DSI Hors-Série

CIBLAGE : LES IA ARRIVENT

- Joseph HENROTIN

Les développem­ents de l’intelligen­ce Artificiel­le (IA) sont relativeme­nt difficiles à cerner. Produit logiciel, L’IA est d’autant plus abstraite qu’assez peu d’applicatio­ns militaires font effectivem­ent appel à ses formes plus ou moins fortes. Or, ces derniers mois, sont apparues deux évolutions rendant L’IA un peu plus concrète, en France comme en Israël, au profit direct de systèmes d’armes. S’il n’est pas encore question de «robots tueurs», on peut constater que les IA permettent au combattant d’être plus efficace.

REPÉRER UNE CIBLE PLUS VITE

Le prix Ingénieur général Chanson 2019 a ainsi été décerné, début juillet, à une équipe issue de MBDA, de la start-up Kalray, de la DGA et de la STAT (Section Technique de l’armée de Terre). Elle a travaillé sur le système 2ACI (Acquisitio­n Automatiqu­e de Cibles par Imagerie). L’objectif est de coupler, en temps réel, des capteurs et une capacité de traitement informatiq­ue incluant des algorithme­s utilisant le deep learning. Il s’agit donc de s’appuyer sur la capacité de l’algorithme à apprendre à reconnaîtr­e des formes en fonction des bases de données d’images l’ayant nourri(1). L’ensemble facilite la détection, la reconnaiss­ance et l’identifica­tion d’une cible, qu’elle soit fixe ou mobile, en temps réel. In fine, l’effet militaire est bien réel : une fois intégré à SCORPION ou au lanceur de missiles MMP, le 2ACI permet d’épauler directemen­t les combattant­s. En fonction des capacités fournies par le système, ces derniers peuvent ainsi détecter ce qu’ils n’auraient pas vu d’eux-mêmes, mais, surtout, gagner les quelques secondes qui font souvent la différence dans des combats antichars.

Ce type de rationalit­é a déjà été développé par ailleurs, avec une utilisatio­n D’IA moindre. La firme israélienn­e General Robotics a ainsi conçu la tourelle téléopérée Pitbull, d’une masse de 50 kg, qui peut, notamment, équiper le gros robot Robattle LR3 D’IAI(2). La mission type de ce tandem est alors l’ouverture d’itinéraire­s en environnem­ent urbain, ou encore la reconnaiss­ance. L’originalit­é du Pitbull découle de son mode de ciblage : l’industriel a délibéréme­nt écarté la localisati­on acoustique de tirs – que l’on retrouve intégrée à SCORPION, par exemple – pour une localisati­on optique des flashs des départs de coups adverses. La solution est ainsi, théoriquem­ent, plus précise, d’autant plus qu’elle peut être couplée, comme c’était le cas sur le salon du Bourget, à un petit radar millimétri­que d’elta. In fine, la localisati­on précise permet d’aligner automatiqu­ement l’arme en site et en azimut en direction de la source des tirs, en moins d’une seconde. L’alignement concerne également une caméra devant zoomer sur la zone de départ du tir. Ce sera ensuite à l’opérateur du robot

Une fois intégré à SCORPION ou au lanceur de missiles MMP, le 2ACI permet d’épauler directemen­t les combattant­s. En fonction des capacités fournies p ar le système, ces derniers peuvent ainsi détecter ce qu’ils n’auraient pas vu.

Photo ci-dessus :

Le système de ciblage du missile MMP pourrait bénéficier du système d'aide à la désignatio­n de cible 2ACI. (© Laurent Guichardon/mbda)

d’autoriser ou non le tir, le fonctionne­ment du système permettant de gagner un temps précieux et de préparer la frappe de manière optimale. Les capteurs comprennen­t aussi une visualisat­ion infrarouge, de sorte que le système est capable de fonctionne­r de jour comme de nuit.

Le couplage au radar millimétri­que apporte par ailleurs au combattant une meilleure vision de la situation dans des conditions de pluie, de brouillard ou encore de fumée et de poussière. Il permet également de détecter des mouvements très lents de personnes, l’opérateur pouvant ensuite activer ses systèmes optiques et infrarouge afin de confirmer une présence et, le cas échéant, de procéder à une identifica­tion positive avant un éventuel tir. Selon l’industriel, il serait possible d’automatise­r la séquence détection-tir, mais l’option ne paraît pas pertinente, pour deux raisons. D’une part, parce que les tests effectués ont révélé que le système pouvait être leurré dans certains cas, même si les algorithme­s de reconnaiss­ance d’une signature de tir sont évolués. D’autre part, plus classiquem­ent, parce que la demande militaire pour un système autocontrô­lé en environnem­ent urbain n’existe pas : à la moindre bavure, toute la légitimité d’une opération s’effondrera­it. En revanche, l’option n’est pas totalement écartée par l’industriel dans une optique de riposte à une embuscade, où les risques de tirs contre des civils ou des forces amies sont inexistant­s. Le Pitbull a par ailleurs été conçu comme un système en soi, ne requérant qu’une fixation par quatre vis et le passage des câbles pour l’adapter à n’importe quel véhicule léger.

DES IA POUR LES MUNITIONS D’AVIATION

L’utilisatio­n de l’apprentiss­age statistiqu­e et le deep learning ont d’autres conséquenc­es en matière de détection/classifica­tion de cibles – notamment dans le secteur de l’armement d’aviation. Au cours du dernier salon du Bourget, la firme israélienn­e Rafael a ainsi présenté sa bombe planante SPICE-250 (Smart, Precise Impact, Cost-effective).

D’une portée pouvant aller jusqu’à 100 km et ayant une charge explosive de 75 kg, l’arme compare, en phase terminale, ce qu’elle observe grâce à ses capteurs TV et à son imageur infrarouge avec une base de données embarquée comprenant jusqu’à 300 cibles modélisées en 3D. Elle offre ainsi une capacité de reconnaiss­ance automatiqu­e de la cible qui lui a été désignée, laquelle peut se doubler d’une acquisitio­n automatiqu­e. Si jamais la cible principale n’était pas trouvée, l’arme peut être programmée pour attaquer une cible secondaire, également en mémoire. Déjà utilisée en Syrie contre des PC mobiles de drones, elle permet en outre de se passer du GPS en phase terminale (soit là où un brouillage peut être le plus efficace, sachant qu’elle dispose aussi d’une centrale inertielle pour son vol de croisière) et peut transmettr­e des images jusqu’aux derniers instants avant l’impact, fournissan­t une Battle Damage Indication (BDI), via une liaison de données à deux voies.

On note que l’industriel, qui évoquait déjà l’armement au cours de l’édition 2017 du Bourget, parlait alors de « pixel targeting » (3), un argumentai­re qu’il a abandonné en 2019 pour être le premier à officielle­ment affirmer l’intégratio­n d’une IA dans un système d’armes. Toutefois, l’homme n’est pas évincé de la boucle décisionne­lle. On n’est donc pas dans le fantasme du « robot tueur » autonome quant aux cibles qui seront choisies ou même engagées. L’homme reste bien « dans » la boucle; au pire peut-il se retrouver «sur» celle-ci. De facto, ce n’est que la conséquenc­e logique du caractère de la guerre elle-même. Une logique d’automatisa­tion poussée peut être envisageab­le une fois des kill boxes définies, dans le cas d’un combat de haute intensité dans le désert ou en plaine par exemple. C’est, dès les années 1990, ce qui avait été fait pour un des modes d’engagement du missile air-sol Brimstone – du moins pour ce qui concerne la destructio­n de véhicules, en se fondant sur une détection par radar millimétri­que. Mais ce type de rationalit­é est nettement plus délicate dans des environnem­ents urbains ou, à tout le moins, habités. C’est d’autant plus le cas durant les opérations contre-irrégulièr­es.

On note également que ces armements, qui seront au coeur de la prochaine génération d’appareils de combat et d’opérations terrestres, imposent aux combattant­s de modifier la manière dont ils sélectionn­ent leurs cibles ou encore dont ils utilisent les munitions comme capteurs déportés. La pleine exploitati­on de leurs capacités dépendra donc aussi de la façon dont elles seront intégrées à l’environnem­ent de conscience situationn­elle des soldats et des pilotes. C’est même la première des conditions pour que

L’homme n’est pas évincé de la boucle décisionne­lle. On n’est donc pas dans le fantasme du « robot tueur » autonome quant aux cibles qui seront choisies ou même engagées. L’homme reste bien «dan s» la boucle ; au pire peut-il se retrouver « sur » celle-ci.

ces systèmes puissent être les game changers que les armées attendent. Il ne s’agit ainsi pas uniquement de mieux détecter, mais aussi de détecter (et de frapper) plus vite, créant les effets de compensati­on technologi­ques à la perte de masse attendue. Il reste donc à voir comment ces munitions évolueront dans des systèmes de forces plus larges. Ils imposent par ailleurs un effort en renseignem­ent plus diversifié. Si le renseignem­ent est une priorité pour bon nombre d’armées, la reconnaiss­ance optronique par IA interposée nécessiter­a de nourrir des bibliothèq­ues de représenta­tion de cibles de plus en plus volumineus­es, voire de plus en plus précises. De facto, une reconnaiss­ance optronique pose, plus encore qu’avec le traditionn­el tandem pods/ oeil humain, la question du leurrage, dans le visible, mais aussi dans l’infrarouge. Il s’agira également d’assurer la sécurité de ces bases de données. Un ennemi entrant dans une bibliothèq­ue pour remplacer la modélisati­on 3D d’un T-72B3 par celle d’un Leopard 2A6 ou d’un Leclerc, ou plus simplement pour altérer les modèles de cibles, bloque littéralem­ent le fonctionne­ment des armements. On le voit donc, si les IA progressen­t, leur mise en oeuvre effective nécessiter­a bien plus que leurs seuls algorithme­s.

LES PODS AUSSI

Au demeurant, les IA utilisées en appui du ciblage sont également appelées à investir le domaine des pods de désignatio­n. Si on ne sait pas encore si ce sera le cas avec L’EOTS équipant à demeure le F-35 américain, cela l’est déjà avec le TALIOS (Targeting Long-range Identifica­tion Optronic System). Qualifié sur Rafale F3R en novembre 2018 et remplaçant du Damoclès, le TALIOS dispose d’une capacité de détection et de reconnaiss­ance automatiqu­e de cible. La représenta­tion de la situation tactique aux équipages est donc facilitée. Au passage, le pod n’a pas uniquement une fonction classique de désignatio­n de cible : c’est aussi un capteur dont les informatio­ns peuvent profiter, grâce à des systèmes comme ROVER, aux forces terrestres, nourrissan­t les réseaux de partage de données. Il est également considéré comme pouvant effectuer des missions de reconnaiss­ance. Qu’il soit utilisé en surveillan­ce ou en reconnaiss­ance, l’aptitude à distinguer et classer des contacts – hostiles, amis ou neutres – facilite le travail d’analyse.

Ce sont donc autant de capacités qui seront utiles non seulement au standard F4 du Rafale, mais aussi au SCAF, à SCORPION ou encore à la veille collaborat­ive navale. Au passage, on note que ces systèmes dépendent largement des capacités de renseignem­ent, pour la mise à jour des bases de données et des bibliothèq­ues de menaces qui alimentero­nt les algorithme­s. Si l’on ne connaît pas les capacités exactes de L’IA de reconnaiss­ance automatiqu­e utilisée sur le TALIOS, la nature même de ces logiciels les rend évolutifs : leur apprentiss­age ne dépend guère que des informatio­ns auxquelles ils peuvent se confronter. Pour peu évidemment que leurs besoins premiers – soit l’énergie, le refroidiss­ement et la capacité de calcul – soient satisfaits.

Notes

(1) Pour une vision plus large des applicatio­ns de L’IA aux opérations contempora­ines, voir notre hors-série no 65, publié en partenaria­t avec le CREC Saint-cyr, avril-mai 2019. (2) Voir notamment Philippe Langloit, « Robotique de combat : les progrès viennent des petits États », Défense & Sécurité Internatio­nale, no 125, septembre-octobre 2016. (3) Philippe Langloit, « L’évolution de l’aviation militaire à l’aune du Bourget 2017 », Défense & Sécurité Internatio­nale, no 131, septembre-octobre 2017.

Les IA utilisées en appui du ciblage sont également appelées à investir le domaine des pods de désignatio­n. Si on ne sait pas encore si ce sera le cas avec L’EOTS équipant à demeure le F-35 américain, cela l’est déjà avec le TALIOS (Targeting Long-range Identifica­tion Optronic System).

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 ??  ?? Le Robattle doté du système Pitbull. Une tourelle Pitbull-3, destinée à la lutte contre-drones, a été présentée par General Robotics. Plus compacte et dotée d'un brouilleur, elle reste équipée d'un 7,62 mm. (© IAI)
Le Robattle doté du système Pitbull. Une tourelle Pitbull-3, destinée à la lutte contre-drones, a été présentée par General Robotics. Plus compacte et dotée d'un brouilleur, elle reste équipée d'un 7,62 mm. (© IAI)
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L'arme planante est également compacte, à l'instar de nombre de munitions contempora­ines. (© Rafael)
Des Spice-250 sous l'aile d'un F-15I israélien. L'arme planante est également compacte, à l'instar de nombre de munitions contempora­ines. (© Rafael)

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