L’INNOVATION, COEUR DU RÉACTEUR DE LA STRATÉGIE DES MOYENS
Entretien avec Emmanuel CHIVA, directeur de l’agence de l’innovation de défense
Ce n’est pas parce que l’on donne des priorités que l’on se ferme intellectuellement; il convient de conserver une capacité large de veille, de recherche, d’expérimentation – c’est là d’ailleurs l’une des fonctions essentielles de l’agence.
De très nombreux domaines sont susceptibles d’être touchés par une pléthore d’innovations. Or, par définition, les budgets sont limités et des priorités doivent être données… Vu les développements observés, n’existe-t-il pas un risque de « vendre du rêve » ? De plus, définir des priorités, c’est peut-être passer à côté de quelque chose d’intéressant. Comment sortir de ce paradoxe?
Emmanuel Chiva : Vous posez là une question intéressante. En premier lieu, les budgets sont certes limités, mais je souligne que la politique volontariste de la ministre des Armées, Florence Parly, nous permet aujourd’hui de compter sur une loi de programmation militaire de renouveau, cohérente avec nos ambitions. Passer de 750 millions d’euros à 1 milliard par an en 2022 en ce qui concerne la R&T et l’innovation, c’est justement permettre de prendre en compte de nouvelles priorités, de nouveaux domaines, de nouveaux modes d’acquisition de l’innovation. Nous sommes donc soutenus, en particulier par le Parlement, et c’est une nouvelle ère qui s’ouvre dans le développement de l’innovation au profit de la défense.
Pour rebondir sur vos propos, donner des priorités ne signifie pas nécessairement que l’on doive tout rigidifier. Ce n’est pas parce que l’on donne des priorités que l’on se ferme intellectuellement; il convient de conserver une capacité large de veille, de recherche, d’expérimentation – c’est là d’ailleurs l’une des fonctions essentielles de l’agence. L’innovation de défense est nécessairement une combinaison entre une approche programmée, essentielle afin de répondre aux besoins capacitaires identifiés, et une approche ouverte incluant une capacité à capter des innovations nées dans les divers écosystèmes d’intérêt. Entre ces deux approches, on trouve toutes les combinaisons : par exemple, répondre à des besoins capacitaires sans pour autant adopter une démarche de surspécification.
Pour ne pas « vendre du rêve », il est surtout essentiel de conserver une capacité de manoeuvre, que ce soit pour pouvoir « pivoter » vers un sujet d’étude intéressant, ou afin d’intégrer dans un programme une technologie ou une fonction non prévue au départ, mais qui apporte un bénéfice opérationnel. L’agilité, dans notre domaine, est donc déterminante.
Historiquement, les « équipements de cohérence», dont font partie nombre d’innovations, sont les parents pauvres de la stratégie des moyens, l’attention – industrielle ou politique – tendant à se porter sur les grands programmes. Peut-on sortir de cette logique ?
Votre observation est pertinente. Toutefois, aujourd’hui, il ne faut pas opposer équipements de cohérence et grands programmes. En particulier, l’approche dite «capacitaire étendue» portée par la DGA et l’état-major des Armées (je sors là du domaine de
responsabilité de l’agence) répond à la nécessité de ne plus se focaliser uniquement sur un système ou un programme principal. Cette approche permet de replacer le projet au niveau de l’effet militaire attendu, ce qui nécessite de s’intéresser à la capacité complète. Cette dernière intègre donc bien les équipements de cohérence. En faisant cela, on ouvre de nouveaux espaces d’innovation, aux interfaces entre programmes majeurs. L’agence travaille en pleine cohérence avec la DGA et l’état-major des Armées dans cette nouvelle logique.
Quels sont, pour vous, les principaux « obstacles à l’innovation » rencontrés aujourd’hui dans les forces ou l’industrie ?
Nous avons, dans les six derniers mois, rédigé un document appelé « DOID » (Document d’orientation de l’innovation de Défense) qui fixe les objectifs stratégiques de l’innovation et les moyens à mettre en oeuvre pour les atteindre. Cela nous a également amenés à dresser un état des lieux et à conduire une analyse mettant en lumière les obstacles à l’innovation rencontrés le cas échéant. Il est clair qu’outre ceux que peuvent parfois représenter des règles et procédures de fonctionnement trop rigides ou trop complexes, l’innovation peut également se heurter à des obstacles plus forts encore, de nature réglementaire. L’exposition des innovateurs ou des décideurs à des risques personnels qu’ils ne maîtrisent pas en fait partie, tout comme la stérilisation progressive des approches originales due à une sélection exclusive des « bonnes pratiques ». Une solution consiste à adopter de nouvelles approches, par exemple les méthodes agiles, et le ministère des Armées s’est engagé sur cette voie.
Au-delà, il convient en premier lieu de ne pas sacrifier l’innovation sur l’autel de la rentabilité à court terme – venant personnellement de l’industrie, c’est une pratique que j’ai pu observer régulièrement. Il faut avouer que, en particulier pour une petite entreprise, la pression des résultats et celle des investisseurs peuvent amener à de tels raisonnements. Dans le monde des ingénieurs, il
Il est nécessaire, si l’on souhaite dynamiser l’innovation de défense, de passer d’une logique «zéro risque» à une logique de maîtrise du risque. Cela prendra un peu de temps, mais l’acculturation à l’innovation fait également partie des missions de l’agence.
convient également de se méfier de la tendance à la «perfection technologique» qui peut conduire à surspécifier certains systèmes, à adopter des mesures de surcontrôle stérilisantes, ou à une logique d’hyperplanification. Une approche itérative, qui consiste – lorsque cela est possible – à disposer de 80 % des fonctionnalités tout de suite plutôt que de 100% plus tard, est parfois plus efficace.
À cela, il convient d’ajouter des difficultés culturelles, en particulier liées à la notion de prise de risque et de droit à l’échec. Culturellement (et je ne parle pas là du ministère des Armées, mais bien d’une spécificité française), l’échec est mal vu dans notre pays. Un entrepreneur qui échoue en France est considéré négativement, sans valorisation de la prise de risque qu’il a consentie ni du fait qu’il a sans doute appris de ses erreurs. Or le risque (et donc la possibilité d’échouer) est consubstantiel de l’innovation. Comme Einstein l’a écrit, « celui qui n’a jamais échoué n’a jamais essayé ». Il est donc nécessaire, si l’on souhaite dynamiser l’innovation de défense, de passer d’une logique « zéro risque » à une logique de maîtrise du risque. Cela prendra un peu de temps, mais l’acculturation à l’innovation fait également partie des
missions de l’agence.
À court terme, quels équipements ou innovations retiennent le plus votre attention ?
Il y a plusieurs domaines dans lesquels les innovations apportent à court terme des bénéfices opérationnels. Je pense par exemple aux apports de l’intelligence artificielle et de l’automatisation du traitement des données, domaines dans lesquels la maturité est suffisante pour espérer à court terme des retombées opérationnelles directes. À titre d’illustration, nous venons de publier un appel à projets sur le maintien en condition opérationnelle aéronautique, dans le domaine des contrôles non destructifs, permettant d’alléger la charge de travail des opérateurs et des maintenanciers. On peut également mentionner des projets que nous conduisons sur le traitement automatique du langage, avec en ligne de mire la commande vocale de petits équipements.
On peut également parler de la robotique en général ; nous avons ainsi organisé, avec l’armée de Terre, une expérimentation visant à
explorer les cas d’usage de robotique terrestre en environnement urbain. Nous venons également de publier un appel à projets visant à projeter des robots terrestres de type «Mule» en opérations extérieures à des fins d’expérimentation. L’objectif est de pouvoir rapidement mesurer les gains opérationnels. Mais la robotique, ce n’est pas uniquement cela : on peut parler par exemple de l’utilisation de drones en intérieur à des fins militaires, qui devient possible avec la montée en maturité des technologies (ce n’était pas auparavant le cas), ou bien des prothèses intelligentes, permettant de s’adapter au porteur, voire d’en apprendre les spécificités. La fusion ou l’agrégation des données n’est pas une technologie innovante en soi ; néanmoins, réussir à le faire « en masse » pour des applications bien spécifiques reste un défi à relever pour les prochaines années. Les applications vont du domaine cyber – nouvel espace de conflictualité – au renseignement image spatial, ou encore à l’agrégation de données en source ouverte (un «challenge» Ia/spatial dans ce domaine a récemment été organisé par l’agence, avec notamment l’école polytechnique et le Commandement interarmées de l’espace). On peut également mentionner la présentation de situations tactiques enrichies à partir de différentes sources. À cet égard, nous avons récemment conduit le développement d’un prototype nommé C2IA qui a permis en quelques mois de démontrer les apports d’une telle approche afin d’augmenter la capacité de traitement et d’accès à l’information des acteurs chargés de la planification et de la conduite des opérations interarmées, pour leur permettre de se recentrer sur les tâches nobles d’analyse, d’élaboration de solutions opérationnelles et d’anticipation.
Enfin (et sans prétention à être exhaustif), je citerais deux autres domaines : la mécanique, qui reste un champ à explorer à part entière (matériaux, impressions 3D, polymères, tissus connectés ou fonctionnalisés), et tout ce qui touche à la prise en compte de l’humain et en particulier de la charge mentale dans le contexte des interactions hommes-machines (gestion de l’attention, mesure de la charge cognitive…). Nous devrions rapidement obtenir des résultats sur ces deux champs d’innovation.
Dès qu’il est question d’innovation, la prévisibilité à moyen et long termes devient plus délicate. Petit exercice de prospective, quelles seraient celles appelées à devenir les plus structurantes ?
Il est effectivement très complexe de «planifier l’innovation». Toutefois, il est possible d’identifier certaines ruptures technologiques qui semblent particulièrement propices à générer des ruptures stratégiques. On peut ainsi mentionner, sans prétention d’exhaustivité, le domaine de la quantique (capteurs, informatique, cryptographie), l’hypervélocité, les armes à énergie dirigée (lasers, armes électromagnétiques…), les armes spatiales, les nanotechnologies et la biologie (en particulier dans ce que l’on appelle l’homme augmenté). Dans ces domaines, la maîtrise d’une technologie conférera à celui qui la détient un avantage stratégique d’autant plus éminent qu’il pourrait rester discret.
Pour y réfléchir, et pour prévenir la surprise stratégique, il est indispensable de structurer la prospective. Parmi les nombreuses actions entreprises dans ce domaine, j’en soulignerais une qui me semble originale. L’agence a en effet décidé de créer avec la DGRIS (Direction Générale des Relations Internationales et de la Stratégie) une «Red team», soit une cellule de quatre ou cinq personnes, chargée de proposer des scénarios de disruption. L’objectif est d’orienter les efforts d’innovation en imaginant des solutions permettant de se doter de capacités disruptives ou de s’en prémunir. Et cette cellule sera elle-même innovante puisqu’elle sera composée… de prospectivistes et d’auteurs de science-fiction. Cela correspond aux nouvelles approches que nous comptons mettre en place, en ligne avec notre devise : « imaginer au-delà ».
Il est possible d’identifier certaines ruptures technologiques qui semblent particulièrem ent propices à générer des ruptures stratégiques.