NETWORKED SWARMING WARFARE : LA GUERRE RÉSEAUCENTRÉE REVISITÉE PAR LES CHINOIS
LA GUERRE RÉSEAUCENTRÉE REVISITÉE PAR LES CHINOIS
HHautement connecté, le combattant de demain devra faire preuve d’une très grande flexibilité. Avec son concept de Networked Swarming Warfare, le colonel chinois Dajun Huo défend l’idée d’une guerre fluctuante dans laquelle des forces très variées se transformeront en permanence, alternant des phases de regroupement et de dispersion, de haute et de basse intensité, selon l’évolution des objectifs militaires et la nature de la réponse ennemie. Cette flexibilité implique d’adapter les modes de commandement, de partage des informations et d’appréhension du combat pour les hommes et les femmes qui sont sur le terrain. Si le concept n’est pas sans rappeler celui de «guerre en réseau», il est adapté aux spécificités de la pensée chinoise.
Son concept de Networked Swarming Warfare («guerre d’essaims en réseau»), le colonel chinois Dajun Huo l’a proposé en public pour la première fois en 2003. En 2012, il le présente à la conférence sur les théories opératives et stratégiques de l’armée populaire de libération. Un an plus tard, il publie sa réflexion dans un ouvrage édité par les Presses universitaires de la défense nationale de Pékin. Pour cet officier, l’ère de l’information induit dans les réalités de la guerre un changement qui pourrait égaler celui de la révolution industrielle. Il prend comme référence la blitzkrieg menée par les Allemands pendant la Deuxième Guerre mondiale : face à cela, un manque de prise de conscience stratégique a entraîné un échec crucial. Pékin se prépare à un tel changement de paradigme en réfléchissant ici à une nouvelle manière de faire la guerre : à travers une nuée d’unités mises en réseau.
Un raisonnement qui s’inspire des réalités sociologiques et économiques de notre époque. « Les gens se battront de la même manière qu’ils produisent », affirme l’auteur, dans la continuité des réflexions américaines des années 1990, que la Chine s’est assez largement appropriées (1). Il note que les gens se sont habitués à une gestion intégrée des tâches et à une forte polyvalence au sein des structures dans lesquelles ils travaillent. Le tissage de liens entre les équipes dans une entreprise, fortement connectée, où les employés de différents services peuvent travailler ensemble ou non selon les tâches à accomplir, s’impose comme la nouvelle norme. Une norme qui tend par ailleurs à réduire les distances au sein de la hiérarchie, les échelons subalternes intervenant plus facilement dans les processus décisionnels.
Au-delà de l’aspect purement informatique, et c’est là que le concept chinois se distingue, le réseau est aussi une construction sociale qui regroupe des individus partageant des objectifs communs.
NETWORKED SWARMING WARFARE, QU’EST-CE QUE C’EST ?
Ces nouvelles pratiques sont d’abord le résultat d’une évolution majeure de notre
époque : l’ensemble des sociétés est alimenté par des quantités pharaoniques d’informations. La circulation, la gestion et l’exploitation de ces informations sont devenues des enjeux clés pour toute organisation et, bien évidemment, aussi pour les forces armées. Ces informations ont toujours circulé en réseaux : la source d’une donnée la transmet à un interlocuteur, qui pourra l’exploiter et/ou faire de même à son tour. Dans le monde du big data, cela se fait à travers une multitude de réseaux informatiques différents : Internet, le réseau interne d’une force armée, celui d’un sous-marin. Au-delà de l’aspect purement informatique, et c’est là que le concept chinois se distingue, le réseau est aussi une construction sociale qui regroupe des individus partageant des objectifs communs. Les marins à bord d’un poste spécifique du submersible concerné échangent également des informations entre eux, par divers moyens de communication non informatisés, comme la parole ou les gestes.
Dajun Huo propose la définition suivante : « Le Networked Swarming Warfare (NSW), soutenu par les technologies de l’information, est une manoeuvre de guerre de grande ampleur pour attaquer l’ennemi par l’utilisation flexible en parallèle d’“assemblages” et de “dispersions”, qui intègrent une multitude de forces largement réparties dans le réseau opérationnel, dans un espace multidimensionnel. Il nous offre une mise en réseau des opérations qui permet une fluidité organisationnelle afin que cette quantité d’unités dispersées sur le champ de bataille puisse rapidement former des essaims centrés sur des objectifs et qui pourront se reconstituer selon les contraintes fixées par l’environnement du champ de bataille. »
« Avec le Networked Swarming Warfare, nous allons passer d’une logique de forces à grande échelle en petit nombre à des forces à petite échelle en grand nombre », écrit Dajun Huo. Plutôt que des troupes massives, dépendant d’un commandement très verticalisé, les armées pourraient se réorganiser autour de petits contingents très nombreux, qui se verront affecter des tâches bien spécifiques sur le champ de bataille. Il cite d’ailleurs Sun Tzu et L’art de la guerre :« Avec des forces dispersées, le rassemblement serait la tactique indirecte. Avec des forces concentrées, la dispersion serait la tactique indirecte. » Chaque fois, il s’agit de prendre l’ascendant en contournant la force de l’ennemi. Selon les besoins, une même troupe peut opérer selon des logiques irrégulières, de basse intensité, pour contourner un adversaire dense ; ou revenir à l’échelle de forces de haute intensité massivement présentes sur un même point géographique et temporel pour submerger des groupes adverses plus fragiles.
Le swarming fait référence à la notion de connexion entre les différentes unités présentes sur le champ de bataille. Le colonel Dajun Huo est convaincu que, grâce à la mise en réseau de toutes ces petites unités, les faiblesses de chacune d’entre elles sont compensées. Son concept encourage les interactions et les échanges entre individus, assurant grâce à ce dialogue permanent, facilité par la technologie, une très forte cohésion dans l’effort. Ces «petites» unités correspondent au volume à peu près généralisé d’une compagnie. L’auteur relève à ce propos que depuis la Rome antique, la plupart des grandes armées se sont organisées autour d’unités comptant environ 150 hommes. Un volume qui perdure aujourd’hui malgré les capacités technologiques permettant de coordonner plus de soldats au sein d’une même unité. Une persistance qui laisse penser que ce nombre d’hommes reste le plus pertinent pour la constitution d’une socialisation forte, positive et efficace entre les individus d’un même groupe.
La démarche est totalement concentrée vers des objectifs militaires à atteindre, la neutralisation d’une cible par exemple, qui peut évoluer rapidement dans le temps en se déplaçant, en se renforçant, en étant alertée de la menace. Le Networked Swarming Warfare vise dès lors à diriger vers cet objectif des forces qui pourront elles aussi se transformer en fonction des évolutions. Nous pouvons imaginer par exemple une troupe qui se disperserait pour atteindre une cible en mouvement, moins protégée, puis se regrouperait afin d’augmenter sa létalité si la cible se renforçait, en s’abritant dans un bâtiment par exemple.
Elle repose de plus sur une logique d’attaques « multidirectionnelles », venues de directions et de types d’unités très différentes. Il s’agit de pouvoir exploiter toutes les faiblesses de la cible, en faisant converger selon les besoins des troupes aux capacités et aux volumes variables. La recherche de la surprise se veut une priorité en poussant à
Le swarming fait référence à la notion de connexion entre les différentes unités présentes sur le champ de bataille. Le colonel Dajun Huo est convaincu que, grâce à la mise en réseau de toutes ces petites unités, les faiblesses de chacune d’entre elles sont compensées.
son paroxysme les capacités de manoeuvre des forces qui pourront ainsi approcher suivant des axes multiples, de façon dispersée, afin de se regrouper au dernier moment à l’approche de l’ennemi. À l’inverse, une manoeuvre de retrait de la troupe en difficulté pourrait s’effectuer par une dispersion dans une grande variété de directions : il serait alors plus difficile de la capturer.
NUANCE CHINOISE AVEC LA « GUERRE EN RÉSEAU » ?
Ce Networked Swarming Warfare s’inscrit dans la continuité des grandes réflexions stratégiques. L’officier chinois évoque ainsi la cohérence avec la pensée de la guerre réseaucentrée. Ce concept apparu aux États-unis en 1998 postule que le partage de l’information rend les forces plus efficientes. Ce traitement avancé de l’information permet de gagner en vitesse, en précision et en létalité. N’est-ce pas la même chose que propose le colonel Dajun Huo? La question s’est faite tellement récurrente que l’officier la traite dans un appendice à part à la fin de son ouvrage. Il y explique que si les deux concepts sont proches, le Networked Swarming Warfare en est bien un aboutissement et implique quelques nuances avec le raisonnement occidental.
Pour lui, ce dernier repose d’abord sur le recours à des réseaux technologiques, tandis que les Chinois s’appuient sur des réseaux
Faut-il y voir les prémices de l’adoption par la Chine du commandement par la mission et de l’auftragstaktik, alors que ses modes de commandement sont historiquement centrés sur leur opposé, le commandement par le plan?
sociaux. La technique n’est qu’un outil qui permet aux relations entre les humains de gagner en rapidité et en volume. Mais c’est bien cette relation humaine qui est au coeur de son concept. Il le résume ainsi : « Il n’y a pas d’hommes dans le Network Centric Warfare, alors qu’il y a des hommes dans le Networked Swarming Warfare. » En réalité, ce que Dajun Huo propose semble être une appropriation des réflexions de John Arquilla et David Ronfeldt autour de la « netwar », que ceux-ci voient comme un mode d’action en réseau d’activistes, prenant appui sur les réseaux sociaux. Pour eux, la traduction militaire de cette « netwar » est l’action en essaims qui fait l’objet de nombreuses publications (2).
L’officier chinois précise quant à lui sa pensée en expliquant que les facteurs les plus essentiels du NSW sont « la structure organisationnelle, la confiance et la compréhension tacite entre les différents commandants, obtenues grâce à l’entraînement plus que par les réseaux d’information ou la technologie ». Cette confiance, par exemple, repose sur un processus de long terme défini par la culture, la religion, l’histoire, les valeurs, l’organisation, la formation et de nombreux autres facteurs. Ce faisant, faut-il y voir les prémices de l’adoption par la Chine du commandement par la mission et de l’auftragstaktik, alors que ses modes de commandement sont historiquement centrés sur leur opposé, le commandement par le plan ? C’est sans doute là, et non sur le plan de la théorie stratégique, que se situerait la rupture pour Beijing.
IMPLICATIONS DANS L’ORGANISATION DES FORCES
« Une unité blindée en réseau, petite et multifonctionnelle, avec des armes et des périphériques variés, est la force fondamentale pour l’implémentation du NSW », écrit l’auteur. Cette troupe, hautement qualifiée et polyvalente, devra être capable de s’adapter aux changements de tactiques et d’objectifs en temps réel. Elle doit être en mesure de communiquer en permanence avec ses différents
appuis, les uns et les autres partageant leurs informations pour maximiser leurs efforts et leurs interactions.
Pour pouvoir faire preuve d’une telle flexibilité, c’est toute l’organisation de l’armée qu’il faut adapter. En fonction des exigences du combat, cette organisation évolue en permanence. Sa taille peut varier. Le besoin de spécialistes également. Cela implique de pouvoir faire preuve d’une grande souplesse dans la mise en oeuvre des composantes d’un état-major et dans l’exécution du commandement. Et cela à grande vitesse. « La clef, estime le colonel Dajun Huo, c’est la circulation de l’information, avec la constitution d’une structure organisationnelle qui soit favorable à cette circulation de l’information, qui peut se faire à travers le renforcement général des communications et des connexions, ainsi que la promotion générale de l’adaptabilité, de la réflexion et de la durabilité. » En ce sens, on peut voir dans ses conceptions une validation des récentes réformes organiques et la création de commandements de théâtre.
De facto, la prise de décision relève d’autant moins d’une démarche strictement verticale. La hiérarchie classique cède ici en partie le pas à des logiques de coopérations entre les unités, parfois sans attendre des ordres. Selon les situations et les besoins, un maillon hiérarchique subalterne peut prendre l’initiative en lien avec ses homologues sur le terrain pour réagir face à une menace ou pour saisir une opportunité. Des pratiques devenues courantes sur les récents théâtres d’opérations de la plupart des grandes armées occidentales. Cela n’enlève rien au rôle crucial du commandement le plus élevé : c’est bien lui qui définit et coordonne les missions pour atteindre les objectifs.
Cette notion d’objectif doit être au coeur de la décision stratégique, explique l’auteur. Les unités en réseau doivent pouvoir s’adapter à celui-ci. Une fois qu’il est précisé, des maillons subalternes de la chaîne peuvent en autonomie réagir pour adapter leurs ordres en vue de l’atteindre. L’officier voit d’ailleurs dans cette capacité à s’appuyer entre unités sans avoir besoin de passer par l’ensemble de la hiérarchie un facteur de renforcement de la résilience au combat. Avec l’acquisition d’une forte confiance les unes envers les autres, ces unités pourraient être d’autant plus déterminées à prendre des risques au feu, sachant que les renforts pourront très vite intervenir. La question du positionnement de l’état-major sur l’auftragstaktik sera donc déterminante – en sachant que l’impératif de « guerre intelligentisée » pourrait aplanir, par intelligence artificielle interposée, nombre d’obstacles pratiques, mais aussi politiques à un tel changement.
La focalisation sur la réalisation d’objectifs pourrait aussi faire évoluer les pratiques du renseignement. L’officier relève ainsi que la guerre contemporaine est largement guidée par la maîtrise de zones géographiques et la récolte systématique d’un renseignement qui pourrait être adapté à des réalités trop tactiques. Pas besoin de collecter des monceaux d’informations sur ce qui se passe sur le terrain : il faut parvenir à aller chercher celles qui sont utiles et nécessaires à la réalisation de la mission. Il s’agit également d’éviter que les commandants soient trop préoccupés par les contingences de certaines unités, dont les observations pourraient être très secondaires au vu de l’objectif réel.
Pour bien fonctionner, ces différentes approches impliquent d’avoir les outils pour bien maîtriser l’accès à l’information et la communication entre les unités et les différents échelons de commandement. Évidemment, l’auteur répète le besoin de disposer de technologies à la fois performantes et indépendantes, tout en prévoyant des redondances afin d’éviter les pertes de liaison face à des attaques de guerre électronique, par exemple. Reste qu’il y a bien ici un risque majeur dans cette guerre en essaims réseaucentrée : si les communications, les noeuds de décision ou les moyens d’accès à l’information sont neutralisés, les unités perdent immédiatement une grande partie de leurs capacités. Car sans cette liaison, il n’est plus possible de faire converger les essaims pour les regrouper ni de les disperser. Difficile donc d’affirmer que les distinctions entre le concept du colonel Dajun Huo et les conceptions occidentales entraînent des effets différents sur les théâtres d’opérations.
Il y a bien ici un risque majeur dans cette guerre en essaims réseaucentrée : si les communications, les noeuds de décision ou les moyens d’accès à l’information sont neutralisés, les unités perdent immédiatement une grande partie de leurs capacités.
Notes
(1) Voir notamment Michael Pillsbury (dir,), Chinese Views of Future Warfare, National Defense University, Washington, 1998.
(2) Voir notamment John Arquilla et David Ronfeldt (dir.), In Athena’s camp: preparing for conflict in the information age, RAND Corp., Santa Monica, 1997 et Networks and netwars. The future of terror, crime and militancy, RAND Corp., Santa Monica, 2001; Sean J. A. Edwards, Swarming on the battlefield: past present and future, RAND Corp., Santa Monica, 2000.