DE LA PLACE DE LA TECHNOLOGIE DANS LA STRATÉGIE
À suivre Hervé Coutau-bégarie, la stratégie militaire générale repose sur quatre piliers : la stratégie opérationnelle, la déclaratoire, l’organique et celle des moyens, plus spécifiquement consacrée aux équipements et qui nous intéressera dans ce hors-série. Elle se subdivise elle-même en stratégie génétique (la conception des matériels), industrielle (leur production, y compris les questions liées aux BITD [1]) et logistique (leur entretien). Mais avant d’examiner quelques-unes des évolutions de rupture, encore faut-il tenter d’apprécier les apports de la technologie à l’art de la guerre.
Il convient d’abord ici de remarquer que si la technologie et les armements imprègnent bon nombre de publications en histoire militaire ou en études stratégiques – en particulier lorsqu’ils concernent les domaines les plus techniques, comme les puissances aériennes et spatiales –, aussi paradoxal que cela puisse paraître, ces questions sont finalement assez peu traitées per se dans la littérature. Certes, on trouvera bon nombre d’ouvrages ou d’articles sur tel ou tel système. Mais leur valeur théorique est très inégale et il n’existe toujours pas aujourd’hui de « grand livre de la stratégie des moyens » jouant le rôle que peuvent jouer Vom Kriege ou L'art de la guerre en stratégie opérationnelle. En fait, les contributions sont éparses. On peut retrouver quelques ouvrages historiques, dont le classique de Martin Van Creveld(2), mais aussi quelques autres (3). Les ouvrages autour des théories du complexe militaro-industriel ont été nombreux, particulièrement dans les années 1960 et 1970, mais ils portent plus sur le versant « stratégie industrielle » que sur les apports de l’armement à la guerre et leurs interrelations (4). La guerre froide a été riche en cette dernière matière, centralité du nucléaire et des systèmes balistiques faisant. À l’apex entre questionnements liés à la dynamique de la guerre froide et études stratégiques, deux ouvrages paraissent essentiels (5). C’est la sociologie des techniques et les Science and Technology Studies (STS), y compris lorsqu’elles sont utilisées par les sciences politiques, qui produisent les résultats les plus satisfaisants(6). Au-delà, la littérature sur l’innovation est loin d’être inexistante, en particulier depuis les années 1980, « période matrice » de l’actuelle au regard de l’informatique et de ce qui deviendra la numérisation, des frappes de précisions ou du rapport à la furtivité (7). Cela étant dit, comment envisager une théorie des apports de l’armement dans la guerre ?
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, ces questions sont finalement assez peu traitées per se dans la littérature.
LES DEUX ÉCOLES
Il existe une école française de la stratégie militaire, animée en leur temps par Jean Becam, Alain Bru, Pierre-marie Gallois,
Lucien Poirier ou encore André Beaufre. Si les deux derniers sont « multidisciplinaires », Bru sera plus particulièrement focalisé sur la technologie, son histoire et ses apports. Leurs travaux ne sont évidemment pas déconnectés des réflexions sur la dissuasion, le fait nucléaire et les systèmes nécessaires. C’est Becam qui, le premier, explicitait le concept de «manoeuvre génétique»(8). Pour lui, l’état a un rôle majeur dans la production et la conception des armements, qui reflètent la politique comme la doctrine militaire choisie – impliquant des évolutions organisationnelles importantes(9). L’armement n’est plus, dans cette optique, une réalisation technique et un travail d’ingénieur : c’est aussi un objet intrinsèquement politique, comme, naturellement et par extension, la stratégie des moyens. L’article de Becam ne sera pas suivi d’autres, mais le concept développé sera repris par ailleurs. Ainsi, pour Gallois (qui préfère le terme de « manoeuvre d’armement »), Becam « a mis en évidence le caractère déterminant de la “genèse” des forces (10) ».
Cette vision française fait écho, dans le domaine de la stratégie des moyens, à une vision clausewitzienne de la guerre qui imprègne elle-même la culture stratégique française. Ainsi, le général Poirier pouvait indiquer que la réflexion du général Bru « n'isolait jamais la physique de l'armement de ses conditions de mise en oeuvre et d'emploi sur le terrain.
Il pensait naturellement en termes de système homme-machine, l'arme n'étant qu'une prothèse du combattant qui lui donnait sens. Dans la problématique politico-stratégique, il se postait en aval, à l'étage tactico-technique. Mais, comme Ardant du Picq, avec une telle sensibilité à la psychologie individuelle et collective qu'il incitait la pensée amont – celle du stratège opérationnel et du politique – à une plus juste évaluation du possible sous contrainte (11) ». La logique est ici imparable : si la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens, il en est de même du combattant, expression concrète de ces « autres moyens », mais aussi de ses armements-prothèses.
Comparativement, la vision américaine pourrait être qualifiée de jominienne – en écho à l’un des piliers intellectuels de la culture stratégique américaine (12). La logique retenue ici est la prévalence du facteur technique, qui implique une rupture dans la relation entre politique et guerre : une fois les objectifs définis par le politique, la guerre procède de sa propre rationalité.
La traduction dans le rapport hommearmement diffère alors totalement de l’approche française. L’human Ressources Research Office (HUMRRO) américain indique ainsi dans les années 1970 qu’il cherche un « […] entraînement à un système dont l'homme doit être partie, qu'il s'agisse d'un “système-fusil”, d'un hélicoptère ou d'une batterie de missiles. L'approche de L'HUMRRO – et subséquemment celle de l'armée – est de voir l'homme comme une partie intégrante des systèmes d'armes(13) ». Cette vision fait également écho à une culture politique américaine où l’homme est potentiellement source d’erreurs, voire le facteur dysfonctionnel par excellence(14). S’il n’est qu’une composante et qu’il peut être un élément moins adapté, il peut donc être écarté si la technologie permet de le faire. Voilà qui éclaire, entre autres, les raisons des rapides avancées américaines en matière de drones, de robots, mais aussi d’exosquelettes. À Becam, Gallois, Bru et Poirier s’opposeraient alors Possony, Pournelle et Kane(15).
L’armement n’est plus, dans cette optique, une réalisation technique et un travail d’ingénieur: c’est aussi un objet intrinsèquement politique, comme, naturellement et par extension, la stratégie des moyens.
Si la vision américaine est plus déterministe quant au rôle de la technologie dans la guerre, encore faut-il la nuancer : l’influence clausewitzienne est bien réelle et c’est justement des États-unis que sont parties les réflexions autour de la «guerre asymétrique». Dans les années 1990, cette dernière est d’abord et avant tout une critique du « tout technologique » de la révolution dans les affaires militaires : la supériorité technologique n’est pas exempte de failles sur le terrain, face à des groupes irréguliers maîtrisant les fondamentaux de l’art de la guerre. L’asymétrie se pense ainsi d’abord en termes de maîtrise des technologies, mais surtout d’adaptation. Or, dès lors qu’il est question du rôle de l’armement dans la guerre, c’est bien de cela qu’il s’agit. Au regard de la multitude des technologies disponibles, ses fonctions sont nombreuses : transporter, appuyer, protéger, détruire, localiser, percer, cacher, etc. Mais ce point de vue n’est que tactique.
LES FONCTIONS DE LA TECHNOLOGIE
Si l’on tente de croiser le point de vue du sociologue de la technique et celui du stratégiste, la technologie a de tout autres fonctions. La première est indubitablement l’accroissement de la liberté d’action. Celle-ci se produit à tous les niveaux, pour peu que les systèmes aient été bien conçus et qu’ils s’insèrent dans un cadre doctrinal et organique approprié. Disposer d’un groupe aéronaval ou d’une capacité cyber a ainsi des implications aussi bien tactiques qu’opératives, stratégiques ou politiques. Pour autant, les effets les plus visibles de la technologie se produisent sur le plan tactique, parce que c’est à ce stade que se mesurent les performances en termes de portée, de rayon létal et d’effets concrets de l’utilisation des armements. Leurs effets sur les plans opératif, stratégique et politique ne constituent pas pour autant et systématiquement une simple extrapolation. Les systèmes associés à la dissuasion ont naturellement des implications stratégiques, non seulement en termes de portée et de géographie, mais aussi en termes politiques. Ils ne sont pas les seuls : c’est le cas de nombre de systèmes liés aux rationalités d’espace fluide.
Reste aussi que la fonction d’élargissement de la liberté de manoeuvre ne va pas nécessairement de soi. D’une part, parce qu’un système peut générer tellement de contraintes qu’il ne produit la pleine mesure de ses effets que dans certaines circonstances. C’est assez typiquement le cas de tout ce qui peut être associé à la numérisation et au combat collaboratif. Dans la médiation dialectique du conflit, la technologie est certes indispensable : elle accroît la masse relative, mais elle peut tendre à ne pas prendre en compte… l’ennemi. Or celui-ci va naturellement chercher – en l’occurrence par des moyens cyberélectroniques ou cinétiques – à réduire les avantages découlant de la numérisation des forces. D’autre part, parce qu’il faut s’entendre sur les effets générés, en particulier dans le contexte contemporain. Ce dernier est marqué par une forte attention portée à l’innovation technique.
Or cette dernière ne va pas de soi. Il faut ainsi s’entendre sur ce qu’elle recouvre : nombre de systèmes promus par L’AID (Agence de l’innovation de Défense) ne produiront pas nécessairement d’effets sensibles sur le combat en tant que tel. En revanche, ils pourront optimiser la préparation au combat ou, plus simplement, compenser la réduction des volumes de personnels. C’est
Les effets les plus visibles de la technologie se produisent sur le plan tactique, parce que c’est à ce stade que se mesurent les performances en termes de portée, de rayon létal et d’effets concrets de l’utilisation des armements.
typiquement le cas de la maintenance prédictive ou de systèmes de robots automatisant les inspections de matériels. Cela ne veut pas dire que ces systèmes ne sont pas innovants par rapport aux procédures antérieures ou au regard de la tâche à accomplir. Il faut donc distinguer – ce que nous ferons dans ce hors-série – l’effecteur de l’enabler. Ce dernier est ce qui permet à l’effecteur de délivrer ses effets : le microdrone ne génère pas d’effets en soi sur l’ennemi, mais il permet aux combattants de le détecter et éventuellement de l’engager plus rapidement.
La stratégie des moyens ne peut proposer de solutions miracles : comme la stratégie militaire dans son ensemble, c’est un «art bâti sur les sciences» et elle porte en elle plusieurs écueils. Le premier est évidemment celui du choix de ce qui doit être développé, en particulier dans une époque de foisonnement technologique. Elle porte également en elle le risque, avec la densification des enablers, de se focaliser sur les processus plutôt que sur le combat en tant que tel, au risque d’une vision managériale de la défense. Or, si tant est que le managérialisme fonctionne en entreprise – ce qui n’est pas en soi garanti –, encore l’entreprise ne fait-elle pas l’objet d’une lutte physique… La Marine nationale a ainsi fini par faire machine arrière en matière d’équipages réduits permis par une automatisation plus poussée. Il faut ensuite voir quelle innovation… sera effectivement adoptée. Si le développement d’innovations induit ontologiquement un risque d’échec technique, le risque d’un désintérêt des forces, ou plus simplement d’une définition de priorités autre, entre également en considération. Tout choix est un renoncement…