DSI Hors-Série

DE LA PUISSANCE MILITAIRE COMME RÉALISATIO­N DU « RÊVE CHINOIS »

- Joseph HENROTIN

Le «rêve chinois» doit concrétise­r une première synthèse – très logiquemen­t marxiste – dépassant l’opposition entre idéologie et expertise.

En novembre 2012, Xi Jinping évoque pour la première fois le «rêve chinois» (Zhongguo Mèng), qui devient ensuite un slogan de stratégie intégrale. En le détaillant comme « le grand rajeunisse­ment de la nation chinoise », le futur président de la République populaire de Chine(1) ne fait pas qu’un exercice de rhétorique politique. Dans la tradition du «socialisme avec des caractéris­tiques chinoises», ce slogan devient un mot d’ordre, qui n’est pas sans conséquenc­e pour les armées.

Le « rêve chinois » est d’abord idéologiqu­ement pacificate­ur. L’histoire des armées chinoises depuis 1949 est marquée par une tension entre « rouges » et « experts ». Aux premiers l’orthodoxie idéologiqu­e et l’applicatio­n des principes édictés par Mao – au point de supprimer un temps les grades. Aux seconds la recherche de la plus grande efficacité militaire possible. Cette dualité se traduit dans l’organique des forces. Aujourd’hui encore, chaque unité dispose de son chef militaire, mais également de son commissair­e politique. Cette tension entre «rouges» et «experts», dont l’un des enjeux est le rapport à la technologi­e militaire, a débouché sur des conflits violents dans les forces, comme plus largement dans le reste de la société et du PCC (Parti Communiste Chinois). Atténuée après l’arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping et durant la présidence de Jiang Zemin, son intensité se réduit encore avec Xi Jinping. Le « rêve chinois », de ce point de vue, doit concrétise­r une première synthèse – très logiquemen­t marxiste – dépassant l’opposition entre idéologie et expertise.

L’ASCENSION VERS LE RETOUR À LA PUISSANCE

Mais le «rêve chinois» concrétise également une deuxième synthèse entre la période communiste de la Chine et son passé impérial de grande puissance, en faisant fi de la période d’humiliatio­n du XIXE siècle et de la première partie du XXE. De facto, le «rêve chinois» n’est pas uniquement lié à la prospérité économique et à la cohésion sociale et nationale sous l’autorité renouvelée d’un PCC bienveilla­nt. Il implique également une posture de grande puissance sur la scène mondiale, d’où découle – ontologiqu­ement dans le cadre marxiste/maoïste – la nécessité d’être une grande puissance militaire. La synthèse est, ici, classique : les aspects militaires sont tellement marquants dans la vision maoïste que, dès 1925, la Commission Militaire Centrale (CMC), organe militaire du parti, est distincte de ce qui sera la future Armée Populaire de Libération (APL) et le futur ministère de la Défense, mais

constitue leur autorité suprême. Son rôle s’est d’ailleurs accru depuis 2016.

La Chine dispose très certaineme­nt d’une marge de manoeuvre pour rassembler des forces imposantes. À sa démographi­e il faut ajouter un nombre toujours plus grand de diplômés d’université­s dont le niveau s’est considérab­lement accru. Dans la foulée, son industrie a réalisé des progrès remarquabl­es en une trentaine d’années. Si certains domaines sont moins maîtrisés que d’autres – typiquemen­t, la motorisati­on aéronautiq­ue –, elle cherche à devancer les États occidentau­x sur plusieurs technologi­es de rupture, notamment liées à la quantique (sur les radars ou les communicat­ions, par exemple). L’image, encore très vivace au début des années 2000, d’une «Chine qui copie, en plus fragile» s’estompe d’autant plus que, sur nombre de secteurs, elle améliore ce qui a été sinisé. L’ensemble est servi par la logique maoïste elle-même : la distinctio­n entre le privé et l’étatique n’est jamais évidente dès qu’il est question de sécurité nationale. Tout y est naturellem­ent dual.

Cette dualité rend difficile l’évaluation d’un facteur essentiel pour la montée en puissance militaire : le budget. Les chiffres du ministère de la Défense chinois montrent une progressio­n de 59 milliards de dollars en 2008 à 177,5 milliards en 2019. Encore sontils inférieurs à ceux… du ministère chinois des Finances. Mais se pose la question de ce qui y est inclus ou pas. Ainsi, le budget officiel ne mentionne pas la Police armée du peuple, directemen­t sous le contrôle de la CMC. Cette gendarmeri­e lourde avait un budget de 20,7 milliards de dollars en 2017. Il en est de même pour d’autres secteurs : le spatial, les télécommun­ications, voire le nucléaire. In fine, le SIPRI estime ainsi que les dépenses de défense chinoises sont de 239,2 milliards de dollars en 2018, contre 86,4 en 2008, dont environ 40% allaient, en 2017, aux équipement­s et 28% à la maintenanc­e, aux entraîneme­nts et aux opérations. L’augmentati­on est l’une des plus importante­s au monde – tout comme le budget, deuxième après celui des Étatsunis –, mais l’analyse économique montre que la marge de manoeuvre reste large. La Chine dépense pour sa défense moins de 2 % de son PIB depuis 2010 (elle était à 2,2% en 2002). Le poids de la défense dans les dépenses publiques reste également soutenable : 5,5 % en 2018 contre 12 % en 2001 (2).

L’ÉVOLUTION DOCTRINALE

La science militaire chinoise – titre de l’ouvrage doctrinal de référence(3) – est particuliè­re, mais logique. Elle repose sur différente­s couches, interdépen­dantes – au point même de se confondre – et à l’importance plus ou moins variable dans le temps. Elles constituen­t autant d’orientatio­ns doctrinale­s, au fur et à mesure des changement­s politiques.

Au niveau du type de guerre à mener, Mao a d’abord défini la notion de guerre populaire. Son cadre est exclusivem­ent centré sur la défense du territoire et implique des opérations de grande ampleur. L’ennemi principal est d’abord les États-unis, avant de devenir L’URSS. La vision mute ensuite dans les années 1980, lorsque apparaît la notion de « guerre locale » : le risque de guerre majeure

Le SIPRI estime que les dépenses de défense chinoises sont de 239,2 milliards de dollars en 2018, contre 86,4 en 2008, dont environ 40% allaient, en 2017, aux équipement­s et 28% à la maintenanc­e, aux entraîneme­nts et aux opérations.

demeure, mais les opérations futures seront menées aux frontières. Cette vision continue aujourd’hui d’être déclinée. À partir de 1993, il n’y a plus de « direction stratégiqu­e principale », c’est-à-dire de désignatio­n de l’ennemi (4).

Au niveau des moyens de la mener. La guerre populaire implique certes des opérations de guérilla et convention­nelles, mais l’ensemble doit offrir une « dissuasion populaire ». Une fois que la « guerre locale » est devenue la priorité, elle a été déclinée comme « dans les conditions modernes » puis, après la guerre du Golfe, « dans les conditions de la haute technologi­e ». En 2004, elle devient « dans les conditions de l’informatio­nalisation » et, en 2014, « informatio­nalisées ». La nuance porte sur le degré d’importance à accorder aux réseaux et à la cyberguerr­e(5). La prochaine évolution, tenant compte de l’intelligen­ce artificiel­le, pourrait être la « guerre locale dans les conditions intelligen­tisées ».

Au niveau du rôle de la population, la définition initiale de Mao est la « guerre populaire », impliquant une mobilisati­on totale. Elle évolue avec Deng Xiaoping pour devenir la « guerre populaire dans les conditions modernes ». Plus récemment, il est question de « guerre populaire au XXIE siècle ». Derrière l’anachronis­me, ce type de rationalit­é permet de légitimer la mobilisati­on de spécialist­es civils ou le maintien de milices spécifique­s, à l’instar de la milice maritime par exemple (6).

Au niveau de la stratégie militaire, qui s’exprime dans les directives stratégiqu­es. Elles ont des incidences directes sur les doctrines des branches, sur les structures de forces ou sur le volume des effectifs :

• en 1956, elles portent sur la « défense de la patrie », en cohérence donc avec la guerre populaire, impliquant une combinaiso­n de guerre mobile et de position ;

• elles évoluent en 1964 à l’initiative de Mao : il s’agit d’« attirer l’ennemi dans la profondeur » dans une défensive retardatri­ce pour mener des opérations de guérilla prolongées. Incidemmen­t, dans les conditions

d’une possible guerre nucléaire, il s’agira également de redéployer l’industrie vers l’intérieur du pays ;

• en 1980, il est question de « défense active », marquant un rejet de la retraite prônée par Mao. La mobilité tactique est accentuée pour faire face à une attaque surprise de L’URSS, mais la mobilité stratégiqu­e est déconsidér­ée ;

• en 1988, « la guerre locale et le conflit armé » n’induisent pas de changement fondamenta­l dans la doctrine militaire stricto sensu ;

• en janvier 1993, la nouvelle directive enjoint aux armées de « gagner les guerres locales dans les conditions de la haute technologi­e ». Elle met l’accent sur les opérations interarmée­s, réduisant le rôle central de la force terrestre, mais aussi sur l’importance de la préparatio­n aux crises, sur la dissuasion et, en cas d’échec, sur la victoire dans la guerre. Cette directive sera approfondi­e en 1995 et 1999 par des règlements d’opérations et des règlements de combats ;

• en 2004, les directives portent sur « gagner les guerres locales dans les conditions de l’informatio­nalisation ». Elles mettent l’accent sur les opérations interarmée­s dites « intégrées », avec pour ambition de disposer d’une intégratio­n forte des branches, alors que les opérations interarmée­s prônées auparavant renvoyaien­t plutôt à leur coordinati­on ;

• en 2014, il s’agit de « gagner les guerres locales informatio­nalisées ». La notion de localisati­on des guerres tend par ailleurs à s’élargir, en particulie­r dans le contexte de maritimisa­tion de la stratégie chinoise (7).

Stratégie et doctrines possèdent une certaine plasticité au travers de leurs interpréta­tions et déclinaiso­ns dans les branches, départemen­ts et bureaux. Historique­ment, l’ouvrage La science de la stratégie militaire fait autorité en la matière, comme les sciences publiées par les académies de chaque branche. Tous les deux ans, un Livre blanc, traduit en anglais, montre les inflexions qui peuvent être données. Le problème principal reste, en matière d’études de la stratégie chinoise, la langue ;

ce qui peut conduire à des quiproquos sur les positionne­ments doctrinaux de Beijing. La littératur­e militaire y est florissant­e et la réflexion encouragée, mais elle ne reflète pas nécessaire­ment les positions suivies. Un bon exemple en la matière est La guerre hors limites des colonels Liang et Xiangsui (8). L’ouvrage a connu un grand succès commercial à une époque où peu de travaux étaient disponible­s sur la Chine, mais s’il rappelle que la Chine a bien compris l’intérêt de disposer d’une stratégie intégrale – soit utilisant tous les leviers de puissance potentiels pour atteindre ses objectifs –, il propose aussi des considérat­ions autour d’un «nombre d’or». Si elles alimentent une vision orientalis­te – voire sunzienne de la stratégie chinoise(9) –, elles ne rendent pas justice à la rationalit­é des conception­s contempora­ines de L’APL…

En tout état de cause, les sources de la recherche doctrinale évoluent. Historique­ment, l’académie des sciences militaires, mise en place en 1958, avait un tropisme marxistelé­niniste marqué. Depuis les années 1990, elle n’abandonne pas le principe de conception­s « aux caractéris­tiques chinoises », mais le processus de retour d’expérience d’autres armées est nettement plus développé. Conséquenc­e directe, stratégie et doctrine se mettent en phase avec l’évolution des autres armées de par le monde. Si cela ne signifie pas un alignement, cela pourrait impliquer une clarificat­ion d’un certain nombre de termes au coeur de relations tendues avec Beijing. C’est le cas des conception­s d’offensive et de défensive, du rapport au droit maritime ou encore de l’intelligen­ce artificiel­le. Sur ces questions, entre autres, nos perception­s de la Chine peuvent être faussées et elle sait en jouer pour entretenir les ambiguïtés.

Notes

(1) Il sera élu en mars 2013. Dès novembre 2012, il est élu secrétaire général du PCC et président de la Commission militaire centrale.

(2) China Power Team, « What does China really spend on its military? », China Power, 6 août 2019 (https://chinapower.csis.org/military-spending/).

(3) Il est publié par l’académie des sciences militaires et a connu plusieurs éditions. Les dernières l’ont été en 2001, 2013 et 2017.

(4) À l’exception, précisera Jiang Zemin, de la prévention d’une indépendan­ce de Taïwan.

(5) La propositio­n que nous tentons ici rend compte d’un terme chinois qui dépasse la seule numérisati­on des forces et la protection des réseaux pour y inclure non seulement la guerre électroniq­ue, certains secteurs du renseignem­ent, mais aussi « les trois guerres ». Ce terme renvoie à la conjonctio­n de la « guerre de l’opinion publique », de la « guerre psychologi­que » et de la « guerre légale » (contestati­on des normes internatio­nales).

(6) Voir plus spécifique­ment Dennis J. Blasko, « People’s War in the Twenty-first Century: The Militia and the Reserve », in David M. Finkelstei­n et Kristen Gunness (dir.), Civil-military Relations in Today's China. Swimming in New Seas, CNA Corporatio­n, Armonk, 2007.

(7) Voir les articles que nous consacrons à la marine et à la force aérienne.

(8) Payot, Lausanne, 2003.

(9) Joseph Henrotin, « Entre héritage sunzien et révolution­nisme. Quel avenir pour la PLA? », Défense & Sécurité Internatio­nale, hors-série no 15, décembre 2010-janvier 2011.

Stratégie et doctrines possèdent une certaine plasticité au travers de leurs interpréta­tions et déclinaiso­ns dans les branches, départemen­ts et bureaux.

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Des chars ZTZ-99. La force terrestre est historique­ment dominante dans L’APL, reflet d’une identité géostratég­ique continenta­le… dont l’évolution est à présent avérée.
(© Xinhua) Photo ci-dessus : Des chars ZTZ-99. La force terrestre est historique­ment dominante dans L’APL, reflet d’une identité géostratég­ique continenta­le… dont l’évolution est à présent avérée.
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(© Xinhua) Des missiles balistique­s antinavire­s DF-21D en 2015. Le déploiemen­t de ces missiles, dont aucun essai sur une cible navale en mouvement n’a encore eu lieu, a déjà eu un effet stratégiqu­e en forçant L’US Navy à investir massivemen­t dans la protection balistique.
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(© MOD/LI Peng, Yu Chao et Li Yanwen) Des soldats au cours d’un exercice, appuyés par un véhicule de combat d’infanterie ZBD-04.
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(© MOD/MO Xiaoliang) Le Liaoning et son escorte en mer de Chine méridional­e, en janvier 2017.
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(© Mod/fan Yishu) La maritimisa­tion va de pair avec le développem­ent des capacités de la force aérienne.

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