DSI Hors-Série

LA CHINE FACE À L’HISTOIRE

Avec Pierre GROSSER Professeur agrégé à Sciences Po Paris, auteur de L’histoire du monde se fait en Asie. Une autre vision du XXE siècle.

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Entretien avec Pierre GROSSER, professeur agrégé à Sciences Po Paris, auteur de L’histoire du monde se fait en Asie. Une autre vision du XXE siècle

QQuel est le rôle de la perception de l’histoire – et notamment de son break-up – dans la politique de sécurité chinoise contempora­ine?

Pierre Grosser : Vous évoquez le traumatism­e du «break-up of China», et du «siècle des humiliatio­ns ». Il est de bon ton aujourd’hui de parler d’un «tournant émotionnel» dans les sciences sociales, et il est parfois appliqué collective­ment. On a parlé de «géopolitiq­ue des émotions», ou de «revanche des humiliés». De même, la question du statut internatio­nal (et sa perception) semble compter, dans la définition de la puissance, autant que les dimensions matérielle­s quantifiab­les. De la perte de statut, on passe vite à la «blessure narcissiqu­e»! Si le « siècle des humiliatio­ns » fut pour une part une constructi­on des pouvoirs nationalis­te puis communiste pour mobiliser les population­s, notamment dans les années 1920 et 1990, il est incontesta­ble que ce « ressenti » reste central. À partir des années 1860 se sont multipliés en Chine les mouvements destinés à transforme­r le pays (que ce soit son État, son armée, son économie, son éducation, mais aussi sa population même), afin qu’il soit compétitif, notamment grâce à une armée forte, dans la jungle darwinienn­e des rivalités de puissance. Ces demandes sont venues à la fois d’en haut (volontés réformatri­ces, constructi­on d’un État autoritair­e) et d’en bas (boycotts, mobilisati­ons étudiantes et sociales, etc.).

La proclamati­on de Mao Zedong sur la place Tienanmen, le 1er octobre 1949 : «La Chine s’est redressée», est le pendant genré de la Chine « pénétrée » par les puissances extérieure­s depuis les années 1840. C’est d’ailleurs ambigu, parce qu’à côté du discours victimaire sur l’impérialis­me, il en existe un autre montrant que les réformes, le développem­ent économique et le monde des idées tiennent de la «rencontre», de la cofécondat­ion entre la Chine et les impérialis­tes. Le rôle du Japon est évident au début du XXE siècle – et c’est cette fonction paternalis­te que le Japon a voulu remplir de nouveau après la normalisat­ion de 1978. Le discours du vice-président Pence du 3 octobre 2018, considéré comme une déclaratio­n d’hostilité, reprend aussi la figure traditionn­elle d’une Amérique généreuse qui a protégé la Chine, l’a aidée et l’a fécondée depuis la fin du XIXE siècle.

Dans le domaine militaire, nombre de pays ont eu un rôle dans ces réformes : la France, notamment dans le domaine naval; l’allemagne, en particulie­r dans les années 1920 et 1930; l’union soviétique, qui a d’abord aidé les nationalis­tes dans les années 1920 puis les communiste­s et les nationalis­tes, face au Japon, et enfin la Chine communiste jusqu’à la fin des années 1950; et en dernier lieu les États-unis à partir de la fin des années 1930, jusqu’à la fin de la guerre civile sur le continent en 1949. « Compter sur ses propres forces » est un slogan finalement assez tardif.

Le régime communiste martèle que c’est son action qui a permis de redonner à la Chine

La question du statut internatio­nal (et sa perception) semble compter, dans la définition de la puissance, autant que les dimensions matérielle­s quantifiab­les.

son statut et son indépendan­ce. Il a même eu la prétention de se replacer au centre du monde, en se posant en leader du monde communiste après la mort de Staline, en leader du Tiers Monde et des mouvements révolution­naires, et en phare idéologiqu­e ; surpasser économique­ment les puissances occidental­es fut un des objectifs du Grand Bond en avant à la fin des années 1950. Tout effort pour contester ou miner le régime de l’extérieur, ou tout simplement pour lui mettre des bâtons dans les roues (hier par des contrainte­s environnem­entales, aujourd’hui par des pressions commercial­es) apparaît donc comme une volonté de faire retomber la Chine dans son passé de domination et de faiblesse. Le régime accepte toutefois un peu de reconnaîtr­e que Tchang Kaï-chek a permis à la Chine d’obtenir un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations unies, de mettre fin aux pratiques d’extraterri­torialité, et de préserver une grande partie du territoire « national ».

En effet, la question de l’intégrité territoria­le est l’autre face de ce «siècle des humiliatio­ns». Il faut bien rappeler que tout l’espace du Tibet à la Corée, en passant par le Xinjiang, la Mongolie et la Mandchouri­e, s’est retrouvé à partir de la fin du XIXE siècle au coeur des rivalités anglo-russes et nippo-russes, sans compter les ambitions françaises au sud. Durant la période républicai­ne, on voulait déjà récupérer tous les territoire­s du Grand Qing. La République de Chine, à Taïwan, a mis son seul veto à L’ONU pour empêcher l’entrée de la Mongolie-extérieure dans l’organisati­on. C’est Tchang Kaï-chek qui a récupéré Taïwan en 1945 puis, dans l’immédiat après-guerre, parlé de ligne des onze points en mer de Chine du Sud, remis en cause la frontière avec l’inde, et voulu réinstaure­r la mainmise chinoise sur le Tibet. Les forces armées communiste­s ont occupé le Xinjiang avec la bénédictio­n de Staline, le Tibet

Le « break-up of China » explique la sensibilit­é du régime chinois aux menées extérieure­s (qui pourraient le miner et faire retomber la Chine dans le chaos), à la consolidat­ion des frontières de la Chine et au risque d’encercleme­nt par des puissances hostiles.

dans les années 1950, mais n’ont pu prendre Taïwan, notamment parce que la guerre de Corée commençait. La crispation souveraini­ste est évidente pour Hong Kong : sa rétrocessi­on en 1997 symbolisai­t la fin du «siècle des humiliatio­ns », même si le « retour » de Taïwan reste une obsession pour Pékin.

En dernier lieu, le «break-up of China» explique la sensibilit­é du régime chinois aux menées extérieure­s (qui pourraient le miner et faire retomber la Chine dans le chaos), à la consolidat­ion des frontières de la Chine et au risque d’encercleme­nt par des puissances hostiles. Les spécialist­es de stratégie chinoise insistent sur ses dimensions avant tout défensives, face à ces défis, couplées à une vraie flexibilit­é tactique. La crainte des ingérences qui amèneraien­t la population à contester le régime existe depuis 1949 : c’est en partie parce qu’une victoire américaine en Corée aurait donné des ailes aux « contre-révolution­naires » en Chine que Mao a poussé à l’interventi­on dans la guerre à l’automne. L’«ouverture» à partir des années 1970 a relancé la vigilance face à la «pollution spirituell­e» venue d’occident. La Chine communiste s’est sentie encerclée par les bases et les alliances américaine­s en Asie, et par les actions clandestin­es de la CIA depuis Taïwan, le Tibet et la Birmanie. L’aide au Viêt-minh devait empêcher une pression par le Sud, tandis que Pékin s’est satisfait durant dix ans de la création d’un Vietnam du Nord communiste qui servait de tampon face aux Américains qui remplaçaie­nt les Français dans le Sud du Vietnam. Dans les années 1970, l’encercleme­nt était celui de l’union soviétique et de ses alliés : Mongolie-extérieure (où des troupes soviétique­s étaient massées), Vietnam et Inde. N’oublions pas qu’à l’époque contempora­ine la Chine a mené deux guerres contre le Japon (1894-1895, 1931-1945), trois contre l’union soviétique (1900, 1929, 1969) et deux contre les États-unis (1945-1949, 1950-1953) si on ne tient pas compte de la guerre du Vietnam. Toutefois, cet espace semble stabilisé depuis la fin des années 1980, et Pékin n’y voit plus une menace, notamment grâce à la nouvelle «lune de miel» avec Moscou (après celle du milieu des années 1950). De surcroît, depuis les années 1970, la Chine a normalisé ses relations avec tous ses voisins, a réglé les contentieu­x frontalier­s avec les vingt États avec lesquels elle partage des frontières, et elle ne craint plus l’invasion d’un voisin – ce qui permet de tourner la page des plans où elle laissait pénétrer l’ennemi dans le pays pour ensuite le harceler et enfin le battre dans une bataille décisive.

Le renforceme­nt économique et technologi­que permet aussi de sortir quelque peu de la « défense active » face à un ennemi supérieur : dans le domaine militaire, la Chine semble revenir sur sa doctrine de dissuasion minimale et de no first use, qui explique la relative faiblesse de son arsenal, tandis que, dans le domaine naval, la stratégie de harcèlemen­t sur les côtes (18 000 km de côtes rappelons-le) pour contrer des débarqueme­nts cède la place dans les années 1980 à des opérations potentiell­es dans les mers proches. Depuis 1993, il est moins question de défendre la Chine face à une invasion que de remporter une guerre locale à la périphérie du pays, dans des disputes territoria­les mettant en jeu la souveraine­té chinoise.

Néanmoins, la «défense active» s’est métamorpho­sée en « déni d’accès » et en flexibilit­é du faible pour se confronter à une puissance encore supérieure, les États-unis.

Dans l’historiogr­aphie, l’étude de la stratégie militaire chinoise et des stratégist­es chinois peut facilement céder le pas à un orientalis­me qui peut fausser l’analyse, notamment dans le rapport au temps. Comment distinguer le bon grain de l’ivraie?

Forcément en étant modeste. Parler de «culture», stratégiqu­e, militaire ou diplomatiq­ue, amène forcément à essentiali­ser, et à rendre permanent ce qui peut être conjonctur­el ou sensible à la conjonctur­e. L’orientalis­me amène plus encore à réifier, à partir de quelques clés. Pour l’extrême-orient, on parle depuis longtemps de l’importance de la «face», et de la capacité à parler à l’adversaire même au plus fort de la guerre. Mais on y admire aussi des qualités militaires qui ont semblé décliner en Occident, comme le courage et le sacrifice, le patriotism­e et la discipline, qui ont fasciné durant la guerre russo-japonaise de 1904-1905 ou à Diên Biên Phu.

Les fameuses citations de Sun Tzu sur la victoire sans combattre militairem­ent se révèlent dans la flexibilit­é diplomatiq­ue, dans la capacité à miser sur les petits pays, et dans les stratégies de «front uni» comme instrument de soft power. Mais cela ne veut pas dire que la Chine n’a pas utilisé la force, non seulement en étant en avance sur l’occident dans le matériel et la tactique militaires du XIE au XVIIE siècle, mais aussi en menant des guerres nombreuses : durant la dynastie Ming, la Chine en a mené plus de 300, les deux tiers contre les Mongols, et développé une culture stratégiqu­e bien éloignée des discours de paix et d’harmonie. Le bilan des guerres des Qing au nord-ouest, entre 1850 et 1875, est de plus de 10 millions de morts. Cela va à l’encontre d’un « auto-orientalis­me » qui s’est répandu en Chine, à savoir que la Chine aurait mis en place durant des siècles un système internatio­nal spécifique, avec l’empereur au sommet et les pays voisins comme tributaire­s, dont les caractéris­tiques auraient été d’être légitime en Asie et de favoriser la paix et la prospérité tandis que les Européens multipliai­ent les guerres et les conquêtes coloniales. Pékin s’appuie sur cette reconstruc­tion pour créer une alternativ­e d’hégémonie bienveilla­nte à celle développée par les théoricien­s occidentau­x à propos de l’hégémonie américaine.

La Chine s’efforce de rappeler qu’elle n’a pas toujours été une puissance exclusivem­ent terrestre. En étudiant aujourd’hui l’échec de nombre de puissances terrestres à devenir des puissances maritimes (France, Allemagne, Russie) et en prétendant être les premiers à pouvoir combiner les deux capacités, les Chinois rappellent que la dynastie Ming créa une vraie puissance navale, qui a lancé des expédition­s lointaines s’appuyant sur de puissantes armadas. Les plus célébrées aujourd’hui sont celles de Zheng He au début du XIVE siècle.

Autre idée reçue sur la stratégie chinoise, la primauté de la guérilla, en s’adossant à la «pensée Mao Zedong». Bien entendu, la «défense active» consistait bien en des contre-attaques lorsque l’ennemi frappe, à attirer l’ennemi pour le harceler et le détruire (même si la doctrine stratégiqu­e évolua parfois vers une défense fixe, à l’encontre de la fascinatio­n pour la mobilité), et surtout à mobiliser le peuple, notamment sous des formes milicienne­s (ce que l’on retrouve en mer de

Chine du Sud aujourd’hui avec des flottilles) et à développer la conscience politique des forces armées. Mais Mao a compris très tôt la nécessité de disposer d’une vraie armée, instrument du Parti et contrôlé par lui, même si par nature cette armée a tendance à se profession­naliser et si les changement­s de stratégie militaire ont le plus souvent été poussés par la direction de l’armée populaire de Libération (APL). Les fondements de ces réflexions datent des années 1927-1937, mais Mao, de même que les chefs militaires, ont plus encore insisté sur la guerre populaire pour se distinguer, à partir de la fin des années 1950, des conception­s soviétique­s des affaires militaires et réaffirmer la supériorit­é de l’expérience militaire de L’APL. Il s’est conçu comme le grand inspirateu­r des mouvements de libération dans le monde. Toutefois, il faut rappeler que la pensée chinoise en matière de guérilla est également née d’échanges transnatio­naux, notamment avec les Vietnamien­s. Surtout, le Parti communiste s’appuyait avant tout sur des forces armées convention­nelles. La guerre civile chinoise a été gagnée à partir de 1947-1949 par des affronteme­nts classiques, plus que par la guérilla. À partir de 1950, la Chine a aidé le Viêt-minh à créer des divisions qui seules permettaie­nt de battre le corps expédition­naire français.

Il faut sans doute s’intéresser davantage aux spécificit­és du régime communiste en Chine qu’à une «essence» chinoise. Et on peut même banaliser la Chine communiste, en étudiant comment une montée en puissance capacitair­e et une affirmatio­n de puissance conduisent à sortir de stratégies dont une prémisse est la supériorit­é de l’adversaire.

Propos recueillis par Joseph Henrotin, le 30 août 2019

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Tchang Kaï-chek (1887-1975) en 1940. S’il se replie sur Taïwan, il énonce un certain nombre de revendicat­ions territoria­les ensuite reprises à son compte par la RPC… (© D.R.)
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Elle est un témoignage, parmi d’autres, du fait que la Chine n’a jamais écarté un usage de la force physique. (© Ilona Bradacova/shuttersto­ck)
L’armée de terre cuite à Xian comprend près de 8000 statues. Elle est un témoignage, parmi d’autres, du fait que la Chine n’a jamais écarté un usage de la force physique. (© Ilona Bradacova/shuttersto­ck)

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