STRATÉGIE NUCLÉAIRE : QUELLES ÉVOLUTIONS ?
LLa Chine est une puissance nucléaire paradoxale : si elle modernise ses capacités comme les autres États, c’est la seule à accroître le nombre de ses têtes nucléaires, d’une manière cependant mesurée. Hans Kristensen et Matt Korda estiment ainsi qu’elle dispose d’environ 290 charges en 2019 – soit un nombre légèrement inférieur à celui de la France (1).
La conception chinoise de la dissuasion ne reposant pas uniquement sur le nucléaire, mais incluant également les armes conventionnelles et le cyber, la stratégie nucléaire de Beijing est particulière à plusieurs égards, explorés par ailleurs (2). Ses évolutions montrent cependant un triple processus de modernisation, de montée en puissance, mais aussi de réflexion doctrinale. Premier État nucléaire à avoir déclaré ne pas vouloir utiliser ses armes en premier (no first use), la Chine reste attachée à l’emploi du nucléaire en représailles, uniquement contre des États qui en seraient également dotés. Cette stabilité conceptuelle pourrait cependant être remise en question à l’avenir. C’est, en particulier, le cas dans le contexte d’un assaut américain visant à défaire son dispositif A2/AD et menaçant directement son intégrité territoriale par exemple.
Si elle dispose d’autres moyens de pression – et notamment une aptitude à la frappe balistique conventionnelle sur les bases américaines de la région –, elle pourrait tout autant frapper ces bases avec des charges nucléaires. Elle est ainsi en mesure de jouer de l’ambiguïté découlant de la capacité duale des DF-21 et DF-26. Cependant, Beijing ne semble toujours pas disposer d’armes nucléaires tactiques. Sa doctrine en matière de commandement et de contrôle privilégie par ailleurs toujours la centralisation décisionnelle aux mains des autorités politiques. Au demeurant, la Chine a cherché ces dernières années à renforcer la résilience de son système de commandement-contrôle nucléaire.
Si les fonctions du nucléaire n’évoluent pas pour l’heure, Beijing cherche bel et bien à renforcer ses capacités stratégiques, y compris à la mer. L’analyse américaine est que la Chine devrait, durant les années 2020, « au moins doubler la taille de son stock nucléaire (3) ». Certains auteurs estiment que l’une des raisons fondamentales motivant ses revendications en mer de Chine méridionale est d’y disposer d’un « bastion » d’où pourraient opérer ses sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (4). Pour autant, le renforcement capacitaire ne permet pas d’envisager à court terme de stratégie contreforce au sens classique du terme – soit visant les silos de missiles et les bases de bombardiers américains.
Beijing ne semble toujours pas disposer d’armes nucléaires tactiques.
L’ÉVOLUTION CAPACITAIRE
L’armement est principalement aux mains de la Force de Missiles Stratégiques (FMS) et
de la marine, l’aviation s’étant récemment vu confier une mission nucléaire – bien qu’elle ne dispose pas d’autre capacité que quelques bombes à gravité. Un missile balistique à lancement aérien serait cependant en cours de conception. D’un point de vue numérique, les capacités nucléaires chinoises n’utilisent qu’une fraction des missiles de la FMS. En réalité, le nombre de missiles à disposition de la FMS est donc plus élevé qu’indiqué dans le tableau. De même, certains lanceurs pourraient, après avoir tiré leur missile, être rechargés. Toute estimation précise s’avère ainsi délicate.
Si la modernisation chinoise est dynamique, trois évolutions ont été notables ces dernières années. D’abord, l’essentiel des efforts porte sur les missiles intercontinentaux : le nombre de lanceurs est passé de 10 jusqu’au début des années 2000 à 74 aujourd’hui. Dans le même temps, la Chine a développé la technologie des charges multiples à guidage indépendant (MIRV – Multiple Independant Reentry Vehicule) assez tardivement, pour d’abord en doter les DF-5B. Les futurs DF-41, qui remplaceront les DF-5, auront probablement jusqu’à 10 charges dont tout ou partie pourrait être installé sur des planeurs hypersoniques. Testé depuis 2014 – le dernier essai, réalisé avec plusieurs MIRV, ayant été effectué fin août 2019 –, le DF-41 pourrait être déployé depuis des TEL (Tracteurs-érecteurslanceurs), mais également depuis des trains. Certains évoquent une entrée en service avant la fin de l’année. Ensuite, la modernisation des capacités nucléaires stratégiques de la marine se poursuit. Si l’unique exemplaire du Xia n’a jamais été considéré comme opérationnel et encore moins capable de mener des patrouilles de dissuasion, quatre Type-094 (Jin pour L’OTAN) sont actuellement en service, deux autres étant en cours de construction. En conséquence, le nombre de tubes de missiles s’est accru : de 48 actuellement, il devrait passer à 72 une fois les deux nouveaux sous-marins entrés en service. La Chine semble mener des patrouilles de dissuasion de manière ininterrompue depuis 2016. La prochaine génération de sous-marins et de missiles est en cours de développement. Le Type-096 (Tang pour L’OTAN) pourrait entamer ses essais à la mer en 2021-2022.
Il devrait être doté du missile JL-3, testé en novembre 2018 et juin 2019. Avec une portée de près de 12000 km – soit 5000 de plus que les estimations du JL-2 –, il devrait recevoir des charges MIRV.
Enfin, le déploiement d’un grand nombre D’IRBM DF-26 répond à une préoccupation régionale. Présentés pour la première fois en 2015, leur portée leur permet d’atteindre Guam et ses bases, centrales dans le dispositif sécuritaire américain. L’arme est cependant déstabilisante : la moitié des 68 lanceurs est à charge nucléaire, l’autre (qui disposerait de recharges) étant à charge conventionnelle et ayant un potentiel antinavire. Discriminer les différentes configurations de charge en cas de conflit est virtuellement impossible. Concomitamment au déploiement des DF-26, les DF-3/-3A, plus anciens, étaient retirés du service.
Le Type-096 (Tang pour L’OTAN) pourrait entamer ses essais à la mer en 2021-2022. Il devrait être doté du missile JL-3, testé en novembre 2018 et juin 2019.
Notes
(1) Hans Kristensen et Matt Korda, « Chinese Nuclear Forces, 2019 », Bulletin of the Atomic Scientists, vol. 75, no 4, 2019.
(2) Joseph Henrotin, « La dissuasion chinoise et la Force de missiles stratégiques », Défense & Sécurité Internationale, no 124, juillet-août 2016.
(3) Robert P. Ashley, « Russian and Chinese Nuclear Modernization Trends. Remarks at the Hudson Institute », DIA, 29 mai 2019 (https://www.dia.mil/news/speeches-and-testimonies/ Article-view/article/1859890/russian-and-chinese-nuclear-modernization-trends/)
(4) Alexandre Sheldon-duplaix, « Poldérisation, platesformes et exercices : Pékin change-t-il le statu quo en mer de Chine du Sud ? », Défense & Sécurité Internationale, no 118, octobre 2015.