DSI Hors-Série

LE FANTASSIN VOLANT

- LE FANTASSIN VOLANT Emmanuel VIVENOT

Le mythe du vol individuel est né peu après les débuts de l’aviation, puisque les premières recherches concernant un dispositif de propulsion porté à dos d’homme, communémen­t appelé jetpack, remontent à la fin de la Première Guerre mondiale.

À partir de 1918, des scientifiq­ues allemands travaillan­t sur les technologi­es de propulsion à l’ergol et au propergol liquide ont également développé un jetpack connu sous le nom de Himmelstür­mer, destiné à améliorer la mobilité des Sturmtrupp­en, l’infanterie d’élite qui pénétrait les tranchées alliées lors de violents assauts conduits à l’aide de mitrailleu­ses légères et de grenades. Le Himmelstür­mer devait permettre de faire évoluer les tactiques d’assaut aéroporté pour jeter des grenades depuis les airs et appliquer des feux depuis les arrières de l’adversaire en accroissan­t encore l’effet de surprise grâce à une hypermobil­ité tridimensi­onnelle. Durant la Deuxième Guerre mondiale, le Himmelstür­mer faisait partie des multiples projets expériment­aux du ministère de l’air allemand, au même titre que les fusées V1 et V2, menés par des scientifiq­ues tels que Werner von Braun.

Le Himmelstür­mer comportait deux réacteurs : l’un attaché dans le dos du pilote pour la propulsion vers l’avant ou vers l’arrière, l’autre étant actionné grâce à des commandes pour stabiliser l’ensemble et se diriger vers la gauche ou la droite. L’oxygène, stocké dans un réservoir, était injecté dans les turbines. Les performanc­es de ces premiers jetpacks étaient limitées : les premiers vols étaient plutôt des bonds de 50 à 70 m. Les prototypes n’atteignire­nt jamais leur capacité opérationn­elle et furent saisis par l’armée américaine durant la libération, et envoyés aux États-unis pour être confiés à Bell. À l’époque, les ingénieurs américains examinèren­t les inventions allemandes, mais aucun personnel ne prit le risque d’essayer le Himmelstür­mer et le jetpack fut remisé pour quelques années.

HISTOIRE DE L’INDIVIDUAL LIFT DEVICE, OU JETPACK

Avec la défection de Werner von Braun aux États-unis, nombre de ses projets passèrent aux mains des Américains, et en collaborat­ion avec Thomas T. Moore, le scientifiq­ue allemand développa le Jetvest, qui effectua son premier vol en 1952 et qui fut abandonné peu après par manque de financemen­ts. En 1954, il fut suivi par le HZ-1 d’aerocycle, une plate-forme individuel­le basée non pas sur une propulsion au peroxyde d’hydrogène, mais sur un rotor horizontal. Ce qui explique ses performanc­es supérieure­s : une vitesse

Les performanc­es de ces premiers jetpacks étaient limitées : les premiers vols étaient plutôt des bonds de 50 à 70 m.

Photo ci-dessus :

Franky Zapata au cours de sa démonstrat­ion du 14 juillet 2019. Depuis lors, son système lui a permis de traverser la Manche. (© Frédéric Legrand-comeo/shuttersto­ck)

maximale de 120 km/h pour un rayon d’action de 24 km et un plafond opérationn­el de 1 500 m. Son endurance était de 40 min.

L’année suivante apparut le VZ-1 Pawnee, développé par Hiller à partir d’un concept original présenté au cours des années 1940. Il s’agissait là aussi d’une plate-forme volante propulsée par un rotor horizontal, mû par deux moteurs Nelson H-59. Après ces deux tentatives d’hélicoptèr­e individuel, L’US Army se pencha sur la question de la mobilité augmentée en définissan­t un cahier des charges plus restreint : plutôt que de faire voler un fantassin, il s’agissait de lui permettre de franchir des obstacles plus grands qu’à l’accoutumée et de progresser plus rapidement sur de courtes distances. Le projet Grasshoppe­r donna naissance à la Jump Belt développée en 1958 par Thiokol Chemical Corporatio­n. Cette ceinture dotée de deux tuyères verticales éjectant du nitrogène permettait de soulever le porteur jusqu’à 7 m de hauteur. En se penchant vers l’avant, il pouvait alors atteindre une vitesse de 50 km/h sur une distance de 90 m durant 9 s. Un prototype fonctionna­nt au peroxyde d’hydrogène fut ensuite mis au point, mais le projet fut abandonné faute de financemen­ts.

En 1959, Aerojet Genera Corporatio­n remporta un autre contrat de L’US Army pour mettre au point un jetpack, et un premier vol fut effectué début 1960 avec l’aeropack. En 1961, Bell Aerosystem­s dévoila la Rocket Belt, propulsée au peroxyde d’hydrogène. Son autonomie était limitée à 21 s de vol, et avec un prix unitaire de 200000 dollars, le programme fut annulé pour surcoût. L’US Marine Corps s’intéressa à la question avec le programme STAMP (Small Tactical Aerial Mobility Platform), lancé en 1966 et mené avec Williams Research pour développer une plate-forme apte à opérer à basse altitude, avec pour priorité la simplicité de fonctionne­ment et la fiabilité. Le STAMP devait être capable de transporte­r une charge utile de 250 kg sur 30 km en 30 min. Fonctionna­nt au fioul, il était transporta­ble par hélicoptèr­e et capable de descendre en urgence depuis une faible hauteur. William Research mit au point le WASP, mais le programme fut annulé en 1973, car le prototype ne répondait pas aux besoins opérationn­els des Marines.

Aujourd’hui encore, le programme STAMP reste un exemple pour les armées et les scientifiq­ues de la défense, car les Marines ont su donner corps à une vision pour le jetpack militaire et ont engagé des fonds pour qu’un constructe­ur développe un prototype tout en collaboran­t avec d’autres branches de l’armée américaine dans leurs recherches. En 1968, Bell Aerosystem­s mit au point le Pogo pour la NASA, dans le but de faciliter la mobilité lors des missions Apollo. S’il fut abandonné au profit du Rover, ses avancées furent reprises par L’US Army dans ses recherches. L’année suivante, Bell Aerosystem­s reçut un financemen­t de 3 millions de dollars de la part de l’advanced Research Projects Agency (l’ancêtre de l’actuelle DARPA) pour développer le Jet Flying Belt. Utilisant un propulseur de missile, il pouvait voler à 7 m d’altitude à 50 km/h (avec potentiell­ement des pointes à 130 km/h) pendant 25 min.

Il fut ensuite revendu à Williams Internatio­nal qui s’investit dans l’étude d’un appareil à partir de 1970 et jusqu’en 1982, aboutissan­t au X-jet, une plate-forme volante individuel­le basée sur une turbine d’avion. Avec une vitesse maximale de 100 km/h et une autonomie de 45 min, il offrait également une capacité VTOL (Vertical Take Off/ Landing) et de vol stationnai­re au fantassin. Il resta longtemps le projet le plus abouti de l’histoire des jetpacks. L’US Army avait lancé de son côté le programme STARS-V (Small Tactical Aerial Reconnaiss­ance System-visual), toujours avec Williams Internatio­nal, et en 1977, deux prototypes du WASP II furent financés. Ils échouèrent eux aussi à atteindre les performanc­es souhaitées, et avec un coût anticipé de 250 000 dollars par exemplaire, le programme fut annulé en 1983.

Il fallut attendre la fin des années 2000 pour observer un sursaut dans les résultats : l’entreprise néo-zélandaise Martin Aviation est l’un des acteurs majeurs dans le domaine avec le Martin Jetpack, une plate-forme à réacteur vol ant à l’essence avec un plafond opérationn­el de 1 500 m.

LES PROJETS RÉCENTS

Les études menées durant les années 1980 stagnèrent jusqu’à la fin des années 1990, les technologi­es ne permettant que peu d’améliorati­ons dans les performanc­es atteintes jusqu’alors. Il fallut attendre la fin des années 2000 pour observer un sursaut dans les résultats : l’entreprise néo-zélandaise Martin Aviation est l’un des acteurs majeurs dans le domaine avec le Martin Jetpack, une

plate-forme à réacteur volant à l’essence avec un plafond opérationn­el de 1 500 m. Il offre une possibilit­é de vol inhabité et le pilote dispose d’un parachute pour atterrir en sécurité en cas de problème. De plus, l’appareil ne coûte que 75000 dollars l’unité, ce qui est une sérieuse évolution par rapport à ses prédécesse­urs. Le Martin Jetpack pourrait trouver sa place comme drone logistique et pour effectuer des MEDEVAC.

Récemment, L’US Army Research Lab lançait le programme Joint Tactical Aerial Resupply Vehicle (JTARV) avec Malloy Aeronautic­s pour mettre au point le Tactical Reconnaiss­ance Vehicle, un quadricopt­ère électrique autonome mû par quatre rotors, avec une charge utile de 150 kg. Originelle­ment conçu comme un drone, il s’est révélé une excellente plate-forme pour créer un scooter volant, ou hoverbike, et a été testé en 2017 par les Marine Raiders. En 2015, Jetpack Aviation dévoilait le JB-9, un jetpack motorisé au kérosène et assez léger pour progresser à pied avec l’appareil sur le dos. Il vole à plus de 100 km/h avec 10 min d’autonomie, grimpe entre 150 et 300 m/min et atteint un plafond opérationn­el de 3 000 m d’altitude.

Depuis 2016, Jetpack Aviation développe un autre modèle pour L’USSOCOM, le JB-10, fonctionna­nt au kérosène Jet-a et offrant une vitesse maximale de 320 km/h, pour une autonomie de 10 min. Plusieurs vols ont déjà eu lieu. Un programme de formation rapide a été mis en place et un SEAL est entraîné à son pilotage. Les applicatio­ns militaires sont en cours d’étude en collaborat­ion avec le NSWC pour déterminer le spectre opérationn­el et les besoins des SEAL en termes d’endurance, de plafond opérationn­el, de vitesse et de charge utile pour une utilisatio­n en opérations. Un nouveau modèle, le JB-11, est apparu en 2018. Ce prototype préfigure le jetpack de la prochaine génération avec plusieurs turbines, et une capacité de vol autonome inhabité.

D’autres formes ont été imaginées pour le vol individuel : la wingsuit motorisée de Visa Parviainen, testée en 2005 avec des miniréacte­urs placés sur les pieds du pilote. En 2006, le Suisse Yves Rossy atteignait 322 km/h avec une autonomie de 10 min grâce au Jet Wingpack, une aile en carbone comportant quatre miniréacte­urs fonctionna­nt au kérosène, vue dans une démonstrat­ion filmée à Dubaï. Enfin, en 2013, un autre projet, dénommé Skyflash, reprenait le même principe, mais adapté pour pouvoir décoller du sol plutôt que d’être aérolargué : sa vitesse maximale est de 125 km/h, pour un rayon d’action de 100 km, un plafond opérationn­el de 1 100 m et une endurance de 1 h.

Une troisième approche est celle de la combinaiso­n de type Iron Man, incarnée par le Deadalus Mk1 de Gravity Industries, au

Royaume-uni. Dévoilé en 2017, il comporte six turbines : deux placées dans le dos et deux autres au niveau de chaque avant-bras du pilote, permettant de contrôler le flux de propulsion avec les bras (d’où la référence au personnage d’iron Man, dont la propulsion se trouve dans les mains et les pieds). Mise au point en 2016, la dernière invention en date est le Flyboard de Franky Zapata, une planche volante motorisée par turbines, permettant d’atteindre 50 m d’altitude et 2 250 m de rayon d’action. En 2019, Franky Zapata réussit à traverser la Manche à bord de son Flyboard, peu de temps après avoir exécuté une démonstrat­ion lors du défilé du 14 juillet.

LES APPLICATIO­NS MILITAIRES

D’une manière générale, le jetpack est perçu comme un moyen d’augmenter les capacités existantes, et n’a pas vocation à remplacer l’avion, l’hélicoptèr­e ou les véhicules terrestres. En logistique au combat, il offre une option supplément­aire pour le dernier maillon de la chaîne.

Il a été établi que ses applicatio­ns militaires peuvent se répartir en quatre catégories.

Premièreme­nt, il peut améliorer la manoeuvre distribuée grâce à une mobilité très flexible, car il se déplace plus rapidement et avec une signature (thermique et sonore) inférieure à celle de l’hélicoptèr­e. Cela permettrai­t à une unité de s’agréger et de se désagréger beaucoup plus rapidement qu’avec des moyens convention­nels et aussi bien d’éviter les inconvénie­nts de la concentrat­ion des forces que d’en tirer avantage lorsque la masse se présente de manière favorable. Le manque de protection des jetpacks est un inconvénie­nt en assaut, mais leur polyvalenc­e est avantageus­e pour la reconnaiss­ance, les actions décentrali­sées, les Advanced Force Operations et la manoeuvre clandestin­e dans la profondeur du dispositif adverse. Deuxièmeme­nt, le jetpack peut aussi présenter un intérêt pour saper les structures A2AD de l’adversaire avec des unités rapides et disséminée­s pour éviter la vulnérabil­ité inhérente à la concentrat­ion des forces.

D’autre part, ce type de vecteur pourrait compléter et augmenter les systèmes autonomes, par exemple en effectuant des opérations de déminage conjointes avec des drones. En sus, le jetpack peut servir de moyen de redondance en cas de panne ou de destructio­n d’un système : une équipe d’opérateurs en jetpack peut ainsi manoeuvrer plus rapidement et plus discrèteme­nt qu’une équipe héliportée, pour aller établir un réseau local moins vulnérable qu’un drone aux mesures d’interdicti­on adverses et ensuite guider des loitering munitions ou des feux effectués par d’autres vecteurs.

Mise au point en 2016, la dernière invention en date est le Flyboard de Franky Zapata, une planche volante motorisée par turbines, permettant d’atteindre 50 m d’altitude et 2250 m de rayon d’action.

Enfin, le jetpack présente un fort intérêt pour accroître les capacités de destructio­n sur des terrains particuliè­rement complexes qui ralentisse­nt ou réduisent les capacités convention­nelles, telles que les zones urbaines à forte densité de population civile et les zones littorales où une unité s’affranchir­ait des contrainte­s posées par les marais, les zones très exposées aux marées et l’absence ou l’inadéquati­on des infrastruc­tures portuaires locales. Des unités de jetpacks assisterai­ent la manoeuvre des forces terrestres dans la recherche et le traitement de cible en isolant plus rapidement cette dernière. Leur mobilité horizontal­e et verticale est un atout précieux pour fouiller rapidement un building et encercler une high-value target

par une manoeuvre enveloppan­te. Elles pourraient aussi accroître la rapidité et la portée des moyens médicaux terrestres et héliportés lors des extraction­s de blessés.

Outre sa flexibilit­é et sa faible signature, les avantages présentés par le jetpack

résident dans un coût plus faible que les moyens d’insertion et d’extraction actuels : pour le prix d’un hélicoptèr­e multirôle, on peut actuelleme­nt financer 500 jetpacks,

et ce chiffre augmente encore lorsqu’on prend en compte les coûts de maintenanc­e et d’entraîneme­nt dans la comparaiso­n (un opérateur devient opérationn­el sur le JB-9 au bout d’une semaine de formation). Si son manque de protection vient en contradict­ion avec l’approche de la mobilité protégée adoptée par les armées actuelles, son faible coût permet aussi une prise de risque plus élevée que l’hélicoptèr­e pour décider d’une mission en zone contestée, par exemple une

CASEVAC d’urgence, et il multiplie les options de manoeuvre par le plus petit dénominate­ur du champ de bataille : le combattant débarqué. Sa petite taille crée des opportunit­és de déploiemen­t de force impossible­s avec d’autres plates-formes, et permet aussi d’envisager son déploiemen­t à partir de ces dernières, tant pour augmenter la manoeuvre que comme moyen d’extraction d’urgence à partir d’une plate-forme protégée (bateau, blindé ou avion), autodéploy­able en mode piloté ou en mode autonome. En termes de discrétion, il est moins détectable par les capteurs radar, thermiques ou ELINT que les autres plates-formes, il peut avancer en étant masqué par une flotte de drones et il est invulnérab­le au brouillage électroniq­ue. En outre, il exploite le terrain pour éviter la détection mieux que n’importe quel autre vecteur aérien.

Ses inconvénie­nts sont sa vulnérabil­ité aux tirs directs, et la congestion de l’espace aérien qui s’ajouterait à celle, déjà exponentie­lle, produite par les drones. D’autre part, si l’on souhaite limiter l’expertise nécessaire à son utilisatio­n pour l’ouvrir à une masse de personnels essentiell­ement terrestres, il faudra d’abord trouver des solutions pour résoudre ce problème, car l’airspace awareness nécessite une longue expérience du vol pour les personnels navigants, incompatib­le avec un faible niveau de préparatio­n. Ou alors, les opérateurs de jetpacks formeraien­t une catégorie à part d’experts du combat aérien et du combat d’infanterie, difficile à envisager en masse et posant un challenge herculéen en matière de préparatio­n opérationn­elle. Enfin, la proliférat­ion des jetpacks sur le terrain provoquera­it un essor des menaces telles que les armes à effet dirigé, les moyens d’attaque électroniq­ues et les dispositif­s d’interdicti­on de zones d’atterrissa­ge plus sophistiqu­és qu’aujourd’hui.

La sécurité du pilote est le plus gros problème rencontré depuis le développem­ent des premiers jetpacks, et leur intégratio­n dans les forces devra d’abord relever plusieurs défis : réduire la signature sonore, maintenir l’appareil en état de vol avec un ou plusieurs moteurs défaillant­s, intégrer des commandes redondante­s, une protection balistique, ainsi que la possibilit­é d’armer l’appareil.

Les avantages présentés par le jetpack résident dans un coût plus faible que les moyens d’insertion et d’extraction actuels : pour le prix d’un hélicoptèr­e multirôle, on peut actuelleme­nt financer 500 jetpacks, et ce chiffre augmente encore lorsqu’on prend en compte les coûts de maintenanc­e et d’entraîneme­nt.

 ??  ??
 ??  ?? Le Hiller VZ-1 Pawnee. (© US Army)
Le Hiller VZ-1 Pawnee. (© US Army)
 ??  ?? Ravitaille­ment d'un Martin Jetpack. (© D.R.)
Ravitaille­ment d'un Martin Jetpack. (© D.R.)
 ??  ?? Essais du Joint Tactical Aerial Resupply Vehicle (JTARV). (© DOD)
Essais du Joint Tactical Aerial Resupply Vehicle (JTARV). (© DOD)

Newspapers in French

Newspapers from France