LA STRATÉGIE DES MOYENS DANS LE MONDE : UNE DIVERSITÉ D’EXPRESSIONS
La technologie occupe une place de plus en plus importante dans l’art de la guerre. Elle ne se limite pas aux matériels les plus avancés : nombre de guerres contemporaines peuvent être menées avec des engins conçus durant la guerre froide (VAB, char Leclerc, Tigre, etc.). Certains pays alignent toujours des chars T-34 de la Deuxième Guerre mondiale et les origines de la mitrailleuse lourde M-2 de 12,7 mm, qui reste une arme standard pour toutes les armées de L’OTAN, sont à présent centenaires. Entre le plus ancien et ce qui est défini comme le plus moderne, comment choisir, sachant que les ressources sont toujours limitées ?
LA STRATÉGIE DES MOYENS : FONCTIONS ET EXPRESSIONS
La stratégie des moyens est l’un des trois piliers de la stratégie militaire, avec la stratégie opérationnelle et la stratégie déclaratoire. Elle vise essentiellement à fournir et à entretenir les instruments du combat. Elle se traduit :
• par la stratégie génétique, celle de la conception des moyens. Elle répond à la culture technologique et stratégique des acteurs, mais aussi à leurs contraintes géostratégiques (environnement, menaces, systèmes d’alliances, etc.) ;
• par la stratégie logistique, qui permet d’entretenir les moyens à disposition, notamment au travers des processus de MCO (Maintien en Condition Opérationnelle), d’autant plus essentiels que la sophistication des matériels est importante ;
• par la stratégie industrielle, qui vise à la mise en place et à l’entretien d’une Base Industrielle et Technologique de Défense (BITD) s’appuyant sur des moyens d’état et/ou privés. Cette BITD offre à l’acteur la mettant en oeuvre une indépendance d’approvisionnement plus ou moins importante, tout en ayant une fonction politico-économique dérivée, liée aux exportations ou à l’investissement public.
Il n’existe pas d’approche unique en stratégie des moyens : elle dépend de la nature, étatique ou non, des acteurs ; mais aussi des menaces auxquelles ils font face ; de la stratégie opérationnelle retenue ; des contraintes géographiques ; de la perception prospective de l’environnement sécuritaire (sachant que le cycle de vie d’un équipement, de sa conception à sa sortie de service, peut dépasser cinquante ans); ou encore des choix politiques du moment comme en termes de politiques de défense. On le voit, les variables en la matière sont nombreuses : d’un acteur à l’autre, il n’existe aucune règle précise.
Toute stratégie des moyens est également complexe à mettre en place. L’évolution technologique impose une diversification des systèmes qui tend à être exponentielle. L’avion
L’évolution technologique impose une diversification des systèmes qui tend à être exponentielle. L’avion de combat ou le char, annoncés moribonds, restent ainsi au coeur de nombre d’arsenaux ; au même titre que l’armement nucléaire n’a pas rendu caduques les forces conventionnelles.
de combat ou le char, annoncés moribonds, restent ainsi au coeur de nombre d’arsenaux ; au même titre que l’armement nucléaire n’a pas rendu caduques les forces conventionnelles. En fait, si les technologies changent, les grandes fonctions restent identiques. En revanche, ces fonctions nécessitent un nombre toujours plus considérable de systèmes pour être accomplies. In fine, on aboutit à un mille-feuille de besoins, qui s’épaissit au fil du temps.
Dans le même temps, il faut à la fois éviter l’obsolescence et pouvoir moderniser, mais aussi savoir innover… parfois au moyen de sauts générationnels (de la famille des Puma/ Caracal au NH90 par exemple), mais parfois aussi par évolutions incrémentales (typiquement, le VAB Ultima), voire en revenant à des solutions plus traditionnelles (les téléphones de campagne du Hezbollah). Les choix, en la matière, ne vont pas nécessairement de soi : les contraintes sont elles aussi nombreuses.
La conduite de la stratégie des moyens est d’autant plus complexe que la technologie n’est pas politiquement neutre. D’une part, des États peuvent acheter des matériels ayant une fonction essentiellement symbolique, mais dont la mise en oeuvre s’avère hors de leurs moyens (porte-aéronefs thaïlandais, large flotte d’appareils de combat à haute performance dans le Nigeria des années 1970-1980, etc.). D’autre part, le commerce des armes est éminemment politique : fussent-ils moins adaptés, les équipements sont aussi un gage diplomatique, pour celui qui vend comme pour celui qui achète.
Exporter le SCAF n’aura probablement pas la même valeur politique qu’exporter des Caracal – sans même parler des écarts de valeur budgétaire.
Comment évaluer les stratégies des moyens? On peut tenter d’en établir une classification en distinguant 1) les acteurs autosuffisants, 2) ceux partiellement suffisants et 3) ceux dépendants. Cette classification est cependant relative, à deux égards. D’abord, parce qu’elle est susceptible d’évoluer avec le temps. Ensuite, parce qu’elle est contreintuitive : disposer d’une BITD importante, comme les Israéliens ou les Japonais, ne garantit nullement une autosuffisance, parce qu’elle peut être focalisée sur quelques équipements (Israël) ou être largement centrée sur la construction sous licence de matériels conçus par d’autres, à des prix inaccessibles pour nombre d’états (Japon). Partant de là, quel tableau, forcément réducteur, peut-on dresser des stratégies des moyens ?
EUROPE, RUSSIE ET ÉTATS-UNIS
L’europe et le Canada ont procédé, depuis 1989, à des réductions budgétaires qui n’ont pas été compensées par les augmentations décidées après 2014 en raison des opérations russes en Ukraine, ce qui pose la question du décrochage capacitaire. Si la France, le Royaume-uni et, dans une moindre mesure, l’italie et l’allemagne montrent une certaine autonomie, il reste des segments non couverts par les BITD nationales ou les coopérations (drones et hélicoptères lourds typiquement). On note un fort degré d’autonomie dans la construction navale, mais en trompe-l’oeil : l’espagne ou les Pays-bas dépendent largement de systèmes américains pour l’équipement des navires par exemple. Plus globalement, on a le plus souvent opté pour le maintien des BITD, quitte à réduire les structures de force des armées. Le choix, dans le cas français, a également pu être fait d’une approche par saut générationnel plutôt que par incrément d’évolutions – certes afin de préserver une supériorité technologique, mais aussi afin de répondre aux demandes du marché.
La Russie tente un rattrapage technologique et une modernisation après un désinvestissement de trente ans. Pour l’heure cependant, elle se concentre sur une modernisation incrémentale plus que sur la recherche de sauts générationnels. Lorsqu’il s’agit de la passation de contrats, le char Armata et le chasseur Su-57 semblent ainsi déconsidérés au regard de la modernisation des T-72 et T-90 et de nouvelles variantes du Flanker. Au demeurant, l’accumulation de pertes de compétences a durablement affecté nombre de secteurs de l’industrie, entre-temps réorganisée. Au passage, le cas russe montre l’importance d’une variable souvent déconsidérée : il n’existe aucune industrie efficace sans ressources humaines appropriées. La Russie maintient et cultive cependant des niches d’excellence, par exemple la défense sol-air ou la guerre électronique, tout en tentant de reprendre pied dans certains secteurs, naval notamment.
Les États-unis peuvent s’appuyer sur un budget colossal, mais il ne garantit pas nécessairement les sauts générationnels espérés, de sorte que nombre d’équipements de l’army (hélicoptères, véhicules de combat d’infanterie, chars, artillerie) ne sont que des itérations de systèmes parfois conçus dans les années 1950. Des ruptures technologiques sont parfois observées, ainsi dans les drones, le spatial et la robotique, mais des programmes comme le F-35 ou les destroyers Zumwalt tardent à convaincre. Les pertes de compétences jouent également. Par exemple, le nouveau programme de frégates ne voit
Le commerce des armes est éminemment politique : fussent-ils moins adaptés, les équipements sont aussi un gage diplomatique, pour celui qui vend comme pour celui qui achète.
guère comme propositions que des itérations des peu satisfaisantes corvettes LCS… ou de bâtiments européens. En outre, en dépit du fait que Washington dispose sans doute de la BITD la plus autosuffisante, l’industrie américaine ne couvre pas l’ensemble des besoins (dans le secteur des communications, par exemple).
PROCHE-ORIENT, MOYEN-ORIENT ET MAGHREB
Le Proche-orient et le Moyen-orient montrent un paysage budgétaire contrasté, entre démesure des moyens (Émirats, Qatar, Arabie, Koweït) et relative frugalité (Irak, Jordanie, Oman). Dans tous les cas, la dépendance aux importations est forte. Des tentatives de mise en place d’une BITD centrée sur des capacités spécifiques (blindés, avions de transport, voire drones) se font jour en Arabie ou dans les Émirats, mais elles recourent souvent à des capacités développées par d’autres États (Ukraine, Égypte). Israël et la Turquie sont deux cas particuliers : le premier développe certaines niches tout en adossant sa stratégie des moyens aux Étatsunis; la deuxième développe largement sa BITD (aviation, blindés, électronique, munitions), au besoin avec l’appui de la Corée du Sud (artillerie). Le cas iranien est également intéressant : depuis 1979, Téhéran a été en mesure de procéder à de l’ingénierie inversée et au maintien en condition de matériels parfois très anciens, mais aussi de développer des capacités balistiques qu'il estime essentielles à ses intérêts vitaux.
Les modèles de forces conventionnels dominent en Égypte, au Maroc et en Algérie, avec des capacités se renforçant et pouvant aller jusqu’à la sanctuarisation conventionnelle, y compris aérienne et navale (Algérie). Mais la dépendance aux importations d’équipements est particulièrement forte, comme parfois la dépendance aux budgets étrangers. L’exceptionnelle croissance navale égyptienne – qui pose la question de l’assimilation des capacités – repose essentiellement sur un financement saoudien. Des tentatives de mise en place de BITD peuvent se produire, mais en coopération (l’algérie avec l’allemagne, l’égypte avec l’arabie saoudite) et en jouant la carte de la production sous licence plus que celle de la conception.
AFRIQUE ET AMÉRIQUE LATINE
L’afrique est dans une position spécifique : les modèles de forces conventionnels adoptés après les indépendances – coûteux et peu adaptés – laissent la place à des modèles hybrides, plus légers, à l’exception du cas sud-africain. Des capacités de prestige (Su-27 et Su-30 angolais et ougandais) sont parfois acquises, mais posent la question de leur appropriation effective. Les BITD sont souvent inexistantes. Au-delà de la fabrication d’armes légères et de munitions, le Nigeria cherche à développer des drones tactiques. La réduction des budgets sud-africains place l’industrie locale, autrefois florissante, dans une position délicate.
À quelques exceptions près (Chili, Pérou, Venezuela, Argentine, Paraguay), les armées d’amérique latine combinent des capacités conventionnelles et adaptées aux opérations en jungle, tout en pouvant conserver de gros volumes de forces, y compris navales. Le développement des BITD, un temps mis en avant en Argentine comme levier de croissance
Le nouveau programme de frégates ne voit guère comme propositions que des itérations des peu satisfaisantes corvettes LCS… ou de bâtiments européens.
économique et d’investissement par exemple, reste cependant limité, à l’exception notable du Brésil. Néanmoins, même dans ce dernier cas, le degré de dépendance (à la France pour le naval, à l’italie pour le terrestre, à la Suède pour l’aérien) reste fort. Des BITD restreintes, comme dans le cas colombien (navires adaptés à la guerre de rivière), peuvent cependant exister.
L’ASIE ET L’OCÉANIE
Les modèles conventionnels dominent en Asie, avec des logiques de recherche de la supériorité technologique (Chine, Japon, Taïwan, Australie, Corée du Sud, Singapour) et une priorité parfois donnée aux forces navales et aériennes. La Chine, en particulier, montre une vraie dynamique de montée en puissance capacitaire, au besoin en développant des capacités disruptives (intelligence artificielle, cyber, armement hypersonique) et en abandonnant de plus en plus la copie et la rétro-ingénierie de matériels russes, français ou américains. Au demeurant, il convient sans doute d’établir une distinction entre copie et «sinisation», c’est-à-dire le fait de se baser sur un matériel étranger pour ensuite le faire évoluer en fonction de ses besoins propres. Dans une certaine mesure, c’est également le cas de la Corée du Sud, dynamique dans les secteurs terrestre et naval, mais aussi dans celui de la missilerie. Les BITD du Japon, de l’australie et de Taïwan restent dépendantes de partenaires extérieurs (notamment les États-unis), tandis que Singapour montre une réelle indépendance dans les secteurs terrestre et, de plus en plus, naval.
Nombre d’états asiatiques et d’océanie (Corée du Nord, Vietnam, Birmanie, Laos, Cambodge, Philippines, Papouasie, Sri Lanka,
Afghanistan) sont limités par le manque de ressources, ce qui les oblige à focaliser leur stratégie des moyens sur des secteurs particuliers, comme l’artillerie ou la missilerie sol-sol et les logiques de dissuasion, chimique ou nucléaire. Comme en Asie centrale, la dépendance aux alliés historiques est très forte et les BITD restent peu développées.
S’ils sont également centrés sur une logique conventionnelle, l’inde et le Pakistan cherchent à développer leur industrie de défense, avec plus ou moins de succès, là aussi en prenant appui sur leurs alliances (Israël et France pour la première, Chine pour le deuxième). L’inde affiche ainsi une réelle volonté de développement de sa BITD, mais elle est entravée par des obstacles bureaucratiques et des déficits de savoir-faire.
EN CONCLUSION
Plusieurs leçons peuvent être tirées de ce rapide tour d’horizon des arsenaux. D’abord, rares sont les États proches de l’autarcie : même les États-unis dépendent de fournisseurs européens pour certaines capacités spécifiques (un temps pour les canons de chars de 120 mm, une partie de leurs radios, peut-être leurs futures frégates). En outre, à l’exception du Pakistan, les puissances nucléaires tendent à développer et à conserver des BITD fortes, dès lors qu’on ne peut penser la dissuasion sans capacités conventionnelles.
Ensuite, les effets de la technologie sont d’abord sensibles sur le plan tactique, là où priment les facteurs géographiques. Ceux-ci continuent d’expliquer les choix spécifiques de nombreux pays. Cette variable n’est pas pour autant déterminante : certains États se dotent de capacités de prestige, plus politiquement symboliques que militairement pertinentes. Le char indien Arjun, par exemple, était certes indicatif d’une volonté politique de positionner Delhi sur la carte des grandes puissances industrielles, mais, trop complexe et inadapté à l’environnement local (la charge maximale des ponts, notamment), il a été écarté au profit du T-90 russe, produit sur place.
Enfin, si la notion de «course à l’armement » doit être relativisée – très souvent, il ne s’agit que de modernisations dynamiques –, force est de constater que la modernisation joue à présent de manière multidimensionnelle. Les très hautes technologies (cyber, intelligence artificielle, robotique, armement hypersonique, spatial) ne sont accessibles qu’à certains États (à la conception ou à l’achat). Mais ces États n’en délaissent pas pour autant des capacités conventionnelles historiques (blindés, artillerie, missilerie, aviation). Dès lors, l’examen des stratégies des moyens nationales sera probablement de plus en plus complexe.
Pour conclure, les dynamiques à l’oeuvre sur le plan macro révèlent aussi des tendances géostratégiques intéressantes. La Chine, en particulier, montre une montée en puissance au-delà de la stricte modernisation. À ce rythme, il est possible qu’elle puisse, d’ici à deux ou trois décennies, être effectivement un compétiteur pair des États occidentaux sur le plan capacitaire. La Russie et les États européens cherchent quant à eux à échapper à leur histoire, la première en jouant sur une modernisation couplée à de nouveaux systèmes liés à la dissuasion – y compris innovants –, les deuxièmes, par la supériorité technologique. En tout état de cause, leurs capacités respectives vont probablement les cantonner à la défense territoriale, au mieux en restreignant à l’environnement régional leurs capacités expéditionnaires. Les technologies avancées, de facto, se diffusent à l’échelle mondiale et éroderont les actuels avantages comparatifs européens. La qualité sans la quantité – que d’autres ont, Russie comprise – n’est qu’une demi-qualité.
Il convient sans doute d’établir une distinction entre copie et «sinisation», c’est-à dire le fait de se baser sur un matériel étranger pour ensuite le f aire évoluer en fonction de ses besoins propres.