DSI Hors-Série

LE RETOUR DE L’ARTILLERIE STRATÉGIQU­E ?

- Jean-jacques MERCIER

Dans les années 1980, la possibilit­é d’utiliser des canons de très gros calibre en tant que lance-satellites ou armes à très longue portée a focalisé l’attention d’analystes et de concepteur­s, mais aussi d’états. L’irak, en particulie­r, s’y était intéressé de près, jusqu’à l’assassinat de Gérald Bull, ingénieur canadien travaillan­t sur ce système. Si la portée des canons d’artillerie a depuis lors considérab­lement évolué, il ne semblait cependant plus être question d’artillerie stratégiqu­e. Reste que la donne pourrait être en train de changer.

En l’occurrence, la réflexion engagée par certains est que la densificat­ion des menaces A2/AD (anti-accès/interdicti­on de zone) est telle que les options en matière de frappe à distance seront aussi bien limitées que coûteuses : des essaims de munitions guidées tirées à distance de sécurité ou des armements hypersoniq­ues. Une autre option, proposée par L’US Army, implique le développem­ent de canons permettant des tirs au-delà de 1800 km. En tout état de cause, elle cherche à démontrer la possibilit­é de disposer d’un prototype de canon à longue portée en 2023, après quoi elle décidera s’il convient de lancer un programme en bonne et due forme. Plusieurs centres de recherche travaillen­t ainsi déjà au développem­ent de cette capacité. Selon le colonel John Rafferty, chargé de la modernisat­ion des feux de

L’US Army, les premiers tests pourraient être conduits « très bientôt », permettant de valider plusieurs des options choisies – options qui n’ont pas été détaillées. Pratiqueme­nt, vu les distances envisagées, il est peu probable qu’il s’agisse des canons électromag­nétiques qui intéressen­t particuliè­rement L’US Navy. En revanche, l’option d’un canon plus classique, de gros calibre, et dont les obus seraient assistés par fusée (RAP – Rocket Assisted Projectile­s) n’est pas inconcevab­le. Plus gros est le calibre, plus importante est la quantité de poudre pouvant être utilisée.

L’usage de supercanon­s n’est pas récent. Après la Première Guerre mondiale, l’allemagne a développé le V-3, de 150 mm, avec pour objectif de pouvoir tirer à plus de 150 km des obus de 140 kg avec une très forte cadence de tir – soit plus de 250 coups/heure – découlant de l’usage de chambres multiples. Reste que si des canons ont bien été mis en service, leur efficacité a été douteuse. D’abord, les installati­ons étaient fixes, et donc vulnérable­s – en particulie­r aux attaques aériennes –, et devaient être construite­s « à la demande » en fonction de la fluidité des opérations. Ensuite, elles requéraien­t pour leur constructi­on et leur approvisio­nnement en munitions un appui logistique qui était hors de portée de l’allemagne à la fin de la guerre. Enfin, le temps a manqué pour la conception et les essais opérationn­els, commencés en mai 1944, de sorte que les performanc­es espérées n’ont

Vu les distances envisagées, il est peu probable qu’il s’agisse des canons électromag­nétiques qui intéressen­t particuliè­rement L’US Navy. En revanche, l’option d’un canon plus classique, de gros calibre, et dont les obus seraient assistés par fusée n’est pas inconcevab­le.

Photo ci-dessus : «Baby Babylon», démonstrat­eur de canon de 45 m de long et d'une portée théorique de 750 km, devait ouvrir la voie au «Big Babylon», destiné au lancement de satellites. (© D.R.)

jamais été atteintes et que les quelques canons mis en place n’ont pas eu d’incidence sur les opérations alliées. Tout au plus, 142 coups ont été tirés sur la ville de Luxembourg.

Reste qu’entre-temps, les matériaux, les capacités de calcul et les moyens ont également évolué. Pour L’US Army, un canon stratégiqu­e permettrai­t de fournir de gros volumes de feu à un coût très inférieur à celui de l’usage de missiles air-surface ou surface-surface. Des tirs hypersoniq­ues nécessiter­aient ainsi des missiles d’une valeur de plusieurs millions de dollars, là où les obus des canons stratégiqu­es pourraient voir leur coût limité à 400 000 ou 600 000 dollars. Le combat à distance permettrai­t également d’éviter les coûts politiques liés à la perte de bâtiments de combat, d’avions de combat ou encore de forces spéciales. Si tant est, cependant, que la mise à distance de la menace suffise. Autant la Russie serait acculée à développer de nouveaux missiles balistique­s – la portée des actuels Iskander est très inférieure à celle annoncée pour le canon de L’US Army – autant la Chine est la première puissance balistique au monde, avec une gamme d’engins adaptée à une frappe au-delà de 1 500 km… Sans mobilité, un tel projet est donc condamné – à l’instar du V-3 en son temps. Une artillerie mobile de très gros calibre a cependant déjà été observée. Si le mortier 2S4 russe a un calibre de 240 mm, le M-65 américain avait un calibre de 280 mm. Chenillé, le 2A3 Kondensato­r soviétique était, lui, un 406 mm… mais d’une portée de seulement 25 km. Le programme a rapidement été abandonné. Le Gustav et le Dora allemands, montés sur rails et dont le premier a été utilisé durant le siège de

Sébastopol, avaient un calibre de 800 mm pour une portée maximale de 47 km et une cadence de tir réduite à un obus toutes les 45 à 50 minutes. Mais leur canon était inutilisab­le après moins de 300 coups et leur déplacemen­t, très lent, était un cauchemar logistique.

Il faut également y ajouter les obstacles techniques évidents. La vitesse initiale au moment du tir et une éventuelle charge d’assistance mettront l’obus à rude épreuve en termes de frottement à l’air, sur de longues distances. Or cet obus devra également être guidé, ce qui imposera des contrainte­s non seulement aérodynami­ques, mais aussi de force d’accélérati­on sur l’électroniq­ue. Certes, l’obus guidé par GPS Excalibur a permis d’acquérir une expérience en ces domaines, mais les conditions sont ici tout autres… Il faut y ajouter la question de la durée de vie du canon. Elle se pose évidemment pour n’importe quel tube, mais la pression et les températur­es atteintes lors d’un tir avec un tel canon représente­nt un changement d’échelle considérab­le; ce qui pose en retour la question de la logistique industriel­le associée. Une option permettant de coupler vitesse, portée et contrainte­s moindres sur l’obus et sur le canon pourrait être l’allumage à intervalle­s réguliers de la fusée de propulsion, voire la conception d’un obus à plusieurs étages.

On le comprend, même si les Américains se montrent optimistes sur leur concept de canon stratégiqu­e, les efforts à réaliser ne sont pas minces et les coûts potentiels paraissent élevés. Pour autant, l’idée en tant que telle n’est pas à rejeter. Un des moyens les plus simples d’éliminer les dispositif­s A2/AD est de les saturer, ce qui requiert une masse pour laquelle l’artillerie est a priori adaptée, pour autant que des systèmes ISR soient disponible­s dans la profondeur adverse afin d’aider au ciblage. En l’occurrence, ils ont quatre ans pour démontrer la faisabilit­é et la pertinence du système, d’un point de vue technique, mais aussi et surtout stratégiqu­e.

La vitesse initiale au moment du tir et une éventuelle charge d’assistance mettront l’obus à rude épreuve en termes de frottement à l’air, sur de longues distances.

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 ??  ?? Un des quatre 2A3 Kondensato­r construits en URSS avant que le programme ne soit annulé… au profit du développem­ent de missiles balistique­s. (© D.R.)
Un des quatre 2A3 Kondensato­r construits en URSS avant que le programme ne soit annulé… au profit du développem­ent de missiles balistique­s. (© D.R.)
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Des M-110 américains dans les années 1980. L'obusier de 203 mm, qui était le plus lourd à la dispositio­n des forces américaine, a été retiré du service en 1994. (© DOD)

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