LE FANTASSIN VOLANT
Le mythe du vol individuel est né peu après les débuts de l’aviation, puisque les premières recherches concernant un dispositif de propulsion porté à dos d’homme, communément appelé jetpack, remontent à la fin de la Première Guerre mondiale.
À partir de 1918, des scientifiques allemands travaillant sur les technologies de propulsion à l’ergol et au propergol liquide ont également développé un jetpack connu sous le nom de Himmelstürmer, destiné à améliorer la mobilité des Sturmtruppen, l’infanterie d’élite qui pénétrait les tranchées alliées lors de violents assauts conduits à l’aide de mitrailleuses légères et de grenades. Le Himmelstürmer devait permettre de faire évoluer les tactiques d’assaut aéroporté pour jeter des grenades depuis les airs et appliquer des feux depuis les arrières de l’adversaire en accroissant encore l’effet de surprise grâce à une hypermobilité tridimensionnelle. Durant la Deuxième Guerre mondiale, le Himmelstürmer faisait partie des multiples projets expérimentaux du ministère de l’air allemand, au même titre que les fusées V1 et V2, menés par des scientifiques tels que Werner von Braun.
Le Himmelstürmer comportait deux réacteurs : l’un attaché dans le dos du pilote pour la propulsion vers l’avant ou vers l’arrière, l’autre étant actionné grâce à des commandes pour stabiliser l’ensemble et se diriger vers la gauche ou la droite. L’oxygène, stocké dans un réservoir, était injecté dans les turbines. Les performances de ces premiers jetpacks étaient limitées : les premiers vols étaient plutôt des bonds de 50 à 70 m. Les prototypes n’atteignirent jamais leur capacité opérationnelle et furent saisis par l’armée américaine durant la libération, et envoyés aux États-unis pour être confiés à Bell. À l’époque, les ingénieurs américains examinèrent les inventions allemandes, mais aucun personnel ne prit le risque d’essayer le Himmelstürmer et le jetpack fut remisé pour quelques années.
HISTOIRE DE L’INDIVIDUAL LIFT DEVICE, OU JETPACK
Avec la défection de Werner von Braun aux États-unis, nombre de ses projets passèrent aux mains des Américains, et en collaboration avec Thomas T. Moore, le scientifique allemand développa le Jetvest, qui effectua son premier vol en 1952 et qui fut abandonné peu après par manque de financements. En 1954, il fut suivi par le HZ-1 d’aerocycle, une plate-forme individuelle basée non pas sur une propulsion au peroxyde d’hydrogène, mais sur un rotor horizontal. Ce qui explique ses performances supérieures : une vitesse
Les performances de ces premiers jetpacks étaient limitées : les premiers vols étaient plutôt des bonds de 50 à 70 m.
Photo ci-dessus :
Franky Zapata au cours de sa démonstration du 14 juillet 2019. Depuis lors, son système lui a permis de traverser la Manche. (© Frédéric Legrand-comeo/shutterstock)
maximale de 120 km/h pour un rayon d’action de 24 km et un plafond opérationnel de 1 500 m. Son endurance était de 40 min.
L’année suivante apparut le VZ-1 Pawnee, développé par Hiller à partir d’un concept original présenté au cours des années 1940. Il s’agissait là aussi d’une plate-forme volante propulsée par un rotor horizontal, mû par deux moteurs Nelson H-59. Après ces deux tentatives d’hélicoptère individuel, L’US Army se pencha sur la question de la mobilité augmentée en définissant un cahier des charges plus restreint : plutôt que de faire voler un fantassin, il s’agissait de lui permettre de franchir des obstacles plus grands qu’à l’accoutumée et de progresser plus rapidement sur de courtes distances. Le projet Grasshopper donna naissance à la Jump Belt développée en 1958 par Thiokol Chemical Corporation. Cette ceinture dotée de deux tuyères verticales éjectant du nitrogène permettait de soulever le porteur jusqu’à 7 m de hauteur. En se penchant vers l’avant, il pouvait alors atteindre une vitesse de 50 km/h sur une distance de 90 m durant 9 s. Un prototype fonctionnant au peroxyde d’hydrogène fut ensuite mis au point, mais le projet fut abandonné faute de financements.
En 1959, Aerojet Genera Corporation remporta un autre contrat de L’US Army pour mettre au point un jetpack, et un premier vol fut effectué début 1960 avec l’aeropack. En 1961, Bell Aerosystems dévoila la Rocket Belt, propulsée au peroxyde d’hydrogène. Son autonomie était limitée à 21 s de vol, et avec un prix unitaire de 200000 dollars, le programme fut annulé pour surcoût. L’US Marine Corps s’intéressa à la question avec le programme STAMP (Small Tactical Aerial Mobility Platform), lancé en 1966 et mené avec Williams Research pour développer une plate-forme apte à opérer à basse altitude, avec pour priorité la simplicité de fonctionnement et la fiabilité. Le STAMP devait être capable de transporter une charge utile de 250 kg sur 30 km en 30 min. Fonctionnant au fioul, il était transportable par hélicoptère et capable de descendre en urgence depuis une faible hauteur. William Research mit au point le WASP, mais le programme fut annulé en 1973, car le prototype ne répondait pas aux besoins opérationnels des Marines.
Aujourd’hui encore, le programme STAMP reste un exemple pour les armées et les scientifiques de la défense, car les Marines ont su donner corps à une vision pour le jetpack militaire et ont engagé des fonds pour qu’un constructeur développe un prototype tout en collaborant avec d’autres branches de l’armée américaine dans leurs recherches. En 1968, Bell Aerosystems mit au point le Pogo pour la NASA, dans le but de faciliter la mobilité lors des missions Apollo. S’il fut abandonné au profit du Rover, ses avancées furent reprises par L’US Army dans ses recherches. L’année suivante, Bell Aerosystems reçut un financement de 3 millions de dollars de la part de l’advanced Research Projects Agency (l’ancêtre de l’actuelle DARPA) pour développer le Jet Flying Belt. Utilisant un propulseur de missile, il pouvait voler à 7 m d’altitude à 50 km/h (avec potentiellement des pointes à 130 km/h) pendant 25 min.
Il fut ensuite revendu à Williams International qui s’investit dans l’étude d’un appareil à partir de 1970 et jusqu’en 1982, aboutissant au X-jet, une plate-forme volante individuelle basée sur une turbine d’avion. Avec une vitesse maximale de 100 km/h et une autonomie de 45 min, il offrait également une capacité VTOL (Vertical Take Off/ Landing) et de vol stationnaire au fantassin. Il resta longtemps le projet le plus abouti de l’histoire des jetpacks. L’US Army avait lancé de son côté le programme STARS-V (Small Tactical Aerial Reconnaissance System-visual), toujours avec Williams International, et en 1977, deux prototypes du WASP II furent financés. Ils échouèrent eux aussi à atteindre les performances souhaitées, et avec un coût anticipé de 250 000 dollars par exemplaire, le programme fut annulé en 1983.
Il fallut attendre la fin des années 2000 pour observer un sursaut dans les résultats : l’entreprise néo-zélandaise Martin Aviation est l’un des acteurs majeurs dans le domaine avec le Martin Jetpack, une plate-forme à réacteur vol ant à l’essence avec un plafond opérationnel de 1 500 m.
LES PROJETS RÉCENTS
Les études menées durant les années 1980 stagnèrent jusqu’à la fin des années 1990, les technologies ne permettant que peu d’améliorations dans les performances atteintes jusqu’alors. Il fallut attendre la fin des années 2000 pour observer un sursaut dans les résultats : l’entreprise néo-zélandaise Martin Aviation est l’un des acteurs majeurs dans le domaine avec le Martin Jetpack, une
plate-forme à réacteur volant à l’essence avec un plafond opérationnel de 1 500 m. Il offre une possibilité de vol inhabité et le pilote dispose d’un parachute pour atterrir en sécurité en cas de problème. De plus, l’appareil ne coûte que 75000 dollars l’unité, ce qui est une sérieuse évolution par rapport à ses prédécesseurs. Le Martin Jetpack pourrait trouver sa place comme drone logistique et pour effectuer des MEDEVAC.
Récemment, L’US Army Research Lab lançait le programme Joint Tactical Aerial Resupply Vehicle (JTARV) avec Malloy Aeronautics pour mettre au point le Tactical Reconnaissance Vehicle, un quadricoptère électrique autonome mû par quatre rotors, avec une charge utile de 150 kg. Originellement conçu comme un drone, il s’est révélé une excellente plate-forme pour créer un scooter volant, ou hoverbike, et a été testé en 2017 par les Marine Raiders. En 2015, Jetpack Aviation dévoilait le JB-9, un jetpack motorisé au kérosène et assez léger pour progresser à pied avec l’appareil sur le dos. Il vole à plus de 100 km/h avec 10 min d’autonomie, grimpe entre 150 et 300 m/min et atteint un plafond opérationnel de 3 000 m d’altitude.
Depuis 2016, Jetpack Aviation développe un autre modèle pour L’USSOCOM, le JB-10, fonctionnant au kérosène Jet-a et offrant une vitesse maximale de 320 km/h, pour une autonomie de 10 min. Plusieurs vols ont déjà eu lieu. Un programme de formation rapide a été mis en place et un SEAL est entraîné à son pilotage. Les applications militaires sont en cours d’étude en collaboration avec le NSWC pour déterminer le spectre opérationnel et les besoins des SEAL en termes d’endurance, de plafond opérationnel, de vitesse et de charge utile pour une utilisation en opérations. Un nouveau modèle, le JB-11, est apparu en 2018. Ce prototype préfigure le jetpack de la prochaine génération avec plusieurs turbines, et une capacité de vol autonome inhabité.
D’autres formes ont été imaginées pour le vol individuel : la wingsuit motorisée de Visa Parviainen, testée en 2005 avec des miniréacteurs placés sur les pieds du pilote. En 2006, le Suisse Yves Rossy atteignait 322 km/h avec une autonomie de 10 min grâce au Jet Wingpack, une aile en carbone comportant quatre miniréacteurs fonctionnant au kérosène, vue dans une démonstration filmée à Dubaï. Enfin, en 2013, un autre projet, dénommé Skyflash, reprenait le même principe, mais adapté pour pouvoir décoller du sol plutôt que d’être aérolargué : sa vitesse maximale est de 125 km/h, pour un rayon d’action de 100 km, un plafond opérationnel de 1 100 m et une endurance de 1 h.
Une troisième approche est celle de la combinaison de type Iron Man, incarnée par le Deadalus Mk1 de Gravity Industries, au
Royaume-uni. Dévoilé en 2017, il comporte six turbines : deux placées dans le dos et deux autres au niveau de chaque avant-bras du pilote, permettant de contrôler le flux de propulsion avec les bras (d’où la référence au personnage d’iron Man, dont la propulsion se trouve dans les mains et les pieds). Mise au point en 2016, la dernière invention en date est le Flyboard de Franky Zapata, une planche volante motorisée par turbines, permettant d’atteindre 50 m d’altitude et 2 250 m de rayon d’action. En 2019, Franky Zapata réussit à traverser la Manche à bord de son Flyboard, peu de temps après avoir exécuté une démonstration lors du défilé du 14 juillet.
LES APPLICATIONS MILITAIRES
D’une manière générale, le jetpack est perçu comme un moyen d’augmenter les capacités existantes, et n’a pas vocation à remplacer l’avion, l’hélicoptère ou les véhicules terrestres. En logistique au combat, il offre une option supplémentaire pour le dernier maillon de la chaîne.
Il a été établi que ses applications militaires peuvent se répartir en quatre catégories.
Premièrement, il peut améliorer la manoeuvre distribuée grâce à une mobilité très flexible, car il se déplace plus rapidement et avec une signature (thermique et sonore) inférieure à celle de l’hélicoptère. Cela permettrait à une unité de s’agréger et de se désagréger beaucoup plus rapidement qu’avec des moyens conventionnels et aussi bien d’éviter les inconvénients de la concentration des forces que d’en tirer avantage lorsque la masse se présente de manière favorable. Le manque de protection des jetpacks est un inconvénient en assaut, mais leur polyvalence est avantageuse pour la reconnaissance, les actions décentralisées, les Advanced Force Operations et la manoeuvre clandestine dans la profondeur du dispositif adverse. Deuxièmement, le jetpack peut aussi présenter un intérêt pour saper les structures A2AD de l’adversaire avec des unités rapides et disséminées pour éviter la vulnérabilité inhérente à la concentration des forces.
D’autre part, ce type de vecteur pourrait compléter et augmenter les systèmes autonomes, par exemple en effectuant des opérations de déminage conjointes avec des drones. En sus, le jetpack peut servir de moyen de redondance en cas de panne ou de destruction d’un système : une équipe d’opérateurs en jetpack peut ainsi manoeuvrer plus rapidement et plus discrètement qu’une équipe héliportée, pour aller établir un réseau local moins vulnérable qu’un drone aux mesures d’interdiction adverses et ensuite guider des loitering munitions ou des feux effectués par d’autres vecteurs.
Mise au point en 2016, la dernière invention en date est le Flyboard de Franky Zapata, une planche volante motorisée par turbines, permettant d’atteindre 50 m d’altitude et 2250 m de rayon d’action.
Enfin, le jetpack présente un fort intérêt pour accroître les capacités de destruction sur des terrains particulièrement complexes qui ralentissent ou réduisent les capacités conventionnelles, telles que les zones urbaines à forte densité de population civile et les zones littorales où une unité s’affranchirait des contraintes posées par les marais, les zones très exposées aux marées et l’absence ou l’inadéquation des infrastructures portuaires locales. Des unités de jetpacks assisteraient la manoeuvre des forces terrestres dans la recherche et le traitement de cible en isolant plus rapidement cette dernière. Leur mobilité horizontale et verticale est un atout précieux pour fouiller rapidement un building et encercler une high-value target
par une manoeuvre enveloppante. Elles pourraient aussi accroître la rapidité et la portée des moyens médicaux terrestres et héliportés lors des extractions de blessés.
Outre sa flexibilité et sa faible signature, les avantages présentés par le jetpack
résident dans un coût plus faible que les moyens d’insertion et d’extraction actuels : pour le prix d’un hélicoptère multirôle, on peut actuellement financer 500 jetpacks,
et ce chiffre augmente encore lorsqu’on prend en compte les coûts de maintenance et d’entraînement dans la comparaison (un opérateur devient opérationnel sur le JB-9 au bout d’une semaine de formation). Si son manque de protection vient en contradiction avec l’approche de la mobilité protégée adoptée par les armées actuelles, son faible coût permet aussi une prise de risque plus élevée que l’hélicoptère pour décider d’une mission en zone contestée, par exemple une
CASEVAC d’urgence, et il multiplie les options de manoeuvre par le plus petit dénominateur du champ de bataille : le combattant débarqué. Sa petite taille crée des opportunités de déploiement de force impossibles avec d’autres plates-formes, et permet aussi d’envisager son déploiement à partir de ces dernières, tant pour augmenter la manoeuvre que comme moyen d’extraction d’urgence à partir d’une plate-forme protégée (bateau, blindé ou avion), autodéployable en mode piloté ou en mode autonome. En termes de discrétion, il est moins détectable par les capteurs radar, thermiques ou ELINT que les autres plates-formes, il peut avancer en étant masqué par une flotte de drones et il est invulnérable au brouillage électronique. En outre, il exploite le terrain pour éviter la détection mieux que n’importe quel autre vecteur aérien.
Ses inconvénients sont sa vulnérabilité aux tirs directs, et la congestion de l’espace aérien qui s’ajouterait à celle, déjà exponentielle, produite par les drones. D’autre part, si l’on souhaite limiter l’expertise nécessaire à son utilisation pour l’ouvrir à une masse de personnels essentiellement terrestres, il faudra d’abord trouver des solutions pour résoudre ce problème, car l’airspace awareness nécessite une longue expérience du vol pour les personnels navigants, incompatible avec un faible niveau de préparation. Ou alors, les opérateurs de jetpacks formeraient une catégorie à part d’experts du combat aérien et du combat d’infanterie, difficile à envisager en masse et posant un challenge herculéen en matière de préparation opérationnelle. Enfin, la prolifération des jetpacks sur le terrain provoquerait un essor des menaces telles que les armes à effet dirigé, les moyens d’attaque électroniques et les dispositifs d’interdiction de zones d’atterrissage plus sophistiqués qu’aujourd’hui.
La sécurité du pilote est le plus gros problème rencontré depuis le développement des premiers jetpacks, et leur intégration dans les forces devra d’abord relever plusieurs défis : réduire la signature sonore, maintenir l’appareil en état de vol avec un ou plusieurs moteurs défaillants, intégrer des commandes redondantes, une protection balistique, ainsi que la possibilité d’armer l’appareil.
Les avantages présentés par le jetpack résident dans un coût plus faible que les moyens d’insertion et d’extraction actuels : pour le prix d’un hélicoptère multirôle, on peut actuellement financer 500 jetpacks, et ce chiffre augmente encore lorsqu’on prend en compte les coûts de maintenance et d’entraînement.