COMBAT TERRESTRE : TOUS SOUS BLINDAGE INFORMATIONNEL?
L’accroissement du calibre des canons D’IFV (Infantry Fighting Vehicles) n’est pas une option systématiquement retenue pour la conception de nouveaux systèmes, chenillés ou non. Pour certains acteurs, l’efficience passe d’abord par une reconsidération du rôle de la numérisation dans sa relation à la puissance de feu. De quoi remettre en question le triptyque traditionnel « mobilité/protection/puissance de feu » ?
Les questionnements concernant les processus de numérisation ne sont évidemment pas nouveaux : les premières bases de SCORPION étaient posées dès avant 2006, tandis que les États-unis ont envahi l’irak en 2003 en utilisant le système FBCB2 (Force XXI Battle Command Brigade and Below). La notion même de «guerre réseaucentrée» est formalisée en 1998, mais la volonté de disposer de systèmes de mise en transparence des zones de bataille – et permettant de localiser les forces amies et ennemies – est liée au développement du commandement en tant que concept et au processus d’institutionnalisation des armées elles-mêmes (1). Reste que l’affaire est évidemment plus vite théorisée que concrétisée : un tel système doit fonctionner en temps réel, dans des conditions difficiles, en étant abondé par une foule d’informations qui doivent être vérifiées. Surtout, il doit fonctionner sous la contrainte ennemie, qu’elle soit liée à la guerre électronique ou à la destruction physique des systèmes.
UNE NOUVELLE GÉNÉRATION D’IFV
Jusqu’au milieu des années 2010, les systèmes numérisés étaient montés rétroactivement sur des blindés, généralement comme composante d’un processus de modernisation. Par la suite, la logique change : les blindés sont littéralement conçus autour des logiques de numérisation, ce qui a des incidences sur leurs aménagements intérieurs, leur ergonomie, l’intégration de capteurs et la distribution des tâches des équipages. Il ne s’agit ainsi plus uniquement de représenter les positions amies et ennemies. Mais ce changement concerne aussi la manière dont le blindé est conçu au regard du combat en lui-même. Le fait est que la nouvelle génération de véhicules de combat n’est pas qu’un produit technique, avec son cortège de tradeoff entre les différents aspects à prendre en ligne de compte. Elle est également l’aboutissement d’une certaine vision de l’art de la guerre, mais aussi des conditions structurelles dans laquelle elle est menée.
Plus concrètement, si les «millenials» combattant dans ces véhicules ont grandi entourés d’écrans et de systèmes numérisés, ils sont aussi moins nombreux à avoir rejoint les armées, ce qui n’est pas sans conséquences. D’une part, cela induit une tension, soulignée dans la plupart des armées occidentales, au niveau du recrutement… et de la rétention des personnels qui viennent
Si les «millenials» combattant dans ces véhicules ont grandi entourés d’écrans et de systèmes numérisés, ils sont aussi moins nombreux à avoir rejoint les armées, ce qui n’est pas sans conséquences.
d’être formés. D’autre part, les combattants deviennent nettement plus précieux que par le passé, dans tous les sens du terme : la protection, enjeu historique, est encore plus cruciale. C’est d’autant plus le cas que la démographie peut s’en mêler. À Singapour, où le service militaire est toujours en vigueur, on estime ainsi que 30 % des conscrits seront perdus d’ici à 2030, baisse des taux de natalité oblige. On peut certes y voir la longue traîne de la « guerre post-héroïque » que théorisait Edward Luttwak (2), mais il faut y ajouter :
• une plus grande sensibilité politique aux pertes, y compris dans un contexte où au cours des « guerres de choix », menées le plus souvent contre des irréguliers, on observe une montée en puissance des logiques de techno-guérilla (3) ;
• des coûts de formation qui tendent à augmenter. Un équipage D’IFV en 2019 gère un bagage de compétences bien plus important que son équivalent de 1989 ; tout comme d’ailleurs les compétences du voltigeur se sont considérablement accrues.
La question de la protection devient donc centrale. «Savoir qui est où, en temps réel» par la numérisation ouvre ainsi la voie à un «blindage informationnel». Il ne s’agit pas ici de dire que la seule conscience situationnelle est une garantie de protection. En réalité, c’est une « couche » supplémentaire s’additionnant aux aspects plus classiques, comme le silhouettage, les discrétions radar, IR et électromagnétique, la protection des munitions et des compartiments habités, les blindages à proprement parler, d’éventuels systèmes de protection active, la manoeuvre elle-même, etc. En outre, ce qui peut expliquer le succès des logiques de numérisation des forces tient aussi au fait que celle-ci promet également de coupler à une plus grande protection une plus grande efficacité militaire.
Il s’agirait de pouvoir frapper plus vite, de manière plus précise, en faisant montre d’une plus grande économie des forces. Outre que cette vision rejoint des impératifs de droit des conflits armés de plus en plus prégnants, elle a des incidences sur l’efficience générale des systèmes de forces, devenus plus compacts, moins massifs, par la force des choses (4).
LE PROGRAMME CARMEL
Pour le dire autrement, la numérisation pourrait être une «solution presque miracle» permettant de coupler efficacité et efficience, du plan tactique jusqu’au niveau politique. Concrètement, comment faire? Deux États ont récemment montré le produit de leurs travaux. Le premier est Israël, avec le programme Carmel. Ce dernier cherche à explorer la manière dont les équipages peuvent tirer parti de la numérisation, de la fusion de données, mais aussi de l’intégration homme-machine de manière à simultanément accroître la conscience situationnelle dans un blindé de combat et réduire les effectifs nécessaires, le but étant de faire passer les équipages de chars de quatre à deux personnes. En l’occurrence, Elbit, IAI et Rafael ont chacun présenté sa solution. Elles ne sont pas tant des démonstrateurs que des bancs d’essai utilisant un M-113, l’objectif étant d’intégrer certaines d’entre elles en rétrofit sur le Barak – le char qui doit remplacer les Merkava –, les HAPC Namer et les 8×8 Eitan. Et elles changent complètement la donne en matière d’agencement intérieur des véhicules.
Chez Elbit, par exemple, la caisse du M-113 a été modifiée et surmontée d’une tourelle non habitée bardée de capteurs optiques et IR et de systèmes de brouillage et de protection active. L’équipage prend place côte à côte, faisant face à des écrans tactiles en position haute, d’autres étant installés sur le côté… de même, mais cette fois de manière amovible, qu’entre le pilote et le chef de char.
Ce qui peut expliquer le succès des logiques de numérisation des forces tient aussi au fait que celleci promet également de coupler à une plus grande protection une plus grande efficacité militaire.
Deux autres écrans sont positionnés en tête basse, au niveau de leurs genoux – permettant de recevoir des images de drones par exemple –, l’équipage étant en sus doté de viseurs de casque. Le but est de pouvoir combattre « panneaux fermés » tout en offrant la plus grande transparence possible. L’engin, ses capteurs et son armement se pilotent de la même façon qu’un appareil de combat, en gardant les mains sur des manettes multifonctions, ou encore via les écrans. Si la solution adoptée paraît disruptive de prime abord, elle reste à considérer comme expérimentale. Au-delà du coût financier, la dépendance aux capteurs – dont les optiques peuvent être aveuglées, salies ou cassées – comme à la fusion de données est source de vulnérabilités en soi, au même titre que les besoins énergétiques de l’ensemble du système.
LE HUNTER SINGAPOURIEN
À Singapour cette fois, l’approche adoptée s’est concrétisée par la mise en service du Hunter, de ST Engineering, le nouvel IFV des forces terrestres. Extérieurement, c’est un chenillé de 32,5 t et de près de 7 m de long. Le compartimentage reste très proche de ce qui est observé ailleurs : la motorisation à l’avant est suivie par un compartiment unique où l’on trouve le poste de conduite à gauche et le chef de char à droite. Le chargeur prend place derrière le conducteur et les huit fantassins s’installent face à face, tous disposant de sièges suspendus. L’engin est surmonté d’une tourelle non habitée abritant un canon Mk44 Bushmaster de 30 mm, une mitrailleuse coaxiale de 7,62 mm, deux lanceurs de missiles antichars Spike-lr2 et huit lance-pots fumigènes. L’engin sera également décliné en famille, avec des versions de commandement, du génie, de dépannage et lanceur de pont.
Si ce véhicule est plus lourd, mieux armé et plus rapide que les M-113 qu’il remplacera, il est surtout conçu autour d’un processus complet de numérisation. À l’intérieur, la configuration est semblable à celle du modèle israélien, avec un système de trois écrans tête haute dans un «cockpit de combat». Ils permettent de représenter les informations issues des capteurs optiques installés tout autour du véhicule, du viseur du commandant positionné sur la tourelle et du système d’autoprotection comprenant un détecteur d’alerte laser; mais aussi celles provenant du système de commandement des forces, lui-même numérisé, qui peut travailler en situation de déni d’accès aux services GPS. S’y ajoute un système de planification de mission également numérisé et qui permet d’intégrer le véhicule dans des manoeuvres du niveau peloton jusqu’à celui du bataillon.
Chef de char et conducteur étant côte à côte, ils ont tous deux une vue des écrans. Grâce à ce positionnement, il est possible de tirer parti de la numérisation du véhicule lui-même. Celui-ci étant doté d’un « Drive by wire », le nombre de pièces mécaniques est réduit, ce qui permet une double conduite. À tout moment, le chef de char, qui dispose d’un volant doté d’une série de commandes, peut ainsi prendre lui-même le contrôle du véhicule. La numérisation de la propulsion doit faciliter la mise en place d’une maintenance prédictive, tout comme celle d’un système d’alerte liée à des comportements dangereux (dévers excessif, etc.). Pour l’industriel, la somme de ces évolutions doit permettre de basculer, si la demande des armées se faisait sentir, sur une dronisation des engins.
Les différentes «couches» de numérisation évoquées ici sont, en réalité, intégrées. L’ensemble est baptisé ARTEMIS (Army Tactical Engagement and Information System) et ses fonctions ne sont pas uniquement
À tout moment, le chef de char, qui dispose d’un volant doté d’une série de commandes, peut ainsi prendre lui-même le contrôle du véhicule.
liées à la représentation des informations. L’armement peut ainsi être pointé automatiquement dans la direction de la menace, ce qui là aussi ouvre la voie à une potentielle dronisation. De plus, le système comprend des enregistreurs de bord incluant des pistes audio et vidéo. La logique est de pouvoir les utiliser au terme d’exercices pour en extraire les leçons – un type de logique également observée chez BAE Systems Hägglunds comme piste de modernisation pour le CV90 –, mais les informations pourraient tout aussi bien servir face à des accusations de violation du droit des conflits armés.
OBSERVER POUR EN TIRER DES LEÇONS
Pour Singapour comme pour Israël, les travaux réalisés permettent également d’envisager d’autres évolutions, comme l’installation de systèmes de protection active ou l’intégration de drones. Le fait d’utiliser des chenillés offre ainsi une enveloppe d’accroissement de masse plus importante qu’avec des véhicules à roues. Surtout, ces expériences sont intéressantes au regard du développement de SCORPION. Ce dernier, avec les rationalités de combat collaboratif, laisse de plus augurer un « blindage informationnel », qui est clairement appelé à changer la manière de combattre. En l’occurrence, que ce soit en France avec le Griffon et le Jaguar, en Allemagne avec les Puma, KF-31 et KF-41 ou en Suède avec les dernières évolutions du CV90, les logiques ergonomiques ne sont pas poussées aussi loin qu’en Israël
Ces expériences sont intéressantes au regard du développement de SCORPION. Ce dernier, avec les rationalités de combat collaboratif, laisse de plus augurer un «blindage informationnel», qui est clairement appelé à changer la manière de combattre.
et à Singapour. Les différents véhicules européens conservent ainsi des configurations intérieures classiques.
Pour autant, en particulier en France, la philosophie adoptée se rapproche du modèle singapourien. La numérisation devient multicouche. Mais elle suscite aussi des interrogations :
• d’une part, Israël et Singapour n’ont pas à leurs frontières, pour l’heure, de solides menaces en termes cyber et de guerre électronique. La numérisation n’est donc pas potentiellement entravée et peut délivrer l’ensemble de ses effets. Il reste à voir comment leur position évoluera – les systèmes d’entrave à la numérisation étant appelés à se développer et à être exportés – et quelles leçons ces États en tireront ;
• d’autre part, ces deux États veillent à densifier rapidement le maillage de capteurs qui doit nourrir leurs systèmes numérisés respectifs, en mettant l’accent sur les drones, à tous les échelons. Or, jusqu’il y a peu, la robotique semblait absente de SCORPION : l’acquisition de cible au profit des Jaguar, par exemple, relevait de ses capteurs. Mais si le drone ne change pas le besoin de disposer de capteurs, il permet cependant d’élargir les options. Toutefois, l’industrie n’est pas inactive – Nexter avait ainsi travaillé à l’intégration de plusieurs systèmes sur un Titus et MBDA couplait un usage de MMP à celui de drones NX70 – et l’armée de Terre semble de plus en plus convaincue de l’utilité de disposer de drones capables d’élargir le champ de vision au-delà de 5 km.
In fine, la numérisation n’en est qu’à ses débuts. Son potentiel est important, jusqu’à changer la morphologie du déploiement d’une section ou d’une compagnie, tout en rendant les unités bien plus efficaces. En la matière, tous les États sont dans une phase d’expérimentation tactique avec, fait remarquable, un certain retard américain. D’où l’intérêt pour la France d’une démarche de suivi attentif des travaux menés par ailleurs…
Notes
(1) Joseph Henrotin, L’art de la guerre à l’âge des réseaux,
ISTE, Londres, 2017.
(2) Edward N. Luttwak, « Toward Post-heroic Warfare », Foreign Affairs, vol. 74, no 3, mai-juin 1995.
(3) Voir notre hors-série no 65, intégralement consacré à cette question.
(4) Joseph Henrotin, « Nouvelles armées d’ancien régime contre nouvelles masses », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 55, août-septembre 2017.