ALLER LOIN SANS PERDRE EN MASSE : L’ARTILLERIE DU XXIE SIÈCLE
La recherche d’une frappe à distance de sécurité toujours plus importante est une constante dans le développement de l’artillerie. C’est ce qui a motivé les évolutions dans la longueur des tubes, l’apparition des lance-roquettes multiples ou celle d’obus base bleed ou de RAP (Rocket Assisted Projectiles). Mais force est aussi de constater qu’un optimum de portée a été atteint depuis une vingtaine d’années. Comment le dépasser ?
La première réponse logique à cette question est l’accroissement du calibre des lance-roquettes et/ou la réduction de leur charge explosive. Celles du LRU de l’armée de Terre portent ainsi à 70 km. En réalité, leur guidage en fait de véritables missiles de courte portée (1). Plus faciles d’usage que ceux de la guerre froide (SS-21, Lance), ces engins sont surtout à charge conventionnelle et leur logistique est allégée : une batterie Lance comptait deux lanceurs et un total de six missiles. Comparativement, un seul LRU représente 12 missiles. Dans les faits cependant, le nombre de coups est inférieur à ce qu’on peut trouver sur le CAESAR (18 ou 30 coups suivant le vecteur), l’archer (20 coups) ou, pour les automoteurs chenillés, le K9 Thunder (48 coups, plus 104 par ravitailleur K10) et le PZH2000 (60 coups). Surtout, nombre d’armées européennes ont réduit la quantité de lanceurs M-270 en parc, comptant notamment sur la plus grande précision des nouvelles générations de roquettes. En d’autres termes, la précision des tirs ne va pas nécessairement de pair avec la saturation.
Le besoin de saturation reste pourtant essentiel, y compris à grande distance, en particulier dans la lutte contre les dispositifs A2/AD. L’enjeu pour l’artillerie du futur pourrait bien être d’ouvrir la voie aux raids aériens en détruisant, depuis le sol, les batteries SAM adverses. Cela ne va pas de soi : les systèmes les plus évolués sont certes relativement vulnérables – un S-400 est mobile, mais lent à déplacer –, mais sont surtout protégés par des systèmes de plus courte portée, plus mobiles et adaptés à la défense contre les munitions aériennes ou d’artillerie. Des systèmes comme le SA-15 Gauntlet/tor et le Pantsir (de même que leurs variations) en relèvent typiquement et impliquent… la saturation. Cette dernière est également, et plus classiquement, essentielle à l’égard de l’évolution de l’artillerie russe, par exemple.
La vitesse initiale au moment du tir permet de lancer le moteur, qui fonctionnera environ 50 secondes, ce qui est suffisant pour conférer à l’obus une vitesse d’environ Mach 3.
DU 155 MM À 120 KM ?
Deux autres réponses, plus disruptives ont donc été proposées. La première l’a été par Nammo, durant Eurosatory 2018. L’armurier a depuis lors signé (le 19 juin 2019) avec Boeing un accord portant sur les munitions d’artillerie à longue portée et qui concerne
en particulier les munitions utilisant un ramjet à propulsion solide. En l’occurrence, il s’agit toujours d’un obus de 155 mm, utilisable depuis n’importe quel canon de ce calibre. Cependant, il est construit autour de son système de propulsion : un ramjet ne comprend pas de turbine, mais dépend de la vitesse de l’air qu’il traverse. Dans ce cas, la vitesse initiale au moment du tir permet de lancer le moteur, qui fonctionnera environ 50 secondes, ce qui est suffisant pour conférer à l’obus une vitesse d’environ Mach 3. Grâce à cette technologie, il serait possible de frapper à plus de 100 km avec un tube de 155 mm, des ingénieurs de Nammo estimant que la portée pourrait atteindre 120 ou 140 km.
Immédiatement après le lancement, des stabilisateurs se déploient à l’arrière, de même que des surfaces de contrôle à l’avant. De fait, l’obus est guidé, a priori par GPS, afin d’éviter un phénomène de dispersion. Toujours selon les ingénieurs norvégiens, les surfaces de contrôle lui permettent, dans une certaine mesure, de planer. Concrètement, une telle formule réduit le volume disponible pour l’explosif. Mais la miniaturisation du guidage et le rendement thermique du carburant solide doivent pouvoir laisser de la place pour la charge explosive. En l’occurrence, les premiers essais devraient intervenir début 2020 pour une entrée en service d’ici à 2023 ou 2024. Restera la délicate question du prix : parler de saturation implique qu’il ne soit pas trop élevé…
UNE NOUVELLE GÉNÉRATION DE ROQUETTE GUIDÉE ?
Une autre approche a également été adoptée par Boeing, toujours en partenariat avec un constructeur scandinave. L’idée de Saab était d’utiliser une munition guidée préexistante pour lui donner une plus grande portée. En l’occurrence, il s’est agi de coupler à un moteur à poudre de roquette M-26 une bombe guidée planante GBU-39/B, donnant naissance à la Ground-launched Small Diameter Bomb (GLSDB). Là aussi, le lancement se fait du sol, depuis des conteneurs semblables à ceux utilisés par les M-270 MLRS (deux par véhicule pour 12 missiles) ou M-142 HIMARS (un conteneur pour six missiles). La GLSDB pourrait également équiper les lance-roquettes multiples sudcoréens et pourrait être déployée depuis des plates-formes navales(2). La chaîne logistique et la manipulation sont identiques pour ces conteneurs et ceux dont on se sert actuellement. Les systèmes propulsifs de roquettes M-26 sont largement disponibles : sorties du service de plusieurs armées à la suite du traité sur les armes à sous-munitions, celles-ci restent stockées par nombre d’états.
Après le tir, une fois la poudre du moteur épuisée, la roquette est larguée, tandis que la bombe déploie ses ailes, comme elle le ferait si elle avait été larguée depuis un appareil de combat. Elle est alors guidée par son système, qui couple guidage inertiel et GPS, avant de frapper. L’avantage de la formule d’une munition dotée d’ailes est que l’angle de frappe est variable et peut être programmé en fonction de la nature de la cible. Les premiers tests ont été conduits en 2015. Le dernier, en octobre 2019, a permis de valider une portée de 150 km, en conservant une précision terminale de 5 à 8 m. Un essai effectué en 2017 avait quant à lui vu l’utilisation d’un guidage laser semi-actif. La charge explosive de la GBU-39/B, à létalité réduite, est de 16 kg, mais elle peut monter à 62 kg sans que la masse totale de l’arme soit affectée. Inconvénient de la formule, la roquette ayant un relatif encombrement, le nombre de coups embarqués est aussi faible que pour les lance-roquettes multiples. Avantage, elle est constituée de composants déjà massivement disponibles (les roquettes M-26) et l’armement d’aviation nécessaire est au point et produit en grande quantité. La seule partie neuve est l’adaptateur entre les deux éléments.
VERS LE L58 ?
Troisième piste en cours d’exploration, l’allongement des tubes d’artillerie. L’US Army travaille actuellement sur l’extended Range Cannon Artillery (ERCA), débouchant sur la conception du canon XM-907. Déjà testé sur châssis M-109, ce canon de 155 mm/58 Cal. permettrait d’atteindre les 70 km avec des munitions RAP XM-1113 et un nouveau type de gargousse. BAE Systems va se charger de l’intégration du canon, mais aussi de la conception d’un système de chargement automatique, dont les M-109 ne sont pas équipés. Reste un problème à résoudre, à propos de la fiabilité du canon : avec une longueur équivalant à 58 fois le calibre, la production du canon – qui se fait par creusements successifs d’un tube –, et le choix des alliages auquel elle fait appel, va devenir particulièrement délicate…
Notes
(1) Philippe Langloit, « Quelques perspectives sur le missile sol-sol », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 60, juin-juillet 2018.
(2) Voir François Prenot-guinard, « La roquette en environnement littoral. Passé, présent et avenir. 2e partie – L’usage embarqué », Défense & Sécurité Internationale, no 140, mars-avril 2019.