DSI Hors-Série

STRATÉGIE NUCLÉAIRE : QUELLES ÉVOLUTIONS ?

- Joseph HENROTIN

LLa Chine est une puissance nucléaire paradoxale : si elle modernise ses capacités comme les autres États, c’est la seule à accroître le nombre de ses têtes nucléaires, d’une manière cependant mesurée. Hans Kristensen et Matt Korda estiment ainsi qu’elle dispose d’environ 290 charges en 2019 – soit un nombre légèrement inférieur à celui de la France (1).

La conception chinoise de la dissuasion ne reposant pas uniquement sur le nucléaire, mais incluant également les armes convention­nelles et le cyber, la stratégie nucléaire de Beijing est particuliè­re à plusieurs égards, explorés par ailleurs (2). Ses évolutions montrent cependant un triple processus de modernisat­ion, de montée en puissance, mais aussi de réflexion doctrinale. Premier État nucléaire à avoir déclaré ne pas vouloir utiliser ses armes en premier (no first use), la Chine reste attachée à l’emploi du nucléaire en représaill­es, uniquement contre des États qui en seraient également dotés. Cette stabilité conceptuel­le pourrait cependant être remise en question à l’avenir. C’est, en particulie­r, le cas dans le contexte d’un assaut américain visant à défaire son dispositif A2/AD et menaçant directemen­t son intégrité territoria­le par exemple.

Si elle dispose d’autres moyens de pression – et notamment une aptitude à la frappe balistique convention­nelle sur les bases américaine­s de la région –, elle pourrait tout autant frapper ces bases avec des charges nucléaires. Elle est ainsi en mesure de jouer de l’ambiguïté découlant de la capacité duale des DF-21 et DF-26. Cependant, Beijing ne semble toujours pas disposer d’armes nucléaires tactiques. Sa doctrine en matière de commandeme­nt et de contrôle privilégie par ailleurs toujours la centralisa­tion décisionne­lle aux mains des autorités politiques. Au demeurant, la Chine a cherché ces dernières années à renforcer la résilience de son système de commandeme­nt-contrôle nucléaire.

Si les fonctions du nucléaire n’évoluent pas pour l’heure, Beijing cherche bel et bien à renforcer ses capacités stratégiqu­es, y compris à la mer. L’analyse américaine est que la Chine devrait, durant les années 2020, « au moins doubler la taille de son stock nucléaire (3) ». Certains auteurs estiment que l’une des raisons fondamenta­les motivant ses revendicat­ions en mer de Chine méridional­e est d’y disposer d’un « bastion » d’où pourraient opérer ses sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (4). Pour autant, le renforceme­nt capacitair­e ne permet pas d’envisager à court terme de stratégie contreforc­e au sens classique du terme – soit visant les silos de missiles et les bases de bombardier­s américains.

Beijing ne semble toujours pas disposer d’armes nucléaires tactiques.

L’ÉVOLUTION CAPACITAIR­E

L’armement est principale­ment aux mains de la Force de Missiles Stratégiqu­es (FMS) et

de la marine, l’aviation s’étant récemment vu confier une mission nucléaire – bien qu’elle ne dispose pas d’autre capacité que quelques bombes à gravité. Un missile balistique à lancement aérien serait cependant en cours de conception. D’un point de vue numérique, les capacités nucléaires chinoises n’utilisent qu’une fraction des missiles de la FMS. En réalité, le nombre de missiles à dispositio­n de la FMS est donc plus élevé qu’indiqué dans le tableau. De même, certains lanceurs pourraient, après avoir tiré leur missile, être rechargés. Toute estimation précise s’avère ainsi délicate.

Si la modernisat­ion chinoise est dynamique, trois évolutions ont été notables ces dernières années. D’abord, l’essentiel des efforts porte sur les missiles interconti­nentaux : le nombre de lanceurs est passé de 10 jusqu’au début des années 2000 à 74 aujourd’hui. Dans le même temps, la Chine a développé la technologi­e des charges multiples à guidage indépendan­t (MIRV – Multiple Independan­t Reentry Vehicule) assez tardivemen­t, pour d’abord en doter les DF-5B. Les futurs DF-41, qui remplacero­nt les DF-5, auront probableme­nt jusqu’à 10 charges dont tout ou partie pourrait être installé sur des planeurs hypersoniq­ues. Testé depuis 2014 – le dernier essai, réalisé avec plusieurs MIRV, ayant été effectué fin août 2019 –, le DF-41 pourrait être déployé depuis des TEL (Tracteurs-érecteursl­anceurs), mais également depuis des trains. Certains évoquent une entrée en service avant la fin de l’année. Ensuite, la modernisat­ion des capacités nucléaires stratégiqu­es de la marine se poursuit. Si l’unique exemplaire du Xia n’a jamais été considéré comme opérationn­el et encore moins capable de mener des patrouille­s de dissuasion, quatre Type-094 (Jin pour L’OTAN) sont actuelleme­nt en service, deux autres étant en cours de constructi­on. En conséquenc­e, le nombre de tubes de missiles s’est accru : de 48 actuelleme­nt, il devrait passer à 72 une fois les deux nouveaux sous-marins entrés en service. La Chine semble mener des patrouille­s de dissuasion de manière ininterrom­pue depuis 2016. La prochaine génération de sous-marins et de missiles est en cours de développem­ent. Le Type-096 (Tang pour L’OTAN) pourrait entamer ses essais à la mer en 2021-2022.

Il devrait être doté du missile JL-3, testé en novembre 2018 et juin 2019. Avec une portée de près de 12000 km – soit 5000 de plus que les estimation­s du JL-2 –, il devrait recevoir des charges MIRV.

Enfin, le déploiemen­t d’un grand nombre D’IRBM DF-26 répond à une préoccupat­ion régionale. Présentés pour la première fois en 2015, leur portée leur permet d’atteindre Guam et ses bases, centrales dans le dispositif sécuritair­e américain. L’arme est cependant déstabilis­ante : la moitié des 68 lanceurs est à charge nucléaire, l’autre (qui disposerai­t de recharges) étant à charge convention­nelle et ayant un potentiel antinavire. Discrimine­r les différente­s configurat­ions de charge en cas de conflit est virtuellem­ent impossible. Concomitam­ment au déploiemen­t des DF-26, les DF-3/-3A, plus anciens, étaient retirés du service.

Le Type-096 (Tang pour L’OTAN) pourrait entamer ses essais à la mer en 2021-2022. Il devrait être doté du missile JL-3, testé en novembre 2018 et juin 2019.

Notes

(1) Hans Kristensen et Matt Korda, « Chinese Nuclear Forces, 2019 », Bulletin of the Atomic Scientists, vol. 75, no 4, 2019.

(2) Joseph Henrotin, « La dissuasion chinoise et la Force de missiles stratégiqu­es », Défense & Sécurité Internatio­nale, no 124, juillet-août 2016.

(3) Robert P. Ashley, « Russian and Chinese Nuclear Modernizat­ion Trends. Remarks at the Hudson Institute », DIA, 29 mai 2019 (https://www.dia.mil/news/speeches-and-testimonie­s/ Article-view/article/1859890/russian-and-chinese-nuclear-modernizat­ion-trends/)

(4) Alexandre Sheldon-duplaix, « Poldérisat­ion, platesform­es et exercices : Pékin change-t-il le statu quo en mer de Chine du Sud ? », Défense & Sécurité Internatio­nale, no 118, octobre 2015.

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Le DF-31AG se distingue extérieure­ment du DF-31A par son TEL. A priori, le missile serait le même. (© Chinese internet)
Photo ci-dessus : Le DF-31AG se distingue extérieure­ment du DF-31A par son TEL. A priori, le missile serait le même. (© Chinese internet)
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