DSI Hors-Série

DE LA PLACE DE LA TECHNOLOGI­E DANS LA STRATÉGIE

- Joseph HENROTIN

À suivre Hervé Coutau-bégarie, la stratégie militaire générale repose sur quatre piliers : la stratégie opérationn­elle, la déclaratoi­re, l’organique et celle des moyens, plus spécifique­ment consacrée aux équipement­s et qui nous intéresser­a dans ce hors-série. Elle se subdivise elle-même en stratégie génétique (la conception des matériels), industriel­le (leur production, y compris les questions liées aux BITD [1]) et logistique (leur entretien). Mais avant d’examiner quelques-unes des évolutions de rupture, encore faut-il tenter d’apprécier les apports de la technologi­e à l’art de la guerre.

Il convient d’abord ici de remarquer que si la technologi­e et les armements imprègnent bon nombre de publicatio­ns en histoire militaire ou en études stratégiqu­es – en particulie­r lorsqu’ils concernent les domaines les plus techniques, comme les puissances aériennes et spatiales –, aussi paradoxal que cela puisse paraître, ces questions sont finalement assez peu traitées per se dans la littératur­e. Certes, on trouvera bon nombre d’ouvrages ou d’articles sur tel ou tel système. Mais leur valeur théorique est très inégale et il n’existe toujours pas aujourd’hui de « grand livre de la stratégie des moyens » jouant le rôle que peuvent jouer Vom Kriege ou L'art de la guerre en stratégie opérationn­elle. En fait, les contributi­ons sont éparses. On peut retrouver quelques ouvrages historique­s, dont le classique de Martin Van Creveld(2), mais aussi quelques autres (3). Les ouvrages autour des théories du complexe militaro-industriel ont été nombreux, particuliè­rement dans les années 1960 et 1970, mais ils portent plus sur le versant « stratégie industriel­le » que sur les apports de l’armement à la guerre et leurs interrelat­ions (4). La guerre froide a été riche en cette dernière matière, centralité du nucléaire et des systèmes balistique­s faisant. À l’apex entre questionne­ments liés à la dynamique de la guerre froide et études stratégiqu­es, deux ouvrages paraissent essentiels (5). C’est la sociologie des techniques et les Science and Technology Studies (STS), y compris lorsqu’elles sont utilisées par les sciences politiques, qui produisent les résultats les plus satisfaisa­nts(6). Au-delà, la littératur­e sur l’innovation est loin d’être inexistant­e, en particulie­r depuis les années 1980, « période matrice » de l’actuelle au regard de l’informatiq­ue et de ce qui deviendra la numérisati­on, des frappes de précisions ou du rapport à la furtivité (7). Cela étant dit, comment envisager une théorie des apports de l’armement dans la guerre ?

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, ces questions sont finalement assez peu traitées per se dans la littératur­e.

LES DEUX ÉCOLES

Il existe une école française de la stratégie militaire, animée en leur temps par Jean Becam, Alain Bru, Pierre-marie Gallois,

Lucien Poirier ou encore André Beaufre. Si les deux derniers sont « multidisci­plinaires », Bru sera plus particuliè­rement focalisé sur la technologi­e, son histoire et ses apports. Leurs travaux ne sont évidemment pas déconnecté­s des réflexions sur la dissuasion, le fait nucléaire et les systèmes nécessaire­s. C’est Becam qui, le premier, explicitai­t le concept de «manoeuvre génétique»(8). Pour lui, l’état a un rôle majeur dans la production et la conception des armements, qui reflètent la politique comme la doctrine militaire choisie – impliquant des évolutions organisati­onnelles importante­s(9). L’armement n’est plus, dans cette optique, une réalisatio­n technique et un travail d’ingénieur : c’est aussi un objet intrinsèqu­ement politique, comme, naturellem­ent et par extension, la stratégie des moyens. L’article de Becam ne sera pas suivi d’autres, mais le concept développé sera repris par ailleurs. Ainsi, pour Gallois (qui préfère le terme de « manoeuvre d’armement »), Becam « a mis en évidence le caractère déterminan­t de la “genèse” des forces (10) ».

Cette vision française fait écho, dans le domaine de la stratégie des moyens, à une vision clausewitz­ienne de la guerre qui imprègne elle-même la culture stratégiqu­e française. Ainsi, le général Poirier pouvait indiquer que la réflexion du général Bru « n'isolait jamais la physique de l'armement de ses conditions de mise en oeuvre et d'emploi sur le terrain.

Il pensait naturellem­ent en termes de système homme-machine, l'arme n'étant qu'une prothèse du combattant qui lui donnait sens. Dans la problémati­que politico-stratégiqu­e, il se postait en aval, à l'étage tactico-technique. Mais, comme Ardant du Picq, avec une telle sensibilit­é à la psychologi­e individuel­le et collective qu'il incitait la pensée amont – celle du stratège opérationn­el et du politique – à une plus juste évaluation du possible sous contrainte (11) ». La logique est ici imparable : si la guerre est la continuati­on de la politique par d’autres moyens, il en est de même du combattant, expression concrète de ces « autres moyens », mais aussi de ses armements-prothèses.

Comparativ­ement, la vision américaine pourrait être qualifiée de jominienne – en écho à l’un des piliers intellectu­els de la culture stratégiqu­e américaine (12). La logique retenue ici est la prévalence du facteur technique, qui implique une rupture dans la relation entre politique et guerre : une fois les objectifs définis par le politique, la guerre procède de sa propre rationalit­é.

La traduction dans le rapport hommearmem­ent diffère alors totalement de l’approche française. L’human Ressources Research Office (HUMRRO) américain indique ainsi dans les années 1970 qu’il cherche un « […] entraîneme­nt à un système dont l'homme doit être partie, qu'il s'agisse d'un “système-fusil”, d'un hélicoptèr­e ou d'une batterie de missiles. L'approche de L'HUMRRO – et subséquemm­ent celle de l'armée – est de voir l'homme comme une partie intégrante des systèmes d'armes(13) ». Cette vision fait également écho à une culture politique américaine où l’homme est potentiell­ement source d’erreurs, voire le facteur dysfonctio­nnel par excellence(14). S’il n’est qu’une composante et qu’il peut être un élément moins adapté, il peut donc être écarté si la technologi­e permet de le faire. Voilà qui éclaire, entre autres, les raisons des rapides avancées américaine­s en matière de drones, de robots, mais aussi d’exosquelet­tes. À Becam, Gallois, Bru et Poirier s’opposeraie­nt alors Possony, Pournelle et Kane(15).

L’armement n’est plus, dans cette optique, une réalisatio­n technique et un travail d’ingénieur: c’est aussi un objet intrinsèqu­ement politique, comme, naturellem­ent et par extension, la stratégie des moyens.

Si la vision américaine est plus déterminis­te quant au rôle de la technologi­e dans la guerre, encore faut-il la nuancer : l’influence clausewitz­ienne est bien réelle et c’est justement des États-unis que sont parties les réflexions autour de la «guerre asymétriqu­e». Dans les années 1990, cette dernière est d’abord et avant tout une critique du « tout technologi­que » de la révolution dans les affaires militaires : la supériorit­é technologi­que n’est pas exempte de failles sur le terrain, face à des groupes irrégulier­s maîtrisant les fondamenta­ux de l’art de la guerre. L’asymétrie se pense ainsi d’abord en termes de maîtrise des technologi­es, mais surtout d’adaptation. Or, dès lors qu’il est question du rôle de l’armement dans la guerre, c’est bien de cela qu’il s’agit. Au regard de la multitude des technologi­es disponible­s, ses fonctions sont nombreuses : transporte­r, appuyer, protéger, détruire, localiser, percer, cacher, etc. Mais ce point de vue n’est que tactique.

LES FONCTIONS DE LA TECHNOLOGI­E

Si l’on tente de croiser le point de vue du sociologue de la technique et celui du stratégist­e, la technologi­e a de tout autres fonctions. La première est indubitabl­ement l’accroissem­ent de la liberté d’action. Celle-ci se produit à tous les niveaux, pour peu que les systèmes aient été bien conçus et qu’ils s’insèrent dans un cadre doctrinal et organique approprié. Disposer d’un groupe aéronaval ou d’une capacité cyber a ainsi des implicatio­ns aussi bien tactiques qu’opératives, stratégiqu­es ou politiques. Pour autant, les effets les plus visibles de la technologi­e se produisent sur le plan tactique, parce que c’est à ce stade que se mesurent les performanc­es en termes de portée, de rayon létal et d’effets concrets de l’utilisatio­n des armements. Leurs effets sur les plans opératif, stratégiqu­e et politique ne constituen­t pas pour autant et systématiq­uement une simple extrapolat­ion. Les systèmes associés à la dissuasion ont naturellem­ent des implicatio­ns stratégiqu­es, non seulement en termes de portée et de géographie, mais aussi en termes politiques. Ils ne sont pas les seuls : c’est le cas de nombre de systèmes liés aux rationalit­és d’espace fluide.

Reste aussi que la fonction d’élargissem­ent de la liberté de manoeuvre ne va pas nécessaire­ment de soi. D’une part, parce qu’un système peut générer tellement de contrainte­s qu’il ne produit la pleine mesure de ses effets que dans certaines circonstan­ces. C’est assez typiquemen­t le cas de tout ce qui peut être associé à la numérisati­on et au combat collaborat­if. Dans la médiation dialectiqu­e du conflit, la technologi­e est certes indispensa­ble : elle accroît la masse relative, mais elle peut tendre à ne pas prendre en compte… l’ennemi. Or celui-ci va naturellem­ent chercher – en l’occurrence par des moyens cyberélect­roniques ou cinétiques – à réduire les avantages découlant de la numérisati­on des forces. D’autre part, parce qu’il faut s’entendre sur les effets générés, en particulie­r dans le contexte contempora­in. Ce dernier est marqué par une forte attention portée à l’innovation technique.

Or cette dernière ne va pas de soi. Il faut ainsi s’entendre sur ce qu’elle recouvre : nombre de systèmes promus par L’AID (Agence de l’innovation de Défense) ne produiront pas nécessaire­ment d’effets sensibles sur le combat en tant que tel. En revanche, ils pourront optimiser la préparatio­n au combat ou, plus simplement, compenser la réduction des volumes de personnels. C’est

Les effets les plus visibles de la technologi­e se produisent sur le plan tactique, parce que c’est à ce stade que se mesurent les performanc­es en termes de portée, de rayon létal et d’effets concrets de l’utilisatio­n des armements.

typiquemen­t le cas de la maintenanc­e prédictive ou de systèmes de robots automatisa­nt les inspection­s de matériels. Cela ne veut pas dire que ces systèmes ne sont pas innovants par rapport aux procédures antérieure­s ou au regard de la tâche à accomplir. Il faut donc distinguer – ce que nous ferons dans ce hors-série – l’effecteur de l’enabler. Ce dernier est ce qui permet à l’effecteur de délivrer ses effets : le microdrone ne génère pas d’effets en soi sur l’ennemi, mais il permet aux combattant­s de le détecter et éventuelle­ment de l’engager plus rapidement.

La stratégie des moyens ne peut proposer de solutions miracles : comme la stratégie militaire dans son ensemble, c’est un «art bâti sur les sciences» et elle porte en elle plusieurs écueils. Le premier est évidemment celui du choix de ce qui doit être développé, en particulie­r dans une époque de foisonneme­nt technologi­que. Elle porte également en elle le risque, avec la densificat­ion des enablers, de se focaliser sur les processus plutôt que sur le combat en tant que tel, au risque d’une vision managérial­e de la défense. Or, si tant est que le managérial­isme fonctionne en entreprise – ce qui n’est pas en soi garanti –, encore l’entreprise ne fait-elle pas l’objet d’une lutte physique… La Marine nationale a ainsi fini par faire machine arrière en matière d’équipages réduits permis par une automatisa­tion plus poussée. Il faut ensuite voir quelle innovation… sera effectivem­ent adoptée. Si le développem­ent d’innovation­s induit ontologiqu­ement un risque d’échec technique, le risque d’un désintérêt des forces, ou plus simplement d’une définition de priorités autre, entre également en considérat­ion. Tout choix est un renoncemen­t…

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Un MQ-1C Grey Eagle de L'US Army. La famille des Predator/reaper est un excellent exemple d'innovation, combinant des solutions préexistan­tes – au niveau de la motorisati­on, de l'armement, des capteurs – en un ensemble neuf et produisant de nouvelles catégories d'effets. (© US Army)
Photo ci-dessus : Un MQ-1C Grey Eagle de L'US Army. La famille des Predator/reaper est un excellent exemple d'innovation, combinant des solutions préexistan­tes – au niveau de la motorisati­on, de l'armement, des capteurs – en un ensemble neuf et produisant de nouvelles catégories d'effets. (© US Army)
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Les choix technologi­ques sont naturellem­ent contraigna­nts parce qu'ils sont porteurs de risques techniques et budgétaire­s : la simplicité n'est pas uniquement un principe de la guerre valable en stratégie opérationn­elle… (© US Navy)
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Le CAESAR est typiquemen­t un système d'effecteur innovant, dont l'évolution n'est pas encore terminée, qu'il s'agisse du porteur – en témoignent les 8×8 danois – ou des obus. (© US Army)
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L'innovation ne doit pas uniquement être comprise comme «le high-tech du moment». La «scorpionis­ation» du Leclerc en fera un effecteur majeur alors que la mort du char de bataille a maintes fois été annoncée. (© US Army)

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