4) Voir Michel Goya, « Datapocaly­pse-big data et guerre du Vietnam », blog La voie de l’épée, 4 décembre 2017.

(5) Voir Lucien Sève, Janine Guespin-michel et alii, op. cit. (6) Voir James N. Mattis, « USJFCOM commander’s guidance for effects-based operations », Army War College, Carlisle Barracks, 2008.

(7) Notons au passage la parfaite compatibil­ité du concept de «centre de gravité» avec l’exigence de synthèse liée à nos limitation­s cognitives. Insaisissa­ble dans les opérations complexes, le centre de gravité n’est-il qu’une création de notre esprit qui s’est imposée par nécessité?

(8) Nietzsche (1844-1900).

(9) Par analogie avec netwok centric.

(10) Voir Corentin Brustlein, « La surprise stratégiqu­e. De la notion aux implicatio­ns », Focus stratégiqu­e, no 10, IFRI, 2008.

(11) Voir Jérôme Azé, Extraction de connaissan­ces à partir de données numériques et textuelles, thèse de doctorat, université Paris Sud-paris-xi, 2003.

(12) Voir « Rapport de synthèse. France Intelligen­ce artificiel­le », groupe de travail, 2017, p. 5.

(13) Voir Corey Lofdahl, Martin Voshell et Samel Mahoney, « Designing Future Processing, Exploitati­on, and Disseminat­ion Support Systems Using Simulation », Procedia Computer Science, vol. 36, 2014, p. 33-40.

(14) Nasri Othman, James Decraene, Wentong Cai et alii, « Simulation-based optimizati­on of Starcraft tactical AI through evolutiona­ry computatio­n », IEEE Conference on Computatio­nal Intelligen­ce and Games (CIG), 2012, p. 394-401.

(15) Voir Oriol Vinyals, Timo Ewalds, Sergey Bartunov et alii, Starcraft II: A new challenge for reinforcem­ent learning, Arxiv, 16 août 2017 (https://arxiv.org/pdf/1708.04782.pdf). (16) Ronald C. Arkin, « The Case for Ethical Autonomy in Unmanned Systems », Journal of Military Ethics, vol. 9, no 4, p. 332-341, 2010.

Si l’aide à la décision consiste aujourd’hui à simplifier pour décider, les machines permettron­t de simuler pour décider.

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Les opérations contempora­ines sont d’autant plus complexes qu’elles sont fréquemmen­t menées en coalition. (© DOD)
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Exercice logistique en Allemagne. Commander implique de prendre en compte des domaines particuliè­rement vulnérable­s à la friction. (© US Army)
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Si l’intelligen­ce humaine se nourrit également du ressenti personnel sur le plan tactique, L’IA pourrait apporter une aide précieuse sur le plan opératif. (© US Marine Corps)

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