Coordination interarmes et création du corps d’armée au début du XIXE siècle
Au XVIIIE siècle, les troupes sont toujours disposées sur le champ de bataille selon une formule classique : la cavalerie aux ailes, l’infanterie au centre. L’artillerie, à cause de son manque de mobilité, est incapable de suivre la manoeuvre des deux autres armes. Elle agit donc au début du combat, puis est soit dépassée par ses propres lignes, soit prise ou obligée de se retirer, si elle le peut. Cela ne favorise bien entendu pas la coopération des armes. Les formations linéaires et conti‑ nues adoptées pour favoriser le feu de l’infanterie, qui est devenu particulièrement efficace à courte portée, conduisent les combats à n’être que des fusillades à bout portant qui ne débouchent souvent sur aucun résultat décisif malgré des pertes importantes.
Une nouvelle approche, technique et doctrinale, fait évoluer les choses. Premièrement, l’artillerie a été rendue plus mobile, car ses tubes, donc par voie de conséquence ses affûts, ont été allégés. Le « mieux technique » n’a pas été favorisé face au «meilleur tactique» par le créateur de ce nouveau système, Gribeauval. Il ne s’agit plus de tirer le plus loin possible les projectiles les plus gros possible, mais d’obtenir une arme pouvant accompagner les mouvements de l’infanterie et, pour les canons les plus légers, ceux de la cavalerie. La limite tracée s’agissant de leurs carac‑ téristiques est celle de ce qui est nécessaire pour atteindre une portée utile à laquelle les résultats des tirs peuvent être observés avec les moyens dispo‑ nibles à l’époque. Cela conduit à diminuer la taille des trains, le nombre de chevaux néces‑ saires aussi; les colonnes sont moins longues et les unités plus mobiles. De plus, cette mobi‑ lité acquise permet de penser le feu d’artillerie dans le mou‑ vement, c’est‑à‑dire de pouvoir couvrir des intervalles par le feu et d’empêcher, au moins un temps, une unité d’être suivie de trop près dans un combat rétrograde. L’armée peut dès lors être divisée en unités sépa‑ rées, mais se soutenant les unes les autres, tout en étant sûres de ne pas être écrasées par la masse de tout ennemi supé‑ rieur en nombre. C’est ce qui est expérimenté dès 1759 par le maréchal de Broglie à travers la division. Il s’agit tout d’abord de faciliter le déploiement des troupes, leur manoeuvre, en tirant parti du développement du réseau routier de l’époque. Profitant de l’accroissement du nombre de routes, surtout plus ou moins parallèles ou convergentes, on divise l’armée en ensembles plus manoeuvrables pouvant se soutenir les uns les autres. La possibilité d’un appui constant par l’artillerie au profit de l’infanterie et de la cavalerie permet aussi de créer des dilemmes pour l’adversaire. Par exemple, une formation massive de l’infanterie permet de résister à la cavalerie ; elle est, en revanche, très vite en danger face à l’artillerie. Inversement, une formation plus mince, offrant moins de prise au canon, est particulièrement sensible aux attaques de la cavalerie. C’est un élément nouveau : la répartition des armes sur le terrain n’ayant plus pour effet d’opposer obligatoirement une arme à son alter ego adverse, chacune doit tenir compte de l’en‑ semble des menaces représentées par les trois armes adverses et moduler son emploi et ses formations afin de les combattre au mieux en ayant aussi la possibilité de mieux s’adapter au terrain. En fin de compte, les trois armes ont des capacités et des caractéristiques différentes dont il est tiré parti et dont l’agencement permet d’obtenir une efficacité supérieure selon le principe du « tout supérieur à la somme de ses éléments». Lorsque la Révolution arrive, des évolutions et progrès majeurs ont eu lieu, notam‑ ment dans les domaines du recrutement avec la mise en place de la conscription (loi Jourdan‑delbrel de 1798) ; de la production agricole, per‑ mettant de nourrir des armées toujours plus nombreuses; de la réalisation de cartes (carte de Cassini pour la France) de plus en plus précises, permettant de planifier des opérations; de la tactique, se fondant sur les tra‑ vaux de Guibert et du chevalier du Teil.
Le système divisionnaire est alors mis en oeuvre, souvent poussé dans des extrêmes contre‑productifs. Efficace sur le plan tactique, la divi‑ sion interarmes manque de solidité sur le plan opération‑ nel et ne peut être à elle seule un pion de manoeuvre à ce niveau. Néanmoins, l’analyse des besoins et des possibilités offertes par les développements
intervenus depuis près d’un demi‑siècle conduit Napoléon Bonaparte à créer le corps d’armée, qui représente la rupture majeure dans la conception, la planification et la conduite des opérations terrestres à la jonction des XVIIIE et XIXE siècles. Cette innovation vise avant tout à fournir au général en chef des éléments de manoeuvre pour accomplir son plan d’opéra‑ tion au‑delà de la seule conduite tactique de la bataille. Cet instrument peut agir isolément sur un théâtre (corps d’observation ou armée à lui seul) ou un secteur d’un théâtre d’opérations ou séparé, mais à distance d’être soutenu par d’autres corps ou encore réuni à d’autres corps. Pour pouvoir s’adapter sans que sa structure soit constamment modifiée, le corps d'armée est une armée miniature à lui seul, disposant de toutes les fonctions nécessaires à sa survie et à son efficacité sur le terrain : état‑major, services, infanterie, cavalerie, artillerie et génie. Du point de vue des opérations, dans le cadre de la « grande tactique » que l’on peut considérer comme du proto‑opératif, les corps d'armée sont les «pions élémentaires» de la manoeuvre; ils sont formés selon la même structure tout en pouvant être adaptés à une mission particulière par ajout ou suppression de certains éléments (division d’infanterie, cavalerie lourde, artille‑ rie de siège…). Ils peuvent se battre contre un ennemi plus nombreux assez longtemps pour attendre les renforts ; ils peuvent contrôler et oc‑ cuper un territoire assez étendu, mener un siège ou des opérations offensives ou défensives. Les corps de cavalerie, plus autonomes depuis que l’artillerie à cheval leur a été attachée, assurent les fonctions de reconnaissance et de découverte au profit de l’armée dans son ensemble, c’est‑ à‑dire dans le cadre de la manoeuvre globale. Ils assurent aussi la couverture du dispositif face à la cavalerie adverse et, en cas de succès, la poursuite de l’ennemi battu.
Au niveau stratégique, le corps d’armée est l’unité à partir de laquelle on peut estimer l’importance de l’effort qui est porté, ainsi que celle qui bascule d’un théâtre à un autre. Au niveau tactique, il évite au général en chef d’avoir à s’inquiéter du détail tactique des opé‑ rations, qui est à la charge des commandants de corps qui agissent de façon coordonnée selon ses intentions.
Les autres nations majeures adoptent cette orga‑ nisation qui est, peu ou prou, encore en vigueur, au moins dans ses principes, deux siècles plus tard, dans les armées contemporaines. Cela dé‑ montre bien le caractère de rupture qu’a revêtu la création du corps d’armée en tant qu’expres‑ sion des nouvelles possibilités offertes par des évolutions techniques, sociétales, politiques, organisationnelles, voire culturelles…