LA CHASSE AUX START-UP DES GRANDS INDUSTRIELS DE DÉFENSE
Les start-up sont partout. Si elles ont mis un peu plus de temps à se faire une place dans le secteur de la défense, elles débarquent désormais en nombre jusque dans les grands groupes. Les géants ont commencé à en prendre conscience : ces «petits poucets» de l’innovation peuvent représenter de véritables opportunités. Sur toutes les langues, le message est le même : il faut coopérer dans des logiques gagnant-gagnant. Pourtant, de premiers accrochages montrent que les plus gros ont encore régulièrement tendance à vouloir dévorer les plus petits, dans des logiques de prédation.
« Avant, sur un salon, un gros industriel avait besoin de jolies hôtesses pour briller. Aujourd'hui, il a besoin de start-up. » Nicolas Sczaniecki, directeur général de la start-up Internest, résume avec ce trait d’humour l’engouement des géants du secteur pour lui et ses semblables. En 2019, pour innover de façon optimale, il faut pouvoir identifier les petits entrepreneurs porteurs des bonnes idées, qu’il s’agisse de briques technologiques, de solutions de rupture ou même d’outils améliorant la gestion dans l’entreprise.
Dans le secteur, tout le monde s’accorde pour dire qu’au cours des trois à cinq dernières années cette problématique est devenue incontournable. Tout va plus vite : si dans la plupart des armées, on achète des systèmes d’armes qui serviront pendant des décennies, les demandes se multiplient tout au long de leurs cycles de vie pour apporter des améliorations et des mises à jour, indispensables pour contrer les risques et les menaces. Dans l’industrie, cela a impliqué de faire évoluer les mentalités pour s’ancrer dans un marché de plus en plus mondialisé et de plus en plus rapide. Dans ce contexte, les start-up apportent un dynamisme dans l’innovation qui peut stimuler les offres des acteurs historiques.
De plus en plus, les start-up sont des acteurs qui ont des idées à faire valoir. « C’est un milieu fortement innovant, confirme Jean Gautier. Ce n’est pas qu’un effet de mode : c’est vraiment une source d’inspiration. »
DES PARTENAIRES PRÉCIEUX
« Les navires nécessitent une maîtrise technologique extrêmement vaste, explique Jean Gautier, directeur recherche et développement et innovation chez Naval Group. Il y a ce à quoi on pense naturellement : la maîtrise des aciers, des composites, la mise en oeuvre des systèmes de combat et le fait que ce sont des lieux de vie où les marins passent de longs mois. Tout cela conduit à une diversité très forte de technologies. Pour chacun de ces sujets, si nous voulions travailler seuls, il faudrait un investissement colossal pour être au meilleur état de l'art de ce que le monde fait. Ce n'est évidemment pas possible. Nous positionnons donc notre valeur ajoutée sur des éléments stratégiques. Pour le reste, nous cherchons à nous entourer des meilleurs talents. »
Pendant longtemps, ces partenaires étaient plutôt d’autres grands groupes industriels ou des PME déjà bien implantées dans le secteur de la défense. Mais de plus en plus, les start-up sont des acteurs qui ont des idées à faire valoir. « C'est un milieu fortement innovant, confirme Jean Gautier. Ce n'est pas qu'un effet de mode : c'est vraiment une source d'inspiration. » Là où Naval Group fournit un cadre global, une capacité à porter un programme sur la très longue durée et une connaissance des décideurs politiques, militaires et économiques, les start-up pourront apporter de petites briques technologiques qui contribueront à renforcer la qualité d’une offre.
Chez Thales, on cherche également les opportunités dans les secteurs de pointe où il reste beaucoup à faire : la « deep tech », les capteurs intelligents, les réseaux d’objets connectés, les réseaux reconfigurables et résilients, l’intelligence artificielle, le dialogue humain-machine, les véhicules autonomes ou encore le cyber, pour ne donner que quelques exemples. Des domaines où certaines start-up tentent d’émerger. « Nous leur apportons de la commande, explique Frédéric Montagard, directeur des technologies du groupe. Pour fonctionner, une start-up a besoin de commandes. En dehors de cela, nous leur apportons surtout une connaissance des marchés, auxquels nous contribuons à les faire accéder. » Thales fait d’ailleurs attention à ne pas laisser ces petites entreprises devenir trop dépendantes d’une telle collaboration : l’entrepreneur doit garder à l’esprit que pour être viable, il doit avoir plusieurs cordes à son arc.
« Nous utilisons un outil interne dans lequel figurent des informations sur toutes les startup que nous rencontrons, poursuit Frédéric Montagard. Chaque fois qu'un collaborateur de Thales rencontre une société, il le partage. » Chacun pourra alors y chercher des éléments de réponse à ses propres besoins, qu’il s’agisse d’un acheteur ou d’un responsable de programme en quête d’une technologie bien spécifique. « Les technologies que nous maîtrisons sont assez vastes, poursuit le même interlocuteur. Mais il y a deux avantages à aller chercher une collaboration à l'extérieur. Le premier, c'est un gain de temps si la technologie est déjà à un bon degré de maturité. Le second, c'est que nous allons pouvoir accéder à des innovations que nous n'avions pas en interne. Nous avons une forte capacité à faire de l'innovation incrémentale, mais parfois moins à faire de l'innovation de rupture. » C’est souvent ce qui rend les start-up si attractives : leur capacité à inventer des solutions totalement inédites. C’est la fameuse disruption dont on entend beaucoup parler ces temps-ci.
« Il y a une quinzaine d'années, il n'y avait pas tant de start-up que cela, estime de son côté Bruno Stoufflet, Chief Technology Officer chez Dassault. Ce qui change beaucoup aujourd'hui, c'est l'arrivée d'un grand nombre de start-up, notamment liées au secteur du digital. Nous avons nous aussi une activité numérique qui grossit. Cela nous amène à les considérer comme des partenaires tout à fait intéressants. » Sur le coeur de l’industrie aéronautique et les grands composants d’un avion de combat, l’entreprise reste parfaitement autonome. Mais comme pour Naval Group ou Thales, elle va aller chercher des compétences et des savoir-faire dans des domaines plus spécifiques et baignés d’innovation. Pour développer son cockpit du futur, Dassault fait ainsi travailler ensemble des laboratoires de recherche et des entreprises, dont des startup, dans le cadre d’un dispositif baptisé « Man Machine Teaming ». Certaines technologies peuvent par ailleurs servir à améliorer le fonctionnement de l’entreprise, par exemple avec l’apport de la réalité augmentée qui peut contribuer à visualiser des pièces avant de les assembler ou à former des équipes.
L’avionneur ne cherche cependant pas spécialement à privilégier les start-up, qu’il traite comme tous les autres acteurs. Lorsqu’il cherche des solutions dans le domaine de l’intelligence artificielle par exemple, l’appel d’offres fixe le besoin, mais s’ouvre à n’importe quel type d’acteurs : PME, start-up, laboratoires, qui devront également travailler avec des «labs» internes à l’entreprise. « Nous ne sommes pas partis dans une grande stratégie d'effervescence pour trouver plein de start-up, confirme Bruno Stoufflet. Nous sommes plutôt dans une stratégie de sélection et de travail sur projets. »
IDENTIFIER LES TALENTS
Pour identifier les start-up avec les bonnes idées, les grands de l’industrie multiplient les logiques de réseau avec de nombreux incubateurs et autres accélérateurs, parfois hors de la défense. Naval Group a par exemple noué des partenariats avec Le Village by CA à Paris et à Brest. Le constructeur naval y a même installé son propre hub de start-up, le Naval Innovation Hub. Les uns et les autres multiplient les événements au cours desquels
« Il y a deux avantages à aller chercher une collaboration à l’extérieur. Le premier, c’est un gain de temps si la technologie est déjà à un bon degré de maturité. Le second, c’est que nous allons pouvoir »„ accéder à des innovations que nous n’avions pas en interne.
les entrepreneurs sont invités à «pitcher» leurs projets ou à s’affronter dans des « hackathons». Safran a lancé son propre fonds d’investissement, Safran Corporate Ventures. Airbus a opté pour un accélérateur interne, baptisé Airbus Bizlab. Chacun explore ses propres pistes.
Chez Thales, le nombre de start-up approchées est impressionnant : en cinq ans, ce sont un millier d’entre elles qui ont fait l’objet de contacts à des degrés divers. « Sur ce millier, explique Frédéric Montagard, nous en sélectionnons environ 200 qui présentent un intérêt par rapport à nos thématiques et à nos marchés. » Chaque année, environ une vingtaine bénéficient de commandes importantes de la part de l’industriel. Les salariés eux-mêmes sont d’ailleurs invités à se lancer dans une logique d’« intrapreneuriat ». Les apprentis entrepreneurs bénéficient alors d’un temps pour mûrir leur réflexion et en tester la viabilité. Le cas échéant, s’ils décident de faire le grand saut, ils pourront à leur tour créer leur propre startup avec l’appui de leur ancien employeur. De telles collaborations réclament pourtant des efforts aux grands groupes, dont le rythme de fonctionnement n’est pas le même que celui des start-up qui se projettent à un horizon de quelques mois. « Nous devons assumer un processus beaucoup plus agile que ce que nous faisons dans le cadre du développement de systèmes pour très rapidement évaluer et statuer sur la poursuite éventuelle de partenariats, explique Jean Gautier. Il est très important pour nous de ne pas faire de promesses à des centaines de start-up sans pouvoir ensuite mettre en face des gens qui vont prendre le temps d'évaluer la technologie et de décider. » Naval Group fonctionne ainsi de façon privilégiée avec une petite quinzaine de startup. « C'est vrai qu'il y a trois ou quatre ans, nous ne nous posions pas ce genre de question, remarque Bruno Stoufflet. Notre PDG lui-même nous l'a posée : comment accompagner ces start-up dans la durée ? Nous sommes encore en train de réfléchir à ce que pourraient être des solutions d'accompagnement. »
RISQUES DE PRÉDATIONS
À l’heure actuelle, beaucoup des acteurs du marché sont encore en train de s’interroger comme on le fait chez Dassault. Chaque entreprise teste ses propres solutions, sans que personne puisse réellement prétendre avoir trouvé le bon équilibre pour assurer la pérennité et l’épanouissement des différentes parties impliquées, grands industriels comme petites start-up. En attendant, il n’est pas rare que les géants soient accusés de suivre des logiques prédatrices.
Une start-up a accepté de nous raconter une expérience de ce type, à condition d’être anonymisée. En 2017, elle participe à un consortium au sein duquel elle apporte l’une des briques technologiques nécessaires à une solution particulièrement plébiscitée à ce momentlà. Un géant français de l’industrie de défense, alors moins avancé sur le sujet, s’impose dans le dossier en rachetant l’un des participants, en pleine faillite. « Nous avions deux ans d'expérience alors qu'eux débarquaient sur le marché, explique le dirigeant de cette entreprise. Ils nous ont pompé tout notre travail : études de marché, état de l'art, technologie. On nous a laissé entendre que nous allions bénéficier de ce programme pour grossir. Nous rencontrions les institutionnels et même des ministres. Cela se passait très bien. Mais lorsque ce gros industriel est arrivé, il nous a poussés dehors pour imposer sa solution, pourtant moins avancée que la nôtre. Ce sont des semaines et des semaines de travail de perdues. C'est un comportement voyou. D'autant plus regrettable que l'entreprise en question se retire
« Nous devons assumer un processus beaucoup plus agile que ce que nous faisons dans le cadre du développement de systèmes pour très rapidement »„ évaluer et statuer sur la poursuite éventuelle de partenariats.
aujourd'hui du projet… parce que sa solution ne répond pas au besoin ! »
« L'écart type de la base industrielle et technologique de défense en termes de pratiques vertueuses envers les start-up est énorme, témoigne un cadre de la Direction Générale de l’armement (DGA) sous couvert d’anonymat. Dans ceux qui travaillent plutôt bien et qui reçoivent des feedbacks positifs des start-up, on trouve MBDA. À l'autre extrémité, on trouve ceux qui raisonnent toujours en stock et non en flux. Leur logique : trouver une start-up sur un événement et tenter de l'intégrer dans leur programme dès ce moment-là. Ces pratiques ont détruit pas mal de start-up. Nous mettons l'accent sur une logique de flux : il faut voir les start-up tôt, ne pas les casser et être clair sur les échéances. Les entrepreneurs eux-mêmes ne se rendent pas forcément compte du danger. » Selon cette source, trop de grands industriels continuent d’ignorer les cycles de vie et les difficultés spécifiques aux plus petits. Ils se servent, quitte à briser un écosystème qui aurait encore beaucoup à apporter. Il commence à y avoir du progrès, mais trop lentement, selon ce même interlocuteur.
La DGA s’applique à protéger les acteurs les plus fragiles, notamment en s’assurant qu’il n’y ait pas de clauses abusives du côté des maîtres d’oeuvre, lors de leurs réponses à des appels d’offres. « Il y a parfois une certaine crainte à travailler avec les grands groupes, qui de leur côté ne comprennent pas toujours bien ce nouvel écosystème, analyse le colonel Fabrice Talarico, chef du pôle innovation ouverte au sein de l’agence d’innovation de défense. Nous avons le sentiment que cela évolue. Auparavant, ces deux mondes avaient du mal à se comprendre, mais il y a globalement aujourd'hui une prise de conscience : les start-up sont des objets particuliers, avec des problématiques particulières. Dans le passé, certains groupes ont fait des choses parfois destructrices. Nous avons un rôle à jouer pour favoriser la confiance entre les deux, y compris en protégeant les start-up et les PME de certaines pratiques des grandes entreprises. Il est dans l'intérêt collectif que tout le monde puisse aller au bout des projets. Si les grandes entreprises achètent trop vite les start-up porteuses d'innovation, le risque est de perdre les équipes qui en sont à l'origine. »
Il y a d’ailleurs des exemples de réussite, comme en témoigne Fabrice Parodi, directeur commercial de Merio, une petite entreprise spécialisée dans les charges utiles pour drones. Sa société a ainsi pu travailler avec un grand maître d’oeuvre peu après sa création. « Avoir la possibilité de trouver un projet qui donne une telle visibilité est extrêmement tentant, raconte-t-il. Évidemment, ce n'est pas facile : autour de la table, du côté de la PME, vous avez une personne ou deux… Et en face, vous trouvez six à dix personnes. Il y a un rapport de force qui s'établit. » Entre le grand groupe et le client ministériel, la petite entreprise se sent parfois un peu désarmée. « Il n'y avait pas de volonté d'essayer de négocier au plus dur, explique Fabrice Parodi. L'idée qui ressortait était une volonté de partenariat gagnant-gagnant. Même si, à un moment donné, il y avait une grosse machine avec un contrat à honorer et des contraintes financières. Cela dépend alors des personnes. Il y a des gens plus compréhensifs, qui cherchent à aider la PME et à ne pas trop serrer le curseur. Et puis il y a des cas où les contrats sont rejetés parce qu'il manque une virgule. Et là, c'est reparti pour trente jours.»
Fabrice Parodi se félicite en la matière de l’appui apporté par le ministère des Armées, qui pousse les maîtres d’oeuvre à veiller sur leurs partenaires. « Les grands groupes sont assez bien tenus par le Pacte PME et par la DGA qui fait beaucoup d'efforts pour soutenir les PME, assure-t-il. S'il n'y avait pas cela, nous serions plus contraints. Il y a toujours un décalage : le grand groupe se dit toujours “PME friendly”. Mais au milieu de dizaines de milliers de collaborateurs, on ne tombe pas toujours sur les plus sensibles à ce sujet. »
Même expérience chez Cerbair, spécialiste de la lutte antidrones, qui a vu MBDA entrer dans son capital en vue de porter une offre commune. Lucas Le Bell, son directeur général, se souvient du dilemme : « Au moment où cette opportunité se présente, pour moi, c'est une évidence : il faut le faire. La majorité de nos actionnaires nous ramènent pourtant à la réalité en nous disant de ne pas accepter, car nous risquons de nous faire voler notre technologie, comme cela se fait tous les jours sur le marché défense. Cela me met le moral dans les chaussettes, mais je persiste : je sens mes interlocuteurs chez MBDA sincères et ils me donnent l'impression de comprendre nos problématiques de start-up. Une autre PME qui a travaillé avec MBDA rassure nos actionnaires en témoignant de sa propre expérience réussie. Très rapidement, tout le monde a été rassuré et MBDA nous a permis de faire de belles choses. »
« Les grands groupes sont assez bien tenus par le Pacte PME et par la DGA qui fait beaucoup d’efforts pour soutenir les PME . S’il n’y avait pas cela, nous serions plus contraints. »