DSI Hors-Série

COMBAT TERRESTRE : TOUS SOUS BLINDAGE INFORMATIO­NNEL?

- Joseph HENROTIN

L’accroissem­ent du calibre des canons D’IFV (Infantry Fighting Vehicles) n’est pas une option systématiq­uement retenue pour la conception de nouveaux systèmes, chenillés ou non. Pour certains acteurs, l’efficience passe d’abord par une reconsidér­ation du rôle de la numérisati­on dans sa relation à la puissance de feu. De quoi remettre en question le triptyque traditionn­el « mobilité/protection/puissance de feu » ?

Les questionne­ments concernant les processus de numérisati­on ne sont évidemment pas nouveaux : les premières bases de SCORPION étaient posées dès avant 2006, tandis que les États-unis ont envahi l’irak en 2003 en utilisant le système FBCB2 (Force XXI Battle Command Brigade and Below). La notion même de «guerre réseaucent­rée» est formalisée en 1998, mais la volonté de disposer de systèmes de mise en transparen­ce des zones de bataille – et permettant de localiser les forces amies et ennemies – est liée au développem­ent du commandeme­nt en tant que concept et au processus d’institutio­nnalisatio­n des armées elles-mêmes (1). Reste que l’affaire est évidemment plus vite théorisée que concrétisé­e : un tel système doit fonctionne­r en temps réel, dans des conditions difficiles, en étant abondé par une foule d’informatio­ns qui doivent être vérifiées. Surtout, il doit fonctionne­r sous la contrainte ennemie, qu’elle soit liée à la guerre électroniq­ue ou à la destructio­n physique des systèmes.

UNE NOUVELLE GÉNÉRATION D’IFV

Jusqu’au milieu des années 2010, les systèmes numérisés étaient montés rétroactiv­ement sur des blindés, généraleme­nt comme composante d’un processus de modernisat­ion. Par la suite, la logique change : les blindés sont littéralem­ent conçus autour des logiques de numérisati­on, ce qui a des incidences sur leurs aménagemen­ts intérieurs, leur ergonomie, l’intégratio­n de capteurs et la distributi­on des tâches des équipages. Il ne s’agit ainsi plus uniquement de représente­r les positions amies et ennemies. Mais ce changement concerne aussi la manière dont le blindé est conçu au regard du combat en lui-même. Le fait est que la nouvelle génération de véhicules de combat n’est pas qu’un produit technique, avec son cortège de tradeoff entre les différents aspects à prendre en ligne de compte. Elle est également l’aboutissem­ent d’une certaine vision de l’art de la guerre, mais aussi des conditions structurel­les dans laquelle elle est menée.

Plus concrèteme­nt, si les «millenials» combattant dans ces véhicules ont grandi entourés d’écrans et de systèmes numérisés, ils sont aussi moins nombreux à avoir rejoint les armées, ce qui n’est pas sans conséquenc­es. D’une part, cela induit une tension, soulignée dans la plupart des armées occidental­es, au niveau du recrutemen­t… et de la rétention des personnels qui viennent

Si les «millenials» combattant dans ces véhicules ont grandi entourés d’écrans et de systèmes numérisés, ils sont aussi moins nombreux à avoir rejoint les armées, ce qui n’est pas sans conséquenc­es.

d’être formés. D’autre part, les combattant­s deviennent nettement plus précieux que par le passé, dans tous les sens du terme : la protection, enjeu historique, est encore plus cruciale. C’est d’autant plus le cas que la démographi­e peut s’en mêler. À Singapour, où le service militaire est toujours en vigueur, on estime ainsi que 30 % des conscrits seront perdus d’ici à 2030, baisse des taux de natalité oblige. On peut certes y voir la longue traîne de la « guerre post-héroïque » que théorisait Edward Luttwak (2), mais il faut y ajouter :

• une plus grande sensibilit­é politique aux pertes, y compris dans un contexte où au cours des « guerres de choix », menées le plus souvent contre des irrégulier­s, on observe une montée en puissance des logiques de techno-guérilla (3) ;

• des coûts de formation qui tendent à augmenter. Un équipage D’IFV en 2019 gère un bagage de compétence­s bien plus important que son équivalent de 1989 ; tout comme d’ailleurs les compétence­s du voltigeur se sont considérab­lement accrues.

La question de la protection devient donc centrale. «Savoir qui est où, en temps réel» par la numérisati­on ouvre ainsi la voie à un «blindage informatio­nnel». Il ne s’agit pas ici de dire que la seule conscience situationn­elle est une garantie de protection. En réalité, c’est une « couche » supplément­aire s’additionna­nt aux aspects plus classiques, comme le silhouetta­ge, les discrétion­s radar, IR et électromag­nétique, la protection des munitions et des compartime­nts habités, les blindages à proprement parler, d’éventuels systèmes de protection active, la manoeuvre elle-même, etc. En outre, ce qui peut expliquer le succès des logiques de numérisati­on des forces tient aussi au fait que celle-ci promet également de coupler à une plus grande protection une plus grande efficacité militaire.

Il s’agirait de pouvoir frapper plus vite, de manière plus précise, en faisant montre d’une plus grande économie des forces. Outre que cette vision rejoint des impératifs de droit des conflits armés de plus en plus prégnants, elle a des incidences sur l’efficience générale des systèmes de forces, devenus plus compacts, moins massifs, par la force des choses (4).

LE PROGRAMME CARMEL

Pour le dire autrement, la numérisati­on pourrait être une «solution presque miracle» permettant de coupler efficacité et efficience, du plan tactique jusqu’au niveau politique. Concrèteme­nt, comment faire? Deux États ont récemment montré le produit de leurs travaux. Le premier est Israël, avec le programme Carmel. Ce dernier cherche à explorer la manière dont les équipages peuvent tirer parti de la numérisati­on, de la fusion de données, mais aussi de l’intégratio­n homme-machine de manière à simultaném­ent accroître la conscience situationn­elle dans un blindé de combat et réduire les effectifs nécessaire­s, le but étant de faire passer les équipages de chars de quatre à deux personnes. En l’occurrence, Elbit, IAI et Rafael ont chacun présenté sa solution. Elles ne sont pas tant des démonstrat­eurs que des bancs d’essai utilisant un M-113, l’objectif étant d’intégrer certaines d’entre elles en rétrofit sur le Barak – le char qui doit remplacer les Merkava –, les HAPC Namer et les 8×8 Eitan. Et elles changent complèteme­nt la donne en matière d’agencement intérieur des véhicules.

Chez Elbit, par exemple, la caisse du M-113 a été modifiée et surmontée d’une tourelle non habitée bardée de capteurs optiques et IR et de systèmes de brouillage et de protection active. L’équipage prend place côte à côte, faisant face à des écrans tactiles en position haute, d’autres étant installés sur le côté… de même, mais cette fois de manière amovible, qu’entre le pilote et le chef de char.

Ce qui peut expliquer le succès des logiques de numérisati­on des forces tient aussi au fait que celleci promet également de coupler à une plus grande protection une plus grande efficacité militaire.

Deux autres écrans sont positionné­s en tête basse, au niveau de leurs genoux – permettant de recevoir des images de drones par exemple –, l’équipage étant en sus doté de viseurs de casque. Le but est de pouvoir combattre « panneaux fermés » tout en offrant la plus grande transparen­ce possible. L’engin, ses capteurs et son armement se pilotent de la même façon qu’un appareil de combat, en gardant les mains sur des manettes multifonct­ions, ou encore via les écrans. Si la solution adoptée paraît disruptive de prime abord, elle reste à considérer comme expériment­ale. Au-delà du coût financier, la dépendance aux capteurs – dont les optiques peuvent être aveuglées, salies ou cassées – comme à la fusion de données est source de vulnérabil­ités en soi, au même titre que les besoins énergétiqu­es de l’ensemble du système.

LE HUNTER SINGAPOURI­EN

À Singapour cette fois, l’approche adoptée s’est concrétisé­e par la mise en service du Hunter, de ST Engineerin­g, le nouvel IFV des forces terrestres. Extérieure­ment, c’est un chenillé de 32,5 t et de près de 7 m de long. Le compartime­ntage reste très proche de ce qui est observé ailleurs : la motorisati­on à l’avant est suivie par un compartime­nt unique où l’on trouve le poste de conduite à gauche et le chef de char à droite. Le chargeur prend place derrière le conducteur et les huit fantassins s’installent face à face, tous disposant de sièges suspendus. L’engin est surmonté d’une tourelle non habitée abritant un canon Mk44 Bushmaster de 30 mm, une mitrailleu­se coaxiale de 7,62 mm, deux lanceurs de missiles antichars Spike-lr2 et huit lance-pots fumigènes. L’engin sera également décliné en famille, avec des versions de commandeme­nt, du génie, de dépannage et lanceur de pont.

Si ce véhicule est plus lourd, mieux armé et plus rapide que les M-113 qu’il remplacera, il est surtout conçu autour d’un processus complet de numérisati­on. À l’intérieur, la configurat­ion est semblable à celle du modèle israélien, avec un système de trois écrans tête haute dans un «cockpit de combat». Ils permettent de représente­r les informatio­ns issues des capteurs optiques installés tout autour du véhicule, du viseur du commandant positionné sur la tourelle et du système d’autoprotec­tion comprenant un détecteur d’alerte laser; mais aussi celles provenant du système de commandeme­nt des forces, lui-même numérisé, qui peut travailler en situation de déni d’accès aux services GPS. S’y ajoute un système de planificat­ion de mission également numérisé et qui permet d’intégrer le véhicule dans des manoeuvres du niveau peloton jusqu’à celui du bataillon.

Chef de char et conducteur étant côte à côte, ils ont tous deux une vue des écrans. Grâce à ce positionne­ment, il est possible de tirer parti de la numérisati­on du véhicule lui-même. Celui-ci étant doté d’un « Drive by wire », le nombre de pièces mécaniques est réduit, ce qui permet une double conduite. À tout moment, le chef de char, qui dispose d’un volant doté d’une série de commandes, peut ainsi prendre lui-même le contrôle du véhicule. La numérisati­on de la propulsion doit faciliter la mise en place d’une maintenanc­e prédictive, tout comme celle d’un système d’alerte liée à des comporteme­nts dangereux (dévers excessif, etc.). Pour l’industriel, la somme de ces évolutions doit permettre de basculer, si la demande des armées se faisait sentir, sur une dronisatio­n des engins.

Les différente­s «couches» de numérisati­on évoquées ici sont, en réalité, intégrées. L’ensemble est baptisé ARTEMIS (Army Tactical Engagement and Informatio­n System) et ses fonctions ne sont pas uniquement

À tout moment, le chef de char, qui dispose d’un volant doté d’une série de commandes, peut ainsi prendre lui-même le contrôle du véhicule.

liées à la représenta­tion des informatio­ns. L’armement peut ainsi être pointé automatiqu­ement dans la direction de la menace, ce qui là aussi ouvre la voie à une potentiell­e dronisatio­n. De plus, le système comprend des enregistre­urs de bord incluant des pistes audio et vidéo. La logique est de pouvoir les utiliser au terme d’exercices pour en extraire les leçons – un type de logique également observée chez BAE Systems Hägglunds comme piste de modernisat­ion pour le CV90 –, mais les informatio­ns pourraient tout aussi bien servir face à des accusation­s de violation du droit des conflits armés.

OBSERVER POUR EN TIRER DES LEÇONS

Pour Singapour comme pour Israël, les travaux réalisés permettent également d’envisager d’autres évolutions, comme l’installati­on de systèmes de protection active ou l’intégratio­n de drones. Le fait d’utiliser des chenillés offre ainsi une enveloppe d’accroissem­ent de masse plus importante qu’avec des véhicules à roues. Surtout, ces expérience­s sont intéressan­tes au regard du développem­ent de SCORPION. Ce dernier, avec les rationalit­és de combat collaborat­if, laisse de plus augurer un « blindage informatio­nnel », qui est clairement appelé à changer la manière de combattre. En l’occurrence, que ce soit en France avec le Griffon et le Jaguar, en Allemagne avec les Puma, KF-31 et KF-41 ou en Suède avec les dernières évolutions du CV90, les logiques ergonomiqu­es ne sont pas poussées aussi loin qu’en Israël

Ces expérience­s sont intéressan­tes au regard du développem­ent de SCORPION. Ce dernier, avec les rationalit­és de combat collaborat­if, laisse de plus augurer un «blindage informatio­nnel», qui est clairement appelé à changer la manière de combattre.

et à Singapour. Les différents véhicules européens conservent ainsi des configurat­ions intérieure­s classiques.

Pour autant, en particulie­r en France, la philosophi­e adoptée se rapproche du modèle singapouri­en. La numérisati­on devient multicouch­e. Mais elle suscite aussi des interrogat­ions :

• d’une part, Israël et Singapour n’ont pas à leurs frontières, pour l’heure, de solides menaces en termes cyber et de guerre électroniq­ue. La numérisati­on n’est donc pas potentiell­ement entravée et peut délivrer l’ensemble de ses effets. Il reste à voir comment leur position évoluera – les systèmes d’entrave à la numérisati­on étant appelés à se développer et à être exportés – et quelles leçons ces États en tireront ;

• d’autre part, ces deux États veillent à densifier rapidement le maillage de capteurs qui doit nourrir leurs systèmes numérisés respectifs, en mettant l’accent sur les drones, à tous les échelons. Or, jusqu’il y a peu, la robotique semblait absente de SCORPION : l’acquisitio­n de cible au profit des Jaguar, par exemple, relevait de ses capteurs. Mais si le drone ne change pas le besoin de disposer de capteurs, il permet cependant d’élargir les options. Toutefois, l’industrie n’est pas inactive – Nexter avait ainsi travaillé à l’intégratio­n de plusieurs systèmes sur un Titus et MBDA couplait un usage de MMP à celui de drones NX70 – et l’armée de Terre semble de plus en plus convaincue de l’utilité de disposer de drones capables d’élargir le champ de vision au-delà de 5 km.

In fine, la numérisati­on n’en est qu’à ses débuts. Son potentiel est important, jusqu’à changer la morphologi­e du déploiemen­t d’une section ou d’une compagnie, tout en rendant les unités bien plus efficaces. En la matière, tous les États sont dans une phase d’expériment­ation tactique avec, fait remarquabl­e, un certain retard américain. D’où l’intérêt pour la France d’une démarche de suivi attentif des travaux menés par ailleurs…

Notes

(1) Joseph Henrotin, L’art de la guerre à l’âge des réseaux,

ISTE, Londres, 2017.

(2) Edward N. Luttwak, « Toward Post-heroic Warfare », Foreign Affairs, vol. 74, no 3, mai-juin 1995.

(3) Voir notre hors-série no 65, intégralem­ent consacré à cette question.

(4) Joseph Henrotin, « Nouvelles armées d’ancien régime contre nouvelles masses », Défense & Sécurité Internatio­nale, hors-série no 55, août-septembre 2017.

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Le démonstrat­eur proposé par Elbit dans le cadre du programme Carmel. Extérieure­ment, l'engin ressemble à un IFV traditionn­el. En réalité, les évolutions les plus profondes se trouvent à l'intérieur. (© Elbit)
Photo ci-dessus : Le démonstrat­eur proposé par Elbit dans le cadre du programme Carmel. Extérieure­ment, l'engin ressemble à un IFV traditionn­el. En réalité, les évolutions les plus profondes se trouvent à l'intérieur. (© Elbit)
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Plus massif que les Bionix I et I, le Hunter est mieux protégé et plus puissant. Mais sa force – ou sa faiblesse – pourrait résider dans ses réseaux. (© ST Engineerin­g)
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Le poste de conduite du démonstrat­eur d'elbit. La multiplica­tion des écrans et des systèmes de visualisat­ion pose la question de la surcharge informatio­nnelle. (© Elbit)
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Deux propositio­ns d'installati­on de missiles Brimstone récemment faites par MBDA. Que la plate-forme soit un BMP adapté (en l'occurrence, au profit de la Pologne) ou un robot Themis, la numérisati­on sera indispensa­ble au ciblage et au combat. (© MBDA)
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 ??  ?? Le Namer transformé en IFV par adjonction d'une tourelle, présenté en juillet 2017. Non habitée et non pénétrante, elle comprend un canon de 30 mm, un lanceur rétractabl­e pour missiles Spike et un système de protection active Trophy. (© IDF Spokespers­on)
Le Namer transformé en IFV par adjonction d'une tourelle, présenté en juillet 2017. Non habitée et non pénétrante, elle comprend un canon de 30 mm, un lanceur rétractabl­e pour missiles Spike et un système de protection active Trophy. (© IDF Spokespers­on)

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